Werther (venant près de la table)
Ces livres! sur qui tant de fois
nous avons
incliné nos têtes rapprochées!
(Allant au secrétaire sur leque
est placée la boîte aux pistolets)
Et ces armes... Un jour ma
main les a touchées...
(d’une voix sourde)
déjà j’étais impatient du long repos auquel j’aspire!
Charlotte
(sans voir
ce dernier mouvement, est remontée vers le clavecin sur lequel elle a pris un
manuscrit; puis elle redescend vers Werther)
Et voici ces vers
d’OSSIAN que vous aviez commencé de traduire...
Werther
(prenant le
manuscrit)
Traduire!
Ah!
bien souvent mon rêve s’envola sur
l’aile
de ces vers, et c’est toi, cher poète,
qui bien
plutôt était mon interprète!
(avec une tristesse inspirée)
Toute mon âme est là!
Pourquoi me réveiller, ô
souffle du printemps,
pourquoi me réveiller?
Sur mon
front je sens tes caresses,
Et pourtant bien proche est le
temps
Des orages et des tristesses!
(avec
désespérance)
Pourquoi me réveiller, ô souffle du
printemps?
Demain dans le vallon viendra le voyageur
Se
souvenant de ma gloire première...
Et ses yeux vainement chercheront
ma splendeur,
Ils ne trouveront plus que deuil et que
misère!
Hélas!
(avec désespérance)
Pourquoi me réveiller ô souffle du printemps!
Charlotte
(dans le
plus grand trouble)
N’achevez pas! Hélas! ce
désespoir...
ce deuil... on dirait... il me semble...
Werther
Ciel! Ai-je
compris?
(plus accentué)
Ai-je compris?
(palpitant)
Dans cette voix qui tremble, dans
ces doux yeux remplis
de larmes n’est-ce pas un aveu que je lis?
Charlotte
(frémissante)
Ah! taisez-vous!
Werther
(en
s’exaltant de plus en plus)
A quoi bon essayer de nous tromper
encore...
Charlotte
(suppliant)
Je vous implore!
Werther
(avec
ardeur)
Va! nous mentions tous deux en nous disant vainqueurs
de l’immortel amour qui tressaille en nos cœurs!
Charlotte
Werther!
Werther
(extasié et
palpitant)
Ah! ce premier baiser, mon rêve et mon
envie!
Bonheur tant espéré qu’aujourd’hui j’entrevois!
Il brûle sur ma lèvre encor inassouvie ce baiser...
ce
baiser demandé pour la première fois!
Charlotte
(défaillante,
tombe éperdue sur la canapé)
Ah! Ma raison s’égare...
Werther
(se jetant à
ses pieds)
Tu m’aimes! tu m’aimes! tu m’aimes!
Charlotte
(le
repoussant)
...non! tout ce qui nous sépare peut-il être
oublié?
Werther
(insistant)
Tu m’aimes!
Charlotte
(se
défendant toujours)
Pitié!
Werther
Il n’est plus de
remords!
Charlotte
Non!
Werther
Il n’est plus de
tourments!
Charlotte
Ah!
pitié!
Werther
Hors de
nous rien n’existe et tout le reste est vain!
Charlotte
Ah! Seigneur!
défendez-moi!
Werther
(avec
transport)
Mais l’amour seul est vrai,
Car c’est
le mot divin!
Charlotte
(éperdue)
Défendez-moi, Seigneur, défendez-moi contre
moi-même!
Défendez-moi, Seigneur, contre lui... défendez-moi!
Werther
Viens!
je t’aime! il n’est plus de remords...
Car l’amour seul est vrai,
c’est le mot, le mot divin!
Je t’aime! Je t’aime! je t’aime!
Charlotte
(dans les
bras de Werther)
Ah!
(se redressant, affolée)
Ah!
(avec égarement)
Moi! moi!
(s’enfuyant)
dans ses bras!
Werther
(subitement
revenu à lui implorant Charlotte)
Pardon!
Charlotte
(résolument,
se possédant enfin)
Non! Vous ne me verrez plus!
Werther
Charlotte!
Charlotte
(avec un
reproche déchirant)
C’est vous, vous! que je fuis l’âme
désespérée!
Adieu! adieu! pour la dernière fois!
(Charlotte s’enfuit et ferme la porte de la
chambre sur elle. Werther se précipite sur ses pas.)
Werther
(atterré)
Mais non... c’est impossible!
Ecoute-moi! Ma voix
te rappelle!
(palpitant)
Reviens!
Tu me seras sacrée! Reviens! Reviens!
(presque
parlé)
Rien! pas un mot... elle se tait...
(résolument)
Soit! Adieu donc!
Charlotte a dicté mon arrêt!
(remontant vers
la porte du fond; avec ampleur)
Prends le deuil, ô nature!
Nature!
Ton fils, ton bien aimé, ton amant va mourir!
Emportant avec lui l’éternelle torture, ma tombe peut s’ouvrir!
(Il s’enfuit.)
Albert
(entrant
préoccupé et sombre, durement)
Werther, est de retour...
(tout en plaçant son manteau sur un meuble)
on l’a vu revenir!
(changeant de ton, avec
étonnement)
Personne ici? la porte ouverte sur la rue...
Que se passe-t-il donc?
(Il regarde un instant de
côté de la fenêtre, comme s’il voyait s’éloigner quelqu’un. Puis, le front
rembruni, il se dirige du côté de la chambre de Charlotte.)
(parlé, appelant)
Charlotte!
(plus haut avec insistance)
Charlotte!
Charlotte
(paraissant
et terrifiée à la vue de son mari)
Ah!
Albert
(d’un ton
bref)
Qu’avez-vous?
Charlotte
(de plus
en plus troublée)
Mais... rien...
Albert
(insistant)
Vous semblez émue, troublée...
Charlotte
(cherchant
vainement à se remettre)
Oui... la surprise...
Albert
(méfiant
presque violent)
Et qui donc était là?
Charlotte
(balbutiant)
Là?
Albert
(sombre)
Répondez!
(Un domestique est entré apportant
une lettre. Albert remarque sa présence
et se trouve vers
lui brusquement.)
Un message?
(Albert
reconnait l’écriture et regarde fixement Charlotte.)
De
Werther!
Charlotte
(ne
pouvant retenir un cri de surprise)
Dieu!
Albert
(gravement et
sans perdre Charlotte de vue; lisant)
‘Je
pars pour un lointain voyage...
voulez-vous me prêter vos
pistolets?’
Charlotte
(à part,
se sentant défaillir)
Il part!
Albert
(continuant)
‘Dieu vous garde tous deux!’
Charlotte
(terrifiée)
Ah! l’horrible présage!
Albert
(à
Charlotte, froidement)
Donnez-les-lui!
Charlotte
(reculant
épouvantée)
Qui? moi?
Albert
(indifférent
et la fixant)
Sans doute...
(Charlotte, comme fascinée par le regard de son
mari se dirige machinalement vers le secrétaire sur lequel est déposé la boîte
aux pistolets.)
Charlotte
(à
part)
Quel regard!
(Albert se
dirige vers sa chambre à droite, et avant d’y entrer il regarde encore Charlotte
qui remonte, en se soutenant à peine, vers le domestique auquel elle remet la
boîte. Le domestique sort. Albert froisse la lettre qu’il tenait à la main, la
jette au loin avec un geste de colère et entre vivement dans la chambre. Une
fois seule, Charlotte se rend compte de la situation, elle semble se remettre et
court prendre une mante qui est déposée sur un des fauteuils.)
Charlotte
(avec
force)
Dieu! tu ne voudras pas que j’arrive trop tard!
(Elle s’enfuit, désespérée.)
(Suivre de suite)
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