On a longtemps glosé sur cette phrase sibylline prononcée par Nicola dans l'épilogue des "I racconti di Hoffmann" :
"trois drames dans un drame."
"Olympia, Antonia, e Giulietta ne sont qu'une même femme: Stella."
Il était effectivement permis de se demander ce qu'avaient de commun
1) OLIMPIA, une poupée mécanique
2) ANTONIA, une jeune fille poitrinaire
3) GIULIETTA, une courtisane de luxe et
4) STELLA, une cantatrice célèbre.
Comme l'avait écrit J. Périsson dans la première édition de L'Avant-scène opéra consacré aux "I racconti di Hoffmann:
"il nomme les trois égéries d'Hoffmann, et en une péroraison qui conclut en fa majeur, affirme qu'elles ne sont qu'une même femme: Stella."
"Comprenne qui pourra".
Puis on s'aperçut que cette phrase semblait donner une indication quant à l'ordre des actes, qui pouvait se révéler précieuse après tous les tripatouillages dont la partition avait fait l'objet.
La création à l'Opera Comica avait eu lieu sans l'acte de Giulietta, supprimé, puis celui-ci était revenu en deuxième position, après l'acte d'Olimpia, et cet ordre s'était traditionnellement maintenu.
Il était effectivement plus logique d'un point de vue dramatique de terminer l'oeuvre par l'acte le plus pathétique, celui de la mort tragique d'Antonia.
Comment Hoffmann le viveur, qui fréquentait les prostituées et les salles de jeu à l'acte deux, de surcroît recherché comme assassin, pouvait-il s'amender au trois et devenir ce timide jeune homme qui ne rêve que mariage et paisible vie de famille avec la tendre Antonia?
Et cette conversion était-elle si factice qu'après la mort de sa fiancée, il retourne à l'état d'épave alcoolique qui le caractérise dans l'épilogue et le prologue?
L'évolution du héros ne s'explique que si l'on place l'acte de Giulietta en troisième position.
Et si l'opéra entier raconte la déchéance d'Hoffmann, alors peut-être la phrase de Nicola ne signifie-t-elle que ce qu'elle dit et Olimpia, Antonia et Giulietta ne sont-elles tout simplement qu'une même femme, dont l'évolution est elle aussi retracée au fil de l'intrigue.
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ATTO I: OLIMPIA.
Le nom de la première était Olympia.
Tout commence avec elle.
Non pas une simple poupée, mais une jeune fille sans âme, qui ne sait répondre aux déclarations passionnées de son amant que des oui... oui... de convenance.
Car convenable, oui, et bien élevée, elle représente l'archétype des jeunes filles à marier du XIXème siècle, se présente à son premier bal, chante une jolie chanson aux paroles ineptes, une histoire d'oiseaux et de charmille.
Tout autant qu'un air de bravoure, il s'agit là d'une savoureuse parodie des airs de salon, à rapprocher de la leçon de chant de La Fille du régiment de Donizetti.
Le "coeur glacé" comme le dit Hoffmann, OLIMPIA est incapable d'aimer le fiancé qu'on lui destine, car dans un mariage bourgeois la passion entre moins en ligne de compte que la position sociale.
La désillusion d'Hoffmann, quand il s'aperçoit de la sottise et du conventionnalisme de la jeune fille (une "bimbo" dirait-on de nos jours) est telle qu'elle perd subitement tout charme à ses yeux.
Symboliquement, la poupée est cassée.
Mais la jeune fille bien élevée chante et elle est même très douée.
C'est ainsi qu'apparaît le deuxième avatar de la Stella, Antonia.
Non pas la douce et soumise poitrinaire, mais la fille d'une cantatrice célèbre, chanteuse elle-même, dévorée d'ambition, obsédée par sa voix.
Ses premiers mots, dits à Hoffmann avec un empressement suspect, ne sont-ils pas
"Veux-tu m'entendre? "
Ainsi la voix du docteur Miracle qui susurre à son Oreille.
"La grâce, la beauté, le talent, don sacré, tous ces biens que le ciel t'a livrés en partage, faut-il les enfouir dans l'ombre d'un ménage?
N'as-tu pas entendu, dans un rêve orgueilleux, ainsi qu'une forêt par le vent balancée, ce doux frémissement de la foule pressée, qui murmure ton nom et qui te suit des yeux?
Voilà l'ardente joie et la fête éternelle que tes vingt ans en fleurs sont près d'abandonner, pour des plaisirs bourgeois où l'on veut t'enchaîner, et des marmots d'enfants qui te rendront moins belle."
Cette voix insinuante n'est rien d'autre que celle de l'ambition.
Et ce n'est pas la mort qui enlève Antonia à Hoffmann, c'est sa carrière.
La cantatrice a quitté le poète pour devenir célèbre et elle l'est au moment où s'ouvre le rideau du ATTO III.
Et là, remémorons-nous la France de 1880, pas si loin encore du second empire, du monde de Nana, qui débute à la scène dans "la blonde VENERE", parodie à peine déguisée de "La Bella Elena" du même Offenbach.
Pensons au mode de vie de ces cantatrices, à leurs protecteurs riches et distingués, à ce qu'on disait de leur légèreté.
De cantatrice à femme entretenue, il n'y a dans l'esprit de l'époque guère de différence, et entre femme entretenue et courtisane, le pas est si vite franchi, d'ailleurs la Stella partira au bras du conseiller Lindorf.
Le drame d'Hoffmann n'est pas de tomber amoureux à chaque fois d'une femme qui se moque de lui.
C'est au contraire de poursuivre sans cesse la même, comme il le dit dans le Prologue.
"Oui, Stella.
Trois femmes dans la même femme.
Trois âmes dans une seule âme.
Artiste, jeune fille, et courtisane.
Notons au passage que le fait de les mentionner dans cet ordre n'a jamais donné à personne l'idée de placer Antonia avant Olimpia.
Dès lors, on comprend mieux le désespoir d'Hoffmann devant une affiche annonçant la célèbre Stella chantant "Donna Anna"
C'est un désespoir vieux de plusieurs années.
Mais, malgré l'alcoolisme d'Hoffmann, malgré le départ de la Stella, l'opéra se termine sur une note optimiste, car le héros, dépouillé d'une passion illusoire, est sauvé par une autre femme, sa Muse, qui ne l'a jamais quitté, et son amour transcendé par l'art l'élève au-dessus de lui-même.
"On est grand par l'amour, et plus grand par les pleurs".
Musicien éclectique, instrumentiste, chanteur, chef d'orchestre, compositeur et musicologue, Keck se consacre à la promotion de l'oeuvre de Giacomo Offenbach dont il est l'un des plus éminents spécialistes.
On lui doit notamment la reconstitution de la partition intégrale des Fées du Rhin, créée au Festival de Montpellier 2002.
Keck s'apprête à publier une nouvelle édition des "I racconti di Hoffmann", dont il a établi une version que l'opéra de Lausanne a programmée avec un succès retentissant.
Nous avons voulu en savoir plus.
Vous avez entrepris l'édition de l'Oeuvre intégrale d'Offenbach.
Qu'est-ce qui a motivé votre choix ? Pourquoi ce compositeur ?
Écoutez.
Je vais reprendre un propos du film de Fellini, "Prova d'orchestra".
A un moment, le réalisateur se dirige vers un instrumentiste - un tubiste - et lui demande.
"Pourquoi avez-vous choisi le tuba ?"
Ce à quoi le musicien répond.
"Ce n'est pas moi qui ai choisi le tuba, c'est le tuba qui m'a choisi".
Eh bien, cela peut paraître prétentieux, mais je pense pouvoir dire que c'est Offenbach qui m'a choisi.
Parce que je ne sais pas pourquoi j'ai choisi Offenbach.
Ca m'est tombé comme ça.
Quand j'avais cinq ans, j'entendais chez mon grand-père un disque d'Offenbach, parmi tant d'autres.
Et puis, à l'âge de quinze ans, j'ai vu une série télévisée avec Michel Serrault, "Les Folies Offenbach", et là, ç'a été vraiment le déclenchement absolu : une passion ravageuse.
Ce n'était pas, à l'époque, ma seule passion, mais c'était la plus forte.
Maintenant, voilà les ans que cela dure.
D'autre part, ce que j'aime chez Offenbach n'est pas forcément ce que la plupart des gens apprécient.
J'aime l'aspect comique, bien sûr, mais ce que je recherche, c'est le "plus".
Par exemple, prenez Jacques Offenbach et Charles Lecocq, ou Hervé ou tout autre compositeur d'opéras bouffes.
Eh bien, ce qui leur est commun ne m'intéresse pas.
Ce qui me retient, c'est le génie d'Offenbach.
Chez Offenbach - vous l'avez sûrement entendu l'été dernier dans Les Fées du Rhin - il y a toujours quelque chose de vraiment génial.
Ce ne sont pas des harmonies simples, une orchestration simple.
Il y a un "plus".
Voilà ce qui me plaît surtout chez lui, son côté dramatique, son côté tragique même.
Quand, en plein coeur d'un opéra bouffe, vous sentez une douleur, quelque chose qui tire quelque part vers les sentiments.
Moi je trouve cela fabuleux.
Justement, à propos des "I racconti di Hoffmann", on dit souvent que c'est une oeuvre à part dans la production de son auteur.
Est-ce que pour vous c'est le cas ou bien y a-t-il continuité?
On a raconté beaucoup de bêtises.
C'est là l'une des grandes images qui suit Offenbach.
Quand j'entends dire.
Toute sa vie, il aura été un bouffon, et il aura voulu avant de mourir faire un testament, se racheter de sa bouffonnerie avec Les Contes di Hoffmann, je réponds premièrement qu'il n'avait pas à se racheter de quoi que ce soit.
Tout ce qu'il avait fait, il l'avait bien fait, et il en était parfaitement conscient.
Deuxièmement, depuis sa prime jeunesse, il avait toujours fréquenté le répertoire "sérieux". I
l a écrit beaucoup de musique de chambre, de concertos, de pièces bien plus graves que ses opéras bouffes.
Seulement, l'opéra bouffe, le public parisien - et viennois aussi - voulait ça.
Ils voulaient cet Offenbach-là.
Il a pourtant essayé maintes et maintes fois de présenter un autre visage.
Avec par exemple Barkouf en 1860, Les Fées du Rhin en 64 et surtout Fantasio en 72, sans oublier Les Bergers, Robinson Crusoé et Vert-Vert.
Toutes ces oeuvres qui jalonnent son parcours sont autrement sérieuses que La Vie parisienne ou La belle Hélène.
Mais le public, lui, demandait de l'Offenbach comique et celui-ci lui a donné ce qu'il attendait.
En dehors de cela, plus qu'un testament, I racconti di Hoffmann constituent une synthèse.
La synthèse de toute une vie.
Vous y trouvez par exemple le personnage bouffe de Franz, qui est très fortement imprégné de la tradition de l'opéra-comique français.
Mais ce qui en fait un chef-d'oeuvre, c'est une intensité et une puissance musicales sans précédent - qui étaient aussi tout simplement liées au fait que le compositeur était en train de mourir.
Il sentait la mort arriver ; et il a travaillé avec un acharnement quelque peu surnaturel.
Attention, il convient de voir cela en dehors du légendaire.
La genèse de I racconti di Hoffmann s'étend de 1873 à 1880.
En 1873, Offenbach n'était pas - disons - en pleine forme.
Il ne l'a jamais été, mais enfin, il ne ressentait pas la proximité de la mort.
Une synthèse, oui, c'est le terme qui convient pour I racconti di Hoffmann.
Mais sûrement pas une pièce à part dans l'oeuvre d'Offenbach.
Précisément, à propos de bêtises écrites sur "I racconti di Hoffmann", on a longtemps soutenu que c'était un opéra inachevé.
Alors que vous affirmez le contraire dans l'Avant-Scène Opéra.
L'Avant-Scène a été écrite il y a dix ans.
Eh bien, en dix ans, il s'en est passé des choses.
C'était l'époque où je venais de retrouver le manuscrit du finale de l'acte quatre.
Donc, tout content, j'ai dit.
Oui, oui, c'est achevé.
Et maintenant, je soutiens le contraire.
Il n'y a que les imbéciles qui ne se remettent pas en cause.
On peut dire qu'Offenbach a achevé une large partie de son opéra.
Il a terminé les quatre premiers actes, sans avoir composé cependant aucun des préludes, des mélodrames, des entractes, parce que ces choses-là, il les écrivait à la dernière minute, en reprenant des thèmes, en faisant des pots-pourris en quelque sorte.
Mais il a quand même écrit une large partie pour chant et piano ; il a orchestré certaines choses - mais pas TOUT. Le cinquième acte, en revanche, pose problème.
Au début, on pouvait croire qu'il l'avait achevé, parce qu'on possède apparemment toute la musique écrite pour le livret de la censure.
En fait, le livret de la censure a été rédigé à partir de ce qu'on avait d'Offenbach.
On s'est dit qu'on allait faire une sorte de version qui allait "tenir la route".
Mais il faut bien admettre aujourd'hui que cet acte n'est pas terminé.
On n'en a que quelques esquisses avec rien moins que cinq livrets différents, car Offenbach n'était jamais satisfait de ce que Barbier lui présentait.
Avec tout cela, il est possible de reconstituer cet acte qui est finalement assez court.
Mais le plus important n'est pas là.
Je ne le voyais pas à l'époque, parce que je ne voulais pas le voir, tout à ma joie de penser que l'oeuvre était complète.
En réalité, son inachèvement est surtout dû au fait qu'Offenbach n'a pas été là pour donner son imprimatur, pour dire.
Voilà, c'est comme ça qu'il faut la représenter.
Ce qui fait qu'aujourd'hui on a beaucoup de musique pour I racconti di Hoffmann, on a même deux passages qui, à mon avis, sont des longueurs.
Il faut donc, si l'on veut que l'ouvrage soit présentable au théâtre, faire des coupures.
C'est comme pour "Les Fées du Rhin" qui durent quatre heures et quart.
Ce qui est intéressant à entendre au concert ou au disque devient un handicap à la scène.
Il ne faut pas oublier qu'Offenbach était le premier à tailler à grands coups de ciseaux dans ses oeuvres pour leur donner un équilibre théâtral, musical et dramatique.
Lui seul, en fait, était habilité à le faire.
Et il y aurait beaucoup à dire sur ce que se permettent certains chefs et metteurs en scène (et qu'ils ne se permettraient d'ailleurs pas avec Verdi ou Wagner... ).
En définitive, I racconti di Hoffmann seront à jamais inachevés en ce sens qu'on ne sait pas ce qu'Offenbach aurait fait au cours des dernières répétitions ou après les premières représentations.
Selon les réactions du public, il aurait sûrement procédé à des modifications, comme à son habitude.
En plus, les distributions prévues à l'origine ont change.
Il y avait un Hoffmann baryton, par exemple.
Oui, on possède d'ailleurs le manuscrit de cette version pour baryton.
C'est celle qui a été présentée par Offenbach en 1879, dans ses salons.
Nous avons l'intention, avec Laurent Naouri - qui veut à tout prix la chanter- de la donner un jour, mais si on la joue telle que le compositeur l'a conçue, c'est-à-dire pour voix et piano, cela signifie une restitution en concert plutôt qu'une représentation scénique.
Bien ; il y a eu, effectivement, énormément de phases de composition entre 1873 et 1880.
On a récemment retrouvé une lettre de 1873 adressée à Barbier dans laquelle Offenbach dit bien qu'il souhaite donner I racconti di Hoffmann à l'Opéra-Comique, alors qu'on a toujours prétendu qu'il avait, dès le début, pensé l'ouvrage comme un grand opera.
Eh bien non.
Cette lettre indique clairement ses intentions.
Ensuite, il le pense grand opéra, puis à nouveau opéra-comique, mais il envisage quand même d'écrire des récitatifs pour Vienne et Londres.
D'ailleurs, il n'y a pas de textes parlés dans le prologue et il a dû envisager la même chose pour l'épilogue afin de donner un équilibre à la pièce: deux "piliers" entièrement chantés qui encadrent les trois actes avec des dialogues parlés.
Il avait même déjà ébauché quelques récitatifs pour l'étranger, mais comme il n'a pu les achever, c'est Guiraud qui s'en est chargé.
Donc, Offenbach envisageait à la fois un opéra-comique et un grand opéra pour.
Pour Vienne et Londres.
Mais son but était avant tout d'avoir un triomphe à l'Opéra-Comique.
Il avait déjà écrit pour ce théâtre sans avoir obtenu beaucoup de succès et son grand rêve - c'était devenu une obsession - était d'avoir ce triomphe, qu'il a malheureusement eu de façon posthume.
Donc, dans son esprit, c'est d'abord un opéra-comique, ensuite, sachant qu'à l'étranger on ne pouvait le représenter tel quel et qu'il fallait que tout soit chanté, il envisageait de composer des récitatifs, mais c'était davantage une contrainte qu'un choix artistique.
Pour en revenir à votre édition, qu'apporte-t-elle de plus que les éditions precedents.
Oeser, Kaye?
Elle apporte différentes choses.
Mais le plus important c'est qu'elle donne à la pièce un équilibre et une cohérence que n'ont pas les autres éditions. C'est du moins ce que disent les directeurs de théâtre.
Par exemple, au cinquième acte, j'ai dû reconstituer le fameux duo Hoffmann/Stella dont on n'a que des ébauches, en écrivant des passages, car le peu d'esquisses qui existait ne permettait pas de faire un duo complet.
J'ai voulu rester dans le style du compositeur.
Ce qui est amusant c'est que des gens m'ont dit que le début ne faisait pas très Offenbach, or précisément c'est de lui.
Finalement, c'est ce que je n'ai pas touché qui fait le moins Offenbach.
Alors là je n'y suis pour rien.
Outre ce duo, il y a évidemment le final de l'acte de Venise, qui est aussi très important, car il donne au dénouement un poids dramatique énorme et rend perceptible le crescendo entre Olympia et Giulietta.
A Lausanne, j'ai pris un parti qui ne figure pas dans l'édition elle-même.
En effet, je trouve que le livret du final de cet acte est assez faible dans le sens où c'est Pitichinaccio qu'Hoffmann assassine par erreur.
Ca a été présenté comme ça en Allemagne et le résultat n'a pas été totalement convaincant.
Alors, j'ai décidé de récrire le texte en me rapprochant de la pièce, c'est à dire en faisant mourir Giulