Speranza
Prélude
Acte I
La Maison du Bailli (Juillet 178...)
(A gauche, la maison à large baie vitrée,
avec une terrasse praticable, couverte de feuillages, précédée d’un escalier en
bois. A droite, le jardin. Au fond, une petite porte à claire voie. Au loin, les
maisons du bourg et la campagne. Au premier plan, une fontaine. Au lever du
rideau, le Bailli est assis sur la terrasse, au milieu de ses six enfants qu’il
fait chanter. Le rideau se lève sur un grand éclat de rire, très prolongé des
Enfants.)
Le
Bailli
(grondant)
Assez!
Assez!
M’écoutera-t-on cette fois?
Recommençons!
recommençons!
Surtout pas trop de voix! pas trop de voix!
Les
Enfants
(chantant avec brusquerie, très fort et sans
nuances)
Noël! Noël! Noël!
Jésus vient de
naître,
Voici notre divin maître...
Le Bailli
(se
fâchant)
Mais non! ce n’est pas ça!
Non! Non! ce
n’est pas ça!
(sévèrement)
Osez-vous chanter
de la sorte
Quand votre sœur Charlotte est là!
Elle doit
tout entendre au travers de la porte!
(Les
Enfants ont paru tout émus, au nom de Charlotte: ils reprennent le Noël avec
gravité.)
Les
Enfants
Noël! Noël!
Le
Bailli
(avec satisfaction)
C’est
bien! C’est bien!
Les
Enfants
Jésus vient de naître
Voici notre divin
maître
Rois et bergers d’Israël!
Dans le
firmament
Des anges gardiens fidèles
Ont ouvert grandes
leurs ailes
Et s’en vont partout chantant: Noël!
Les Enfants et
Le Bailli
Noël!
Les Enfants
Jésus vient
de naître!
Voici notre divin maître,
Rois et bergers
d’Israël!
Noël! Noël! Noël! Noël! Noël!
Le Bailli
C’est bien
cela!
Noël! Noël! Noël! Noël! Noël!
(Johann et Schmidt qui s’étaient arrêtés à la
porte du jardin pour écouter le chœur d’enfants derrière la haie, sont entrés
dans la cour.)
Johann
Bravo pour
Les Enfants!
Schmidt
Bravo pour le
couplet!
Les
Enfants
(accourant joyeusement)
Ah!
monsieur Schmidt!
Ah! monsieur Johann!
(Schmidt et Johann embrassent Les Enfants et les
félicitent.)
Johann
(au
Bailli)
Eh! mais, j’y pense vous chantez Noël en
Juillet.
Bailli, c’est s’y prendre à l’avance!
Le Bailli
(qui est
descendu et serre la main à ses amis)
Cela te fait rire,
Johann!
Mais quoi?
Tout le monde n’est pas artiste comme
toi.
Et ce ne sont point bagatelles
Que d’apprendre le
chant
(avec importance)
le chant! à ces
jeunes cervelles!
Schmidt
(à Sophie
qui vient d’entrer)
Bonjour, Sophie!
Eh! Eh!
Charlotte n’est pas loin...
Sophie
(lui faisant
une révérence)
En effet, monsieur Schmidt! puisque nous
prenons soin,
Charlotte et moi, de la famille.
Johann
(au Bailli)
Hein, le superbe temps!
Viens-tu?
Le Bailli
(à Johann)
Dans un instant.
Sophie
(à Johann,
continuant la conversation)
Ma sœur s’habille pour le bal...
Le Bailli
(à
Schmidt)
Oui, ce bal d’amis et de parents
Que l’on
donne à Wetzlar.
On vient prendre Charlotte.
Schmidt
C’est donc
cela!
Koffel a mis sa redingote,
Steiner a retenu le
cheval du brasseur,
Hoffmann a sa calèche et Goulden sa berline;
enfin, monsieur Werther m’a paru moins rêveur!
Le Bailli
(à ses
deux amis)
Fort bien, ce jeune homme.
Johann
Oui; mais pas
fort en cuisine...
Le
Bailli
(insistant)
Il est instruit...
très distingué...
Schmidt
(vivement)
Un peu mélancolique...
Johann
Ah! certes!
jamais gai!
Le
Bailli
(poursuivant son idée)
Le
Prince lui promet, dit-on, une ambassade,
Il l’estime et lui veut
du bien...
Johann
(avec mépris)
Un diplomate!
Bah! ça ne vaut rien à table!
Schmidt
(de même)
Ça ne sait pas boire une rasade!
Johann
(au
Bailli en lui tendant les mains)
A tout à l’heure au Raisin
d’or.
Schmidt
(de
même)
Oui, tu nous dois une revanche.
Le Bailli
(se
récriant)
Encor!
Johann
(revenant sur
ses pas)
Dame! Et puis, c’est le jour des écrevisses!
Grosses comme le bras
Gretchen nous l’a promis...
Le Bailli
O les
gourmands! les deux complices!
(Les deux hommes font mine de se
retirer.)
Vous n’attendez donc pas Charlotte, mes amis?
Schmidt
(à Johann)
Nous la verrons ce soir.
Nous voulons faire un
petit tour sur le rempart.
Le
Bailli
(souriant, à Johann)
Pour
t’ouvrir l’appétit?
Johann
(un peu
grognon, à Schmidt)
Toujours il exagère...
Allons,
viens, il est tard!
Schmidt
(revenant au
Bailli)
A propos!
Quand Albert revient-il?
Le
Bailli
(simplement)
Je l’ignore, il
ne m’en parle pas encore,
mais il m’écrit que ses affaires vont au
mieux.
Schmidt
Parfait!
Albert est un garçon brave et fidèle,
c’est un mari modèle pour ta
Charlotte, et nous, les vieux,
nous danserons à perdre haleine à la
noce prochaine!
(Les deux hommes s’en allant bras dessus bras
dessous.)
(gaîment)
Eh! bonsoir, Les
Enfants!
Johann
(gaîment)
Bonsoir, Les Enfants!
Schmidt
(au Bailli;
plus bas)
A tantôt!
Johann
(de même)
A tantôt!
Le
Bailli
Oui! Bonsoir! Bonsoir
Sophie, Johann et Les
Enfants
Bonsoir! Bonsoir!
Johann et Schmidt
(à
pleine voix)
Vivat Bacchus! semper vivat!
Le Bailli
(aux
Enfants)
Rentrez! nous redirons notre Noël ce soir,
avant goûter, note par note!
(Le Bailli a remonté
l’escalier et une fois dans la maison.)
Sophie, il faut aller
voir ce que fait Charlotte.
(Sophie sort. Le Bailli
s’installe dans le fauteuil de cuir à crémaillère; les plus jeunes de ses
enfants se blottissent sur ses genoux, et écoutant religieusement la leçon qu’il
leur donne. La baie vitrée est à demi fermée. Werther, accompagné d’un jeune
paysan, s’avance dans la cour
et regarde curieusement la
maison.)
Werther
(au
paysan)
Alors, c’est bien ici la maison du Bailli?
(congédiant son guide)
Merci.
(seul, Werther pénètre plus avant dans la cour et s’arrête
devant la fontaine.)
Je ne sais si je veille ou si je rêve
encore!
Tout ce qui m’environne a l’air d’un paradis;
le bois soupire ainsi qu’une harpe sonore,
Un monde se
révèle à mes yeux éblouis!
O nature, pleine de
grâce,
Reine du temps et de l’espace
Daigne accueillir
celui qui passe et te salue,
Humble mortel!
Mystérieux
silence!
O calme solennel!
Tout m’attire et me
plaît!
Ce mur, et ce coin sombre...
Cette source
limpide et la fraîcheur de l’ombre;
il n’est pas une haie, il n’est
pas un buisson où
n’éclose un efleur,
où ne passe un
frisson!
O nature! enivre-moi de parfums,
Mère
éternellement jeune, adorable et pure!
O nature!
Et toi,
soleil, viens m’inonder de tes rayons!
Les
Enfants
(dans l’intérieur de la maison)
Jésus vient de naître!
Voici notre divin
maître,
Rois et bergers d’Israël!
Dans le firmament des
anges gardiens fidèles
ont ouvert grandes leurs ailes
et s’en vont partout chantant: Noël!
Werther
(écoutant)
Chers enfants!
(à lui-même)
Ici-bas rien ne vaut les Enfants!
Chers
enfants!
Autant notre vie est amère...
autant leurs
jours sont pleins de foi,
leur âmes pleine de lumière!
ah! Comme ils sont meilleurs que moi!
(Werther va jusqu’à la fontaine et reste un
instant dans une calme contemplation. Charlotte entre: Les Enfants quittent les
bras de Bailli et sautent au devant d’elle.)
Les
Enfants
Charlotte! Charlotte!
Charlotte
(au
Bailli)
Eh! bien père, es-tu content d’eux?
Le Bailli
Content,
content! ce n’est pas merveilleux!
Les
Enfants
(entourant Charlotte)
Si,
père est très content! très content! très content!
Le
Bailli
(embrassant sa fille et admirant sa toilette)
Comme te voilà belle, mignonne!
Les Enfants
Oh! mais
c’est vrai!
Le
Bailli
Venez, mademoiselle, qu’on vous
regarde!
Nos amis seront jaloux!
Charlotte
(souriante)
Nos amis ne sont pas exacts
au rendez-vous voilà
ce dont je suis bien sûre!
Et j’en vais profiter pour donner
le goûter aux enfants.
(Charlotte va
chercher sur le buffet un immense pain rond qu’elle se dispose à couper en
tartines et qu’elle va distribuer aux Enfants. On entend dans le lointain les
grelots d’un cheval et le bruit d’une voiture.)
Le Bailli
Hâte-toi,
car j’entends la voiture!
(Les Enfants se
pressent autour de Charlotte les mains tendues vers elle. Werther qui a monté
l’escalier, s’arrête et contemple un moment ce spectacle sans être vu.)
Les Enfants
(à
mesure qu’ils reçoivent leur goûter Les Enfants s’en vont en sautant)
Hans
Merci!
Gretel
Merci!
Hans et
Gretel
Merci, grande sœur!
Karl
Merci!
Clara
Merci!
Karl et
Clara
Merci!, grande sœur!
Max
Merci!
Fritz
Merci!
Le
Bailli
(apercevant Werther et allant au devant de lui)
Ah! monsieur Werther!
Vous venez visiter mon petit
ermitage...
mieux mon petit royaume, et j’en suis vraiment fier.
(lui présentant Charlotte)
Ma fille, qui
prend soin de ce ménage
et de tous ces enfants gâtés...
depuis le jour où leur mère nous a quittés!
Charlotte
(simplement)
Pardonnez-moi, monsieur, de m’être fait attendre,
mais je suis en effet une maman très tendre,
et mes
enfants exigent que ma main
leur coupe chaque jour leur pain!
(Les invités entrent dans la cour. Le Bailli va à
leur rencontre ainsi que Sophie qui reparaît toute rieuse.)
Le Bailli
Arrivez
donc, Brühlmann!
Charlotte est prête! On vous attend!
(Brühlmann marche côte à côte avec Kätchen;
ils vont les yeux dans les yeux et ne font même pas
attention au Bailli qui les suit en riant.)
Brühlmann
(avec
un soupir d’extase)
Klopstock!
Kätchen
(avec
ravissement)
Divin Klopstock!
Le Bailli
(riant, à
Brühlmann)
Bavards! Vous direz le reste à la
fête...
un aussi long discours vous mettrait en retard!
(Werther est resté muet et interdit en regardant
Charlotte,
et quand la jeune fille se tourne vers la glace
pour mettre son écharpe, il saisit le plus jeune des Enfants et l’embrasse.
L’Enfant a peur de cet élan de tendresse.)
Charlotte
(à
l’Enfant que Werther a saisi dans ses bras)
Embrasse ton
cousin!
Werther
(se
relevant, étonné)
Cousin? Suis-je bien digne de ce nom?
Charlotte
(enjouée)
En effet, cousin! c’est un honneur insigne... Mais...
nous en avons tant qu’il serait bien fâcheux
que vous
fussiez le plus mauvais d’entre eux!
(Werther s’éloigne en
regardant Charlotte.)
(à Sophie, avec autorité, sans
sévérité, en lui montrant Les Enfants)
Tu me remplaceras,
Sophie, tu sais, je te les confie!
(aux Enfants)
Vous serez sages comme avec moi?
Sophie
Oui, mais ils
aimeraient bien mieux que ce fût toi!
Werther
(avec
extase, tandis que Charlotte embrasse Les Enfants)
O spectacle
idéal d’amour et d’innocence.
Où mes yeux et mon cœur sont ravis à
la fois!
Quel rêve... de passer... une entière existence...
Calmé par ses regards et bercé par sa voix!
(La plupart des invités est déjà presque sortie;
restent encore Brühlmann et Kätchen, absorbés et
silencieux, près de la fontaine. Charlotte est prête maintenant, elle descend
dans la cour. Werther va à sa rencontre. Sophie et Les Enfants forment un groupe
sur la terrasse et envoient des baisers à leur grande sœur.)
Le
Bailli
(saluant Werther)
Monsieur
Werther!
Charlotte
Adieu... père!
Le Bailli
(à
Charlotte)
Adieu, ma chérie...
(Charlotte et Werther s’éloignent suivis d’un
groupe d’invités. Brühlmann et Kätchen s’en vont les derniers
sans avoir dit une parole.)
Le Bailli
(avec
bonhomie, les regardant en souriant)
A ceux-là ne souhaitons
rien! Klopstock!
Divin Klopstock! l’extase magnétique!
cela me paraît sans réplique!
(Sophie a fait rentrer Les Enfants dans la
maison.)
Le
Bailli
(tout en fredonnant, va chercher sa longue pipe
en porcelaine qu’il a décrochée du râtelier.)
Vivat Bacchus!
semper vivat!
(en fredonnant)
Vivat Bacchus!
semper vivat Bacchus!
(Il s’installe toujours fredonnant et
d’un air un peu gêné,
dans son large fauteuil et se
dispose à fumer.)
Vivat Bacchus! semper vivat!
Sophie
(a reparu et
sourit en voyant Le Bailli; elle a été tout doucement prendre dans le coin de la
chambre la canne et le chapeau du Bailli qu’elle lui apporte gentiment,
avec malice)
Et qui donc a promis
d’aller au Raisin d’or?
Le
Bailli
(d’un ton embarrassé)
Qui?
Moi? te laisser seule?
Sophie
Eh bien?
Le
Bailli
(fredonnant entre ses dents)
La la la la la la la la la la la! Non!
Sophie
(gravement)
Je l’exige! Schmidt et Johann doivent t’attendre encor.
Le Bailli
(se
laissant convaincre et prenant le chapeau et la canne des mains de Sophie)
Rien qu’un moment... alors...
(Il s’éloigne;
se retournant, à Sophie)
au fait promesse oblige!
(Sophie accompagne Le Bailli et ferme la porte de
la rue sur lui. La nuit tombe peu à peu. Albert paraît; il vient du jardin, un
manteau sur le bras; il est entré doucement et interroge la maison du regard; il
s’approche et aperçoit Sophie qui redescend.)
Albert
Sophie!
Sophie
(reconnaissant
Albert)
Albert! Toi de retour?
Albert
Oui, moi, petite
sœur, bonjour!
(Il l’embrasse.)
Sophie
Que
Charlotte sera contente de te revoir!
Albert
Elle est ici?
Sophie
Non, pas ce soir!
Elle qui jamais s’absente.
(plus accentué)
Aussi, pourquoi n’as-tu pas prévenu?
Albert
(simplement)
J’ai voulu vous surprendre...
Parle-moi d’elle,
au moins!
Il me tarde d’apprendre si de moi l’on s’est souvenu?
car c’est bien long, six mois d’absence...
Sophie
(avec
simplicité)
Chez nous, aux absents
(tendrement)
chacun pense, et d’ailleurs,
n’es-tu pas son fiancé?
Albert
(joyeux)
Ô chère enfant! Et que s’est-il passé?
Sophie
Rien... on s’est
occupé de votre mariage...
Albert
De notre mariage!
Sophie
On y dansera...
dis?
Albert
Beaucoup...
et davantage!
(avec chaleur)
Oui, je veux que
pour tous il y ait du bonheur...
j’en ai tant au fond du cœur!
(reconduisant Sophie jusqu’au perron)
Va,
rentre: J’ai peur qu’on t’appelle
et qu’on apprenne mon retour;
n’en dis rien,
je serai près d’elle dès le lever du jour.
Sophie
(rentrant)
A demain, à demain, à demain...
(gentiment)
Monsieur mon beau frère.
(Elle
ferme la porte vitrée.)
Albert
(seul)
Elle m’aime! Elle pense à moi!
Quelle prière de
reconnaissance
et d’amour monte de mon cœur à ma
bouche!
Oh! comme à l’heure du retour un rien nous émeut et
nous touche...
et comme tout
possède un charme pénétrant!
Ah! je voudrais qu’en rentrant
Charlotte
retrouvât les pensers que je laisse:
Tout
mon espoir et toute ma tendresse!
(Il s’éloigne
lentement. La nuit est venue; la lune éclaire la maison peu à peu. Charlotte et
Werther paraissent à la porte du jardin; ils viennent lentement, se tenant par
le bras, et ne s’arrêtent qu’au bas du perron où tous deux restent un moment
silencieux.)
Charlotte
(simplement)
Il faut nous séparer. Voici notre maison,
c’est
l’heure du sommeil.
Werther
(plus
accentué)
Ah! pourvu que je voie ces yeux toujours ouverts,
ces yeux mon horizon, ces doux yeux:
mon espoir et mon
unique joie...
Que m’importe à moi le sommeil?
Les
étoiles et le soleil peuvent bien dans le ciel tour
à tour
reparaître, j’ignore s’il est jour...
j’ignore s’il est nuit!
(doux et calme)
Mon être demeure indifférent
à ce qui n’est pas toi!
Charlotte
(souriant)
Mais, vous ne savez rien de moi.
Werther
(pénétré)
Mon âme a reconnu votre âme, Charlotte,
et je
vous ai vue assez pour savoir
quelle femme vous
êtes!
Charlotte
(souriant)
Vous me connaissez?
Werther
(grave et
tendre)
Vous êtes la meilleure ainsi que la plus belle des
créatures!
Charlotte
(confuse)
Non!
Werther
Faut-il que j’en
appelle à ceux
que vous nommez vos enfants?
Charlotte
(pensive
et se rapprochant de Werther)
Hélas! oui, mes
enfants...
(simplement et attendri)
Vous avez
dit vrai!
C’est que l’image de ma mère
est présente à
tout le monde ici.
Et pour moi, je crois voir
(plus accentué)
sourire son visage quand
je prends soin de ses enfants... de mes
enfants!
(tendrement)
Ah! je souhaiterais que
dans cette demeure elle revint!
et vit au moins quelques instants
si je tiens
les serments faits à la dernière heure!
(très attendrie)
Chère, chère maman, que ne
peux-tu nous voir?
Werther
O Charlotte!
ange du devoir,
La bénédiction du ciel sur toi repose!
Charlotte
Si
vous l’aviez connue!
Ah! la cruelle chose de voir ainsi partir
ce qu’on a de plus cher!
Quels tendres souvenirs... et
quel regret amer!
Pourquoi tout est-il périssable?
Les
Enfants ont senti cela très vivement;
ils demandent souvent d’un ton
inconsolable:
Pourquoi les hommes noirs ont emporté maman?
Werther
Rêve! Extase!
Bonheur!
Je donnerais ma vie pour garder à jamais ces yeux,
ce front charmant, cette bouche adorable, étonnée et ravie...
Sans que nul à son tour les contemple un moment!
Le
céleste sourire! oh! Charlotte! je vous aime...
je vous aime... et
je vous admire!
Charlotte
(revenant
à elle; gravit rapidement les marches du perron)
Nous somme
fous! rentrons...
Werther
(d’une voix
altérée, et la retenant)
Mais... nous nous reverrons?
Le Bailli
(dans la
maison, en rentrant, à haute voix; parlé)
Charlotte!
Charlotte! Albert est de retour!
Charlotte
(défaillante)
Albert?
Werther
(interrogeant
Charlotte)
Albert?
Charlotte
(bas et
tristement à Werther)
Oui, celui que ma mère m’a fait jurer
d’accepter pour époux...
(encore à voix basse, et
comme s’accusant)
Dieux m’est témoin qu’un instant près de
vous...
j’avais oublié le serment qu’on me rappelle!
(Werther se cache le visage avec ses mains, comme
s’il sanglotait.)
Werther
(avec
effort)
A ce serment... restez fidèle! Moi...
j’en mourrai! Charlotte!
(Charlotte
se retourne une dernière fois.)
Werther
(seul,
désespérée, lorsque Charlotte a disparu)
Un autre! son époux!
RIDEAU
Acte II
Les Tilleuls
RIDEAU
En
Septembre, même année, à
Wetzler.
(La place. Au fond: le
temple protestant. A gauche: le presbytère. A droite: la Wirthschaft entourée de
houblons. Devant le temple: des tilleuls taillés qui en laissent voir la porte.
Un banc sous les tilleuls, près de l’entrée du presbytère. Schmidt et Johann
sont assis, attablés devant la Wirthschaft. Au fond, à droite: la route et la
campagne. Beau temps; Dimanche, après midi.)
Johann
(le
verre en main)
Vivat Bacchus! Semper vivat!
C’est
dimanche!
Schmidt
(de même)
Vivat Bacchus! Semper vivat! c’est dimanche!
Johann et
Schmidt
Vivat! Vivat Bacchus!
Semper
vivat! Vivat Bacchus!
Semper vivat!
Vivat Bacchus!
semper vivat!
(Une servante sort de la
Wirthschaft et sert de nouveau à boire aux amis.)
Johann
Ah!
l’admirable journée!
De ce joyeux soleil j’ai l’âme illuminée!
Schmidt
Qu’il est doux
vivre quand l’air est si léger, le ciel si bleu... le vin si clair!
Johann
C’est dimanche!
Schmidt
C’est dimanche!
(Orgue dans le temple.)
Schmidt
(d’un
ton gouailleur)
Allez! chantez l’office et que l’orgue
résonne!
(avec gaîté et franchise)
De bénir
le Seigneur il est bien des façons,
moi, je le glorifie en exaltant
ses dons!
Gloire à celui qui nous donne d’aussi bon vin
et fait l’existence si bonne!
Bénissons le Seigneur!
Johann
(de même)
De bénir le Seigneur il est bien des façons,
moi,
je le glorifie en exaltant ses dons!
Bénissons le Seigneur!
Bénissons le Seigneur!
(regardant)
Du monde!
encor du monde! On vient de tous côtés!
Le Pasteur verra bien fêtés
ses cinquante ans de mariage!
Schmidt
C’est bon pour
un Pasteur cinquante ans de ménage,
Dieu le soutient!
Mais moi je n’aurais pu jamais en supporter autant!
(Charlotte et Albert paraissent.)
Johann
(se lève
en les regardant et se penche vers Schmidt)
Et cependant, j’en
sais qui ne s’effraieraient
guère de semblable félicité!
(les désignant)
Tiens! ceux-là... par
exemple!
Schmidt
(se
levant)
Et bien! à leur santé allons vider encore un verre!
(Ils rentrent tous les deux dans la Wirthschaft.
Charlotte et Albert sont arrivés sous les tilleuls, ils s’asseoient sur le
banc.)
Albert
(avec
tendresse)
Trois mois! Voici trois mois que nous somme unis!
Ils ont passé bien vite... et pourtant il me semble
que nous avons vécu toujours ensemble!
Charlotte
(doucement)
Albert!
Albert
Si vous saviez
comme je vous bénis!
(encore plus tendre)
Mais, moi, de cette jeune fille si calme
et
souriante au foyer de famille,
ai-je une femme heureuse et sans
regrets?
Charlotte
(se levant
et simplement)
Quand une femme a près d’elle à toute heure
et l’esprit le plus droit et l’âme la meilleure,
que
pourrait-elle regretter?
Albert
(ému)
Oh! la douce parole...
et comme à l’écouter je me
sens tout heureux...
et j’ai l’âme ravie!
(Charlotte, accompagnée d’Albert, se dirige vers
le temple; puis Albert échange quelques mots avec ceux qui vont à l’office.
Werther a paru au haut de la route. Il descend et contemple de loin avec un
tourment visible l’intimité des deux époux.)
Werther
(à
lui-même, avec douleur)
Un autre est son époux! Un autre est
son époux!
Dieu de bonté, si tu m’avais permis de marcher
dans la vie avec cet ange à mon côté,
mon existence
entière n’aurait
jamais été qu’une ardente prière!
Et
maintenant... parfois... j’ai peur de blasphémer!
C’est moi! moi!
(douloureusement)
qu’elle pouvait aimer!
J’aurais sur ma poitrine pressé la plus divine,
la
plus belle créature que Dieu même ait su former!
C’est moi, c’est
moi... qu’elle pouvait aimer!
Lorsque s’ouvrait le ciel qui
s’illumine,
soudain je l’ai vu se fermer!
Je l’ai vu
se fermer! c’est moi!
c’est moi... qu’elle pouvait aimer! ah!
J’aurais sur ma poitrine pressé la plus divine,
la
plus belle créature que Dieu même ait su former!
C’est moi! c’est
moi... qu’elle pouvait aimer! s’est moi...
qu’elle pouvait aimer!
Tout mon corps en frisonne, et tout mon être
(avec
un accent déchirant)
en pleure!
(Werther dans la plus grande agitation veut
s’éloigner, mais il tombe accablé sur le banc, la tête dans ses mains. Schmidt
et Johann reparaissent sur le seuil de la Wirthschaft. Schmidt donne le bras à
Brühlmann navré et muet.)
Schmidt
(en
entrant, à Brühlmann)
Si! Kätchen reviendra, je vous dis!
Johann
(à Brühlmann,
tout en marchant)
A quelle heure et quel jour, aura lieu ce
retour,
qu’importe! puisqu’elle reviendra!
Schmidt
(geste de
dénégation de Brühlmann)
Puisqu’elle reviendra!
Johann
Sept ans de
fiançailles, ça ne peut s’oublier de la sorte!
Schmidt
(entraînant
Brühlmann)
Dépêchons-nous! car j’entends le signal,
si nous manquons l’office, au moins, ouvrons le bal!
(Ils sortent en trébuchant. En sortant du temple,
Albert est descendu, il pose la main sur l’épaule de Werther qui tressaille et
fait un mouvement comme pour s’éloigner d’Albert.)
Albert
(à
Werther)
Au bonheur dont mon âme est pleine,
Ami,
parfois il vient se mêler un remord...
Werther
(étonné)
Un remords?
Albert
(avec
franchise)
Je vous sais un cœur loyal et
fort;
Mais celle qui devint ma femme vous apparut
au
jour qu’elle était libre encore,
et peut-être près d’elle avez-vous
fait un rêve envolé sans retour?
A la voir si belle et si douce je
connais trop le prix du bien
qui m’est donné pour ne comprendre pas
que sa perte est cruelle!
(lui prenant la main affectueusement)
Comprendre ce tourment, c’est l’avoir pardonné.
Werther
Vous l’avez
dit:
Mon âme est loyale et sincère,
(contenant à
peine son émotion)
...si j’avais du passé trop amer souvenir,
retirant cette main qui la serre,
je fuirais loin de
vous pour ne plus revenir!
Mais, comme après l’orage une onde est
apaisée,
mon cœur ne souffre plus de son rêve oublié,
et celui qui sait lire au fond de ma pensée...
n’y
doit trouver jamais que la seule amitié
et ce sera ma part de
bonheur sur la terre.
(Sophie accourt, des fleurs
dans les mains.)
Sophie
(à
Albert, gaîment)
Frère! voyez! Voyez le beau bouquet!
J’ai mis, pour le Pasteur, le jardin au pillage!
Et
puis, l’on va danser!
Pour le premier menuet c’est sur vous je
compte...
(observant Werther et grondant légèrement)
Ah! le sombre visage!
(naïvement et
gentiment)
Mais aujourd’hui, monsieur Werther,
tout le monde est joyeux! le bonheur est dans l’air!
Du
gai soleil pleine de flamme dans l’azur resplendissant
la pure
clarté descend de nos fronts jusqu’à notre âme!
Tout le monde est
joyeux! le bonheur est dans l’air!
Et l’oiseau qui monte aux cieux
dans la brise qui soupire... est revenu pour nous dire que Dieu permet d’être
heureux!
Tout le monde est joyeux!
Le bonheur est dans
l’air!
Tout le monde est heureux!
Werther
(à part,
plus sombre)
Heureux! pourrai-je l’être encore?
Albert
(à Sophie)
Va porter ton bouquet, chère petite sœur, je te rejoins.
(Sophie s’éloigne de quelques pas.)
(à
Werther)
Werther! nous parlions du bonheur...
On
le cherche bien loin... on l’appelle... On l’implore!
(avec
intention)
Et voici que peut-être il passe en nos
chemins...
Un sourire à la lèvre et des fleurs dans les mains!
(Werther garde le silence.)
Sophie
(sur le
seuil du presbytère à Albert)
Ah! frère, venez vite!
(à Werther)
Vous entendez, Monsieur Werther,
je vous invite pour le premier menuet!
(en
s’approchant et en s’éloignant peu à peu)
Du gai soleil plein
de flamme dans l’azur resplendissant
la pure clarté descend de nos
fronts jusqu’à notre âme!
Tout le monde est joyeux!
Le
bonheur est dans l’air!
Tout le monde est heureux!
(en disparaissant)
(Albert a rejoint Sophie et il est
entré avec elle dans le presbytère.)
Werther
(seul)
Ai-je dit vrai?
L’amour que j’ai pour elle
n’est-il pas le plus pur comme le plus sacré! En mon âme... un coupable désir
est-il jamais entré?
(avec explosion)
Oui je
mentais! je mentais! Ô Dieu! souffrir sans cesse... ou bien toujours mentir!
C’est trop de honte et de faiblesse! Je dois, je veux partir!
(Charlotte paraît sur le seuil du temple et se
dirige vers le presbytère.)
Werther
(l’aperçoit
et très ému, changeant de ton; à part)
Partir? Non! je ne veux
que me rapprocher d’elle!
Charlotte
(sans
remarquer Werther)
Comme on trouve en priant une force
nouvelle!
Werther
(de loin)
Charlotte
Charlotte
(se
détournant)
Vous venez aussi chez le Pasteur?
Werther
(se
rapprochant et tristement)
A quoi bon? pour vous voir toujours
auprès d’un autre!
(se rapprochant encore de Charlotte restée
immobile)
Ah! qu’il est loin ce jour plein d’intime
douceur...
Où mon regard a rencontré le vôtre pour la première
fois!
Où nous sommes tous deux demeurés si longtemps, tout
près...
sans nous rien dire...
Cependant que tombait des
cieux
un suprême rayon qui semblait un sourire...
sur
notre émoi silencieux!
Charlotte
(froidement)
Albert m’aime, et je suis sa femme!
Werther
(avec
emportement)
Albert vous aime! Qui ne vous aimerait?
Charlotte
(plus
doucement)
Werther!
N’est-il donc pas d’autre
femme ici-bas digne de votre amour...
et libre d’elle-même? Je ne
m’appartiens plus...
pourquoi donc m’aimez-vous?
Werther
Eh! demandez aux
fous d’où vient que leur raison s’égare?
Charlotte
(résolument)
Eh bien! puisqu’à jamais le destin nous
sépare...
éloignez-vous! partez! partez!
Werther
Ah! quel mot
ai-je entendu?
Charlotte
(gravement)
Celui qu’il faut de moi que l’on entende!
Werther
(violemment)
Et qui donc le commande?
Charlotte
Le devoir!
(plus doucement)
L’absence rend parfois la
douleur moins amère...
Werther
(douloureusement)
Ah! me donner l’oubli n’est pas en son pouvoir!
Charlotte
(plus
doucement encore)
Pourquoi l’oubli? Pensez à Charlotte au
contraire, pensez...
à son repos; soyez fort... soyez bon.
Werther
(apaisé peu
à peu)
Oui! j’ai pour seul désir que vous soyez heureuse!
(avec des larmes, mais calme)
Mais ne plus
vous revoir... c’est impossible! non!
Charlotte
(avec une
grande douceur)
Ami, je ne suis pas à ce point
rigoureuse...
et ne saurais vouloir un exil éternel...
(se dominant)
vous reviendrez... bientôt...
tenez... à la Noël!
Werther
(suppliant)
Charlotte!
Charlotte
(se
retourne et disparaît)
A la Noël!
(Werther veut la rappeler; mais il revient sur
ses pas... découragé et abattu.
Songeant et regardant le
chemin par lequel Charlotte a disparu.)
Werther
(après
un moment d’accablement, avec résolution)
Oui! ce qu’elle
m’ordonne...
pour son repos... je le ferai!
Et si la
force m’abandonne...
Ah! c’est moi pour toujours qui me reposerai!
(songeant)
Pourquoi trembler devant la mort?
devant la nôtre?
(fiévreusement)
On lève le rideau...
(mystérieux)
puis on passe de l’autre côté,
Voilà ce qu’on
nomme mourir!
(songeant encore)
Offensons-nous le ciel en cessant de souffrir?
(simplement)
Lorsque l’enfant revient d’un
voyage, avant l’heure,
bien loin lui garder quelque ressentiment,
au seul bruit de ses pas tressaille la demeure
et le
père joyeux l’embrasse longuement!
O Dieu! qui m’as créé, serais-tu
moins clément?
Non, tu ne saurais pas, dérobé sous voiles,
rejeter dans la nuit ton fils infortuné!
(douloureusement)
ton fils!
(tendrement)
Devinant ton sourire au travers
des étoiles
il reviendrait vers toi d’avance
pardonné!
Père! Père! Père, que je ne connais pas,
en
qui pourtant j’ai foi, parle à mon cœur, appelle-moi!
Appelle-moi!
(sans voix, presque parlé)
Appelle-moi!
(Werther va s’éloigner lorsque paraît Sophie sur
le seuil du presbytère.)
Sophie
(gaîment)
Mais venez donc! le cortège s’approche,
et soit
dit sans reproche, c’est vous seul qu’on attend!
Werther
(brusquement)
Pardonnez-moi, je pars!
Sophie
(suffoquée)
Vous partez!
Werther
(embarrassé)
A l’instant...
Sophie
(répétant;
très émue)
A l’instant... Mais sans doute...
vous
reviendrez? demain? bientôt?
Werther
(violemment
et avec une grande émotion)
Non! jamais! adieu!
(Il s’enfuit.)
Sophie
(très
émue, l’appelant)
Monsieur Werther!
(elle
court après lui jusqu’à la route. Inquiète et troublée)
Au
tournant de la route... il disparaît... plus
(fondant en
larmes)
rien!
(elle redescend.)
Mon Dieu! tout à l’heure j’étais si joyeuse!
(Le cortège de la Cinquantaine paraît – on vient
de différents côtés.)
Charlotte
(apercevant
Sophie et accourant auprès d’elle)
Ah! qu’est-ce donc? Elle
pleure! Sophie!
Sophie
(tombant dans
les bras de Charlotte)
Ah! Sœur! Monsieur Werther est parti!
Albert
(tressaillant)
Lui!
Sophie
(très
accentué)
Et pour toujours! Il vient de me le dire... et puis,
(en sanglotant, sans retenir)
il s’est enfui
comme un fou!
Charlotte
(à
elle-même et frappe)
Pour toujours!
Albert
(sombre et
considérant Charlotte)
Il l’aime!
(Le cortège de la Cinquantaine traverse la place.
Acclamations, vivats.)
RIDEAU
Acte III
Charlotte et
Werther
(24 Décembre 178...)
Le 24
Décembre, 5 heures du soir
(Dans la maison
d’Albert. Le salon.
Au fond à droite, dans un renfoncement
très accentué, une porte à deux battants. A gauche, dans le même coin, un grand
poêle en faïence verte. Au fond, le clavecin dont le clavier fait face - auprès:
une fenêtre.
A droite, porte de la chambre d’Albert.
A gauche, porte de la chambre de Charlotte.
Au premier plan, à gauche: un petit secrétaire; plus en
face: une table à ouvrage et un fauteuil.
Presque à
droite, toujours au premier plan, un canapé.
Une lampe
allumée (avec abat-jour) sur la table)
Charlotte
(seule,
assise près de la table à ouvrage; songeant)
Werther...
Werther...
Qui m’aurait dit la place que dans mon cœur
il occupe aujourd’hui?
Depuis qu’il est parti, malgré
moi, tout me lasse!
(Elle laisse tomber son ouvrage.)
Et mon âme est pleine de lui!
(Lentement,
elle se lève comme attirée vers le secrétaire qu’elle ouvre.)
Ces lettres! ces lettres!
Ah! je les relis sans
cesse...
Avec quel charme... mais aussi quelle
tristesse!
Je devrais les détruire... je ne puis!
(Elle est revenue près de la table, les yeux fixés sur la
lettre qu’elle lit.)
(lisant)
‘Je vous
écris de ma petite chambre:
au ciel gris et lourd de Décembre
pèse sur moi comme un linceul,
Et je suis seul! seul!
toujours seul!’
Ah! personne auprès de lui!
pas un seul
témoignage de tendresse ou même de pitié!
Dieu! comment m’est venu
ce triste courage,
d’ordonner cet exil et cet isolement?
(Après un temps elle a pris une autre lettre et l’ouvre.)
(lisant)
‘Des cris joyeux d’enfants
montent sous ma fenêtre,
Des cris d’enfants! Et je pense à ce temps
si doux.
Où tous vos chers petits jouaient autour de
nous!
Ils m’oublieront peut-être?’
(cessant de lire;
avec expression)
Non, Werther, dans leur souvenir votre image
reste vivante...
et quand vous reviendrez... mais doit-il revenir?
(avec effroi)
Ah! ce dernier billet me glace
et m’épouvante!
(lisant)
‘Tu
m’as dit: à Noël, et j’ai crié: jamais!
On va bientôt connaître qui
de nous disait vrai!
Mais si je ne dois reparaître au jour fixé,
devant toi, ne m’accuse pas,
pleure-moi!’
(répétant avec effroi, craignant
de comprendre)
‘Ne m’accuse pas,
pleure-moi!’
(reprenant sa lecture)
‘Oui, de ces yeux si pleins de charmes, ces
lignes...
tu les reliras, tu les mouilleras de tes larmes...
O Charlotte, et tu
frémiras!’
(répétant sans lire)
...tu frémiras! tu frémiras!
Sophie
(entrant
vivement et s’arrêtant à la porte; elle tient dans ses bras des jouets pour la
fête du soir.)
Bonjour, grande sœur!
(Charlotte surprise cache précipitamment sur elle les lettres
qu’elle tenait à la main.)
...je viens aux nouvelles!
(Sophie s’avance gaîment et dépose les objets sur
un meuble.)
Sophie
Albert est
absent... on ne te voit plus!
et le père est très mécontent...
Charlotte
(encore
préoccupée)
Enfant!
Sophie
(qui a pris
Charlotte par la taille)
Mais, souffres-tu?
Charlotte
(se
détachant des bras de Sophie)
Pourquoi cette pensée?
Sophie
(qui lui a
gardé la main)
Si, ta main est glacée,
(la
regardant dans les yeux)
et tes yeux sont rougis, je le vois
bien!
Charlotte
(se
détournant, embarrassée)
Non, ce n’est rien...
(se remettant)
je me sens quelquefois... un
peu triste... isolée!
Mais si d’un vague ennui mon âme était
troublée,
(d’un ton enjoué mais forcé)
Je ne
m’en souviens plus...
et maintenant, tu vois: je souris...
Sophie
(câline)
Ce qu’il faut, c’est rire, rire encore, comme autrefois!
Charlotte
(à part et
avec intention)
Autrefois!
Sophie
(gaîment)
Ah! le rire est béni, joyeux, léger, sonore!
(léger)
Il a des ailes, c’est un
oiseau...
C’est un oiseau de l’aurore! C’est un oiseau!
C’est la clarté du cœur qui s’échappe en rayons!
Ah!
le rire est béni, joyeux, léger, sonore!
Il a des ailes, c’est un
oiseau... c’est un oiseau! ah! ah!
(Sophie conduit Charlotte au
fauteuil et se laisse glisser à ses genoux.)
Ecoute! je suis
d’âge à savoir les raisons de bien des choses...
Oui! tous les
fronts ici sont devenus moroses...
(hésitant)
depuis que Werther s’est enfui!
(Charlotte
tressaille.)
Mais pourquoi laisser sans nouvelles.
(baissant les yeux)
ceux qui lui sont restés
fidèles?
Charlotte
(se
dégageant des bras de Sophie, se lève)
Tout... jusqu’à cette
enfant, tout me parle de lui!
Sophie
(revenant à
Charlotte)
Des larmes? Ah! pardonne, je t’en
prie!
Oui! j’ai tort de parler de tout cela!
Charlotte
(ne se
contraignant plus)
Va! laisse couler mes larmes
(affectueusement)
elles font du bien, ma
chérie!
Les larmes qu’on ne pleure pas,
dans notre âme
retombent toutes,
et de leurs patientes
gouttes
Martèlent le cœur triste et las!
Sa résistance
enfin s’épuise; le cœur se creuse...
et s’affaiblit: il est trop
grand, rien ne l’emplit;
et trop fragile, tout le brise! Tout le
brise!
Sophie
(effrayée)
Tiens! Charlotte, crois-moi, ne reste pas ici, viens chez
nous...
nous saurons te faire oublier ton souci.
(changeant de ton avec enjouement)
Le père a
fait apprendre à tes enfants
de magnifiques compliments pour la
Noël!
(Sophie va reprendre les jouets qu’elle a
déposés en entrant.)
Charlotte
(à
part, dans le plus grand trouble)
Noël! Ah! cette lettre!
(répétant d’un ton sombre)
Si tu ne me vois
reparaître au jour fixé...
devant toi...ne m’accuse pas,
pleure-moi! pleure-moi!
Sophie
(revenant
vers Charlotte)
Alors! c’est convenu, tu viendras?
Charlotte
(sans
conviction)
Oui, peut-être...
Sophie
(avec une
impatience affectueuse)
Non! non! certainement!
Charlotte
(essayant
de sourire)
Certainement!
Sophie
(insistant)
Bien vrai?
Charlotte
(la
rassurant)
Oui, j’irai! je te le promets, Mignonne!
Sophie
(câline)
Tu viendras?
Charlotte
Oui, j’irai...
Sophie
(se retire
doucement en regardant sa sœur avec tendresse, mais Charlotte, subitement la
rappelle par un geste et l’embrasse avec effusion)
Tu
viendras?
Charlotte
(avec
élan)
Ah! reviens! que je t’embrasse encore!
(Sophie s’éloigne. Charlotte seule, revient
lentement vers la table.)
Charlotte
(avec
désespoir, spontanément et comme malgré elle)
Ah! mon courage
m’abandonne! Seigneur! Seigneur!
(avec élan et une ardeur
suppliante)
Seigneur Dieu! Seigneur! J’ai suivi ta loi,
J’ai fait et veux faire toujours mon devoir,
en toi
seul j’espère car bien rude est l’épreuve
et bien faible est mon
cœur!
Seigneur Dieu! Seigneur Dieu! Seigneur!
Tu lis
dans mon âme, hélas! tout la blesse!
hélas! tout la blesse et tout
l’épouvante!
Prends pitié de moi, soutiens ma faiblesse! Dieu
bon!
Viens à mon secours! Etends ma prière! Entends ma
prière!
O Dieu bon! Dieu fort! ô Dieu bon! En toi seul j’espère!
Seigneur Dieu! Seigneur Dieu!
(La porte du fond
s’ouvre, Werther paraît.)
(vivement)
Ciel! Werther!
(Werther est
debout, près de la porte, pâle, presque défaillant, s’appuyant à la muraille.)
Werther
(d’une
voix entrecoupée sans presque regarder Charlotte; douloureusement)
Oui! c’est moi! je reviens! et pourtant...
loin
de vous... je n’ai pas laissé passer une heure...
un instant...
sans dire:
que je meure plutôt que la revoir!
Puis...
lorsque vint le jour que vous aviez fixé...
pour le retour... je
suis parti!
Sur le seuil de la porte... je résistais encor... je
voulais fuir!
(sans accent)
Qu’importe d’ailleurs tout cela!
(accablé)
Me voici!
Charlotte
(très
émue, cherchant à se contenir et à paraître indifférente)
Pourquoi cette parole amère? Pourquoi ne plus
revenir?
Quant ici chacun vous attendait... mon père... les enfants!
Werther
(s’approchant
avec une curiosité expressive)
Et vous? Vous aussi?
Charlotte
(coupant
court aux mots qu’elle sent sur les lèvres de Werther et sans lui répondre)
Voyez! la maison est restée telle que vous l’aviez
quittée!
A la revoir ainsi
(tendrement)
ne vous semble-t-il pas qu’elle s’est souvenue?
Werther
(jetant un
regard autour de lui)
Oui, je vois... ici rien n’a changé...
(tristement)
que les cœurs! Toute chose est
encore à la place connue!
Charlotte
(tendrement
et simplement)
Toute chose est encore à la place connue!
Werther
(va par la
chambre)
Voici le clavecin qui chantait mes bonheurs
Ou qui tressaillait de ma peine.
Alors que votre voix
accompagnait la mienne!
Werther
(venant près
de la table)
Ces livres! sur qui tant de fois
nous avons incliné nos têtes rapprochées!
(Allant
au secrétaire sur leque est placée la boîte aux pistolets)
Et
ces armes... Un jour ma main les a touchées...
(d’une voix
sourde)
déjà j’étais impatient du long repos auquel j’aspire!
Charlotte
(sans voir
ce dernier mouvement, est remontée vers le clavecin sur lequel elle a pris un
manuscrit; puis elle redescend vers Werther)
Et voici ces vers
d’Ossian que vous aviez commencé de traduire...
Werther
(prenant le
manuscrit)
Traduire! Ah! bien souvent mon rêve s’envola sur
l’aile
de ces vers, et c’est toi, cher poète,
qui bien
plutôt était mon interprète!
(avec une tristesse inspirée)
Toute mon âme est là!
Pourquoi me réveiller, ô
souffle du printemps,
pourquoi me réveiller?
Sur mon
front je sens tes caresses,
Et pourtant bien proche est le
temps
Des orages et des tristesses!
(avec
désespérance)
Pourquoi me réveiller, ô souffle du
printemps?
Demain dans le vallon viendra le voyageur
Se
souvenant de ma gloire première...
Et ses yeux vainement chercheront
ma splendeur,
Ils ne trouveront plus que deuil et que
misère!
Hélas!
(avec désespérance)
Pourquoi me réveiller ô souffle du printemps!
Charlotte
(dans le
plus grand trouble)
N’achevez pas! Hélas! ce
désespoir...
ce deuil... on dirait... il me semble...
Werther
Ciel! Ai-je
compris?
(plus accentué)
Ai-je compris?
(palpitant)
Dans cette voix qui tremble, dans
ces doux yeux remplis
de larmes n’est-ce pas un aveu que je lis?
Charlotte
(frémissante)
Ah! taisez-vous!
Werther
(en
s’exaltant de plus en plus)
A quoi bon essayer de nous tromper
encore...
Charlotte
(suppliant)
Je vous implore!
Werther
(avec
ardeur)
Va! nous mentions tous deux en nous disant vainqueurs
de l’immortel amour qui tressaille en nos cœurs!
Charlotte
Werther!
Werther
(extasié et
palpitant)
Ah! ce premier baiser, mon rêve et mon
envie!
Bonheur tant espéré qu’aujourd’hui j’entrevois!
Il brûle sur ma lèvre encor inassouvie ce baiser...
ce
baiser demandé pour la première fois!
Charlotte
(défaillante,
tombe éperdue sur la canapé)
Ah! Ma raison s’égare...
Werther
(se jetant à
ses pieds)
Tu m’aimes! tu m’aimes! tu m’aimes!
Charlotte
(le
repoussant)
...non! tout ce qui nous sépare peut-il être
oublié?
Werther
(insistant)
Tu m’aimes!
Charlotte
(se
défendant toujours)
Pitié!
Werther
Il n’est plus de
remords!
Charlotte
Non!
Werther
Il n’est plus de
tourments!
Charlotte
Ah!
pitié!
Werther
Hors de
nous rien n’existe et tout le reste est vain!
Charlotte
Ah! Seigneur!
défendez-moi!
Werther
(avec
transport)
Mais l’amour seul est vrai,
Car c’est
le mot divin!
Charlotte
(éperdue)
Défendez-moi, Seigneur, défendez-moi contre
moi-même!
Défendez-moi, Seigneur, contre lui... défendez-moi!
Werther
Viens!
je t’aime! il n’est plus de remords...
Car l’amour seul est vrai,
c’est le mot, le mot divin!
Je t’aime! Je t’aime! je t’aime!
Charlotte
(dans les
bras de Werther)
Ah!
(se redressant, affolée)
Ah!
(avec égarement)
Moi! moi!
(s’enfuyant)
dans ses bras!
Werther
(subitement
revenu à lui implorant Charlotte)
Pardon!
Charlotte
(résolument,
se possédant enfin)
Non! Vous ne me verrez plus!
Werther
Charlotte!
Charlotte
(avec un
reproche déchirant)
C’est vous, vous! que je fuis l’âme
désespérée!
Adieu! adieu! pour la dernière fois!
(Charlotte s’enfuit et ferme la porte de la
chambre sur elle. Werther se précipite sur ses pas.)
Werther
(atterré)
Mais non... c’est impossible!
Ecoute-moi! Ma voix
te rappelle!
(palpitant)
Reviens!
Tu me seras sacrée! Reviens! Reviens!
(presque
parlé)
Rien! pas un mot... elle se tait...
(résolument)
Soit! Adieu donc!
Charlotte a dicté mon arrêt!
(remontant vers
la porte du fond; avec ampleur)
Prends le deuil, ô nature!
Nature!
Ton fils, ton bien aimé, ton amant va mourir!
Emportant avec lui l’éternelle torture, ma tombe peut s’ouvrir!
(Il s’enfuit.)
Albert
(entrant
préoccupé et sombre, durement)
Werther, est de retour...
(tout en plaçant son manteau sur un meuble)
on l’a vu revenir!
(changeant de ton, avec
étonnement)
Personne ici? la porte ouverte sur la rue...
Que se passe-t-il donc?
(Il regarde un instant de
côté de la fenêtre, comme s’il voyait s’éloigner quelqu’un. Puis, le front
rembruni, il se dirige du côté de la chambre de Charlotte.)
(parlé, appelant)
Charlotte!
(plus haut avec insistance)
Charlotte!
Charlotte
(paraissant
et terrifiée à la vue de son mari)
Ah!
Albert
(d’un ton
bref)
Qu’avez-vous?
Charlotte
(de plus
en plus troublée)
Mais... rien...
Albert
(insistant)
Vous semblez émue, troublée...
Charlotte
(cherchant
vainement à se remettre)
Oui... la surprise...
Albert
(méfiant
presque violent)
Et qui donc était là?
Charlotte
(balbutiant)
Là?
Albert
(sombre)
Répondez!
(Un domestique est entré apportant
une lettre. Albert remarque sa présence
et se trouve vers
lui brusquement.)
Un message?
(Albert
reconnait l’écriture et regarde fixement Charlotte.)
De
Werther!
Charlotte
(ne
pouvant retenir un cri de surprise)
Dieu!
Albert
(gravement et
sans perdre Charlotte de vue; lisant)
‘Je
pars pour un lointain voyage...
voulez-vous me prêter vos
pistolets?’
Charlotte
(à part,
se sentant défaillir)
Il part!
Albert
(continuant)
‘Dieu vous garde tous deux!’
Charlotte
(terrifiée)
Ah! l’horrible présage!
Albert
(à
Charlotte, froidement)
Donnez-les-lui!
Charlotte
(reculant
épouvantée)
Qui? moi?
Albert
(indifférent
et la fixant)
Sans doute...
(Charlotte, comme fascinée par le regard de son
mari se dirige machinalement vers le secrétaire sur lequel est déposé la boîte
aux pistolets.)
Charlotte
(à
part)
Quel regard!
(Albert se
dirige vers sa chambre à droite, et avant d’y entrer il regarde encore Charlotte
qui remonte, en se soutenant à peine, vers le domestique auquel elle remet la
boîte. Le domestique sort. Albert froisse la lettre qu’il tenait à la main, la
jette au loin avec un geste de colère et entre vivement dans la chambre. Une
fois seule, Charlotte se rend compte de la situation, elle semble se remettre et
court prendre une mante qui est déposée sur un des fauteuils.)
Charlotte
(avec
force)
Dieu! tu ne voudras pas que j’arrive trop tard!
(Elle s’enfuit, désespérée.)
(Suivre de suite)
Acte IV
1er Tableau
La Nuit de
Noël
2ème
Tableau
La Mort de Werther
Le
cabinet de travail de Werther
(Un chandelier
à trois branches, garni d’un réflecteur, éclaire à peine la table chargée de
livres et de papiers, et sur laquelle il est placé.
Au
fond, un peu sur la gauche, en pan coupé une large fenêtre ouverte, à travers
laquelle on aperçoit la place du village et les maisons couvertes de neige;
l’une des maisons, celle du Bailli est éclairée.
Au fond à
droite, une porte.
La clarté de la lune pénètre dans la
chambre.
Werther, mortellement frappé, est étendu près de
la table.
La porte s’ouvre brusquement Charlotte entre.
S’arrêtant aussitôt et, s’appuyant contre le chambranle de
la porte, comme si le cœur lui manquait subitement.)
Charlotte
(appelant
avec angoisse)
Werther! Werther!
(Elle
avance, anxieuse.)
Rien!
(Passant derrière la
table et cherchant, elle découvre le corps inanimé de Werther
et se jette sur lui. Poussant un cri et reculant
subitement épouvantée.)
Dieu! Ah! du sang!
(Elle revient vers lui, à genoux, le prenant dans ses bras)
Non!
(d’une voix étouffée)
non! c’est impossible! il ne peut être mort!
Werther! Werther! Ah! reviens à toi...
réponds!
réponds!
Ah! c’est horrible!
Werther
(ouvrant
enfin les yeux)
Qui parle?
(reconnaissant)
Charlotte!
(mesuré)
Ah!
c’est toi!
(sans voix)
pardonne-moi!
Charlotte
Te pardonner!
(très expressif)
Quand c’est moi qui te
frappe,
Quand le sang qui s’échappe de ta
blessure...
c’est moi qui l’ai versé!
Werther
(qui s’est
soulevé un peu)
Non! tu n’as rien fait que de juste et de bon,
(avec un effort qui l’épuise aussitôt)
mon
âme te bénit pour cette mort...
qui te garde innocente... et
m’épargne un remords!
(Il faiblit.)
Charlotte
(affolée
et se tournant vers la porte)
Mais il faut du secours! du
secours! Ah!
(Werther la retient.)
Werther
(se
soulevant sur un genou)
Non! n’appelle personne! tout secours
serait vain!
(s’appuyant sur Charlotte et se levant)
donne seulement ta main.
(souriant)
Vois! je n’ai pas besoin d’autre aide que la
(Il tombe assis.)
tienne!
(puis, son front sur la main de Charlotte, et d’une voix très
douce, presque câline)
Et puis... il ne faut pas qu’on vienne
encore
ici nous séparer! On est si bien ainsi!
(lui tenant la main)
A cette heure suprême je
suis heureux,
je meurs en te disant que je t’adore!
Charlotte
(tendrement
passionnée)
Et moi, Werther, et moi
(avec
élan)
je t’aime!
(très émue)
Oui... du jour même où tu parus devant mes
yeux...
j’ai senti qu’une chaîne impossible à brises,
nous liait tous les deux!
A l’oubli du devoir j’ai
préféré ta peine,
et pour ne pas me perdre, hélas!
(dans un sanglot)
je t’ai perdu!
Werther
Parle encore!
parle je t’en conjure!
Charlotte
(continuant
malgré la plus profonde émotion)
Mais si la mort
s’approche...
Avant qu’elle te prenne,
(avec
transport)
ah! ton baiser,
(tendre)
ton baiser... du moins je te l’aurai rendu!
Que
ton âme en mon âme éperdument se fonde!
Dans ce baiser qu’elle
oublie à jamais tous les maux...
Les chagrins! qu’elle oublie les
douleurs!
Werther
Tout,
oublions tout!
Charlotte
Tout...
oublions tout!
Werther
et Charlotte
...oublions tout!
(presque soupiré)
tout! tout!
La Voix des
Enfants
(au loin, dans la maison au
Bailli)
(dans la coulisse: On ajoutera des Soprani femmes
aux six Enfants - pour cette dernière scène seulement.)
Noël!
Noël! Noël! Noël! Noël! Noël! Noël!
Charlotte
(douloureusement,
écoutant)
Dieu! ces cris joyeux! ce rire en ce moment cruel!
(Charlotte est remontée vers la fenêtre, mais
elle redescend aussitôt vers Werther.)
La Voix des
Enfants
Jésus vient de naître,
Voici notre
divin maître,
Rois et bergers d’Israël!
Werther
(se
soulevant un peu; avec une sorte d’hallucination)
Ah! les
enfants... les anges!
La Voix des
Enfants
Noël! Noël! Noël! Noël!
Werther
Oui Noël! c’est
le chant de la délivrance...
La Voix des
Enfants
Noël! Noël! Noël! Noël! Noël!
Werther
C’est l’hymne du
pardon redit par l’innocence!
La Moitié des
Voix
Noël! Noël! Noël! Noël!
Toutes Les Voix
Noël!
Noël!
Charlotte
(se
rapprochant, effrayée de ce délire qui commence)
Werther!
Werther
(de plus en
plus halluciné)
Pourquoi ces larmes? Crois-tu donc
qu’en cet instant ma vie est achevée?
(avec
extase, se levant tout à fait)
Elle commence, vois-tu bien!
La Voix des
Enfants
(au loin, dans la maison du Bailli)
Noël!
La Voix de
Sophie
(au loin, dans la maison du Bailli)
Noël! Dieu permet d’être heureux!
Le bonheur est
dans l’air!
La Voix des
Enfants
Noël!
La Voix de
Sophie
Toute le monde est joyeux!
La Voix des
Enfants
Noël!
La Voix de
Sophie
Le bonheur est dans l’air!
La Voix des
Enfants
Noël! Noël! Noël! Noël!
La Voix de Sophie
Dieu
permet d’être heureux!
(Werther qui a écouté
debout, frémissant, les yeux grands ouverts s’appuie subitement sur le fauteuil,
et s’y laisse tomber avec un gémissement.)
Charlotte
(le
regardant, avec angoisse)
Ah! ses yeux se ferment!
(très déclamé)
se main se glace!
(avec effroi)
il va mourir! mourir! ah!
pitié! grâce!
(avec des sanglots)
je ne veux
pas! je ne veux pas! ah!
Werther! Werther! réponds-moi
(déchirant)
réponds!
Tu peux
encore m’entendre! la mort
(doux et tendre, pressant Werther
contre elle)
entre mes bras, n’osera pas te prendre!
(avec la plus grande émotion)
Tu vivras! tu
vivras!
(murmuré)
Vois, je ne crains plus
rien!
Werther
(dans
le fauteuil)
Non...
(d’une voix éteinte)
Charlotte! je meurs...
(Charlotte veut
protester... Werther avec un geste résigné...)
oui... mais
(calme et grave)
écoute bien: Là-bas au fond
du cimetière,
il est deux grands tilleuls!
c’est là
que pour toujours je voudrais reposer!
Charlotte
(suffoquant)
Tais-toi! pitié!
Werther
Si cela m’était
refusé...
si la terre chrétienne est interdite au corps d’un
malheureux,
près du chemin ou dans le vallon solitaire allez placer
ma tombe!
En détournant les yeux le prêtre passera...
Charlotte
Pitié!
Werther!
Werther
(continuant)
Mais, à la dérobée, quelque femme viendra visiter le
banni...
et d’une douce larme, en son ombre tombée le mort,
le pauvre mort...se sentira béni...
(Sa voix s’arrête, il tente quelques efforts pour
respirer... puis ses bras d’abord étendus retombent, et la tête inclinée... il
meurt.)
Charlotte
(avec
épouvante)
Ah!
(Ne pouvant
croire à ce qu’elle voit, elle prend la tête de Werther dans ses mains.)
La Voix des
Enfants
(au loin)
Jésus vient de
naître,
Voici notre divin maître;
Rois et bergers
d’Israël!
Charlotte
(l’appelant
désespérément)
Werther!
(faiblissant)
ah!
(comprenant tout enfin, elle s’évanouit,
tombe inanimée par terre devant le fauteuil)
Tout est fini!
La Voix des
Enfants
Noël! Noël! Noël! Noël!
Noël! Noël!
Noël! Noël!
Noël! Noël!
(Rires
bruyants, chocs de verres, cris joyeux.)
RIDEAU
– F I N
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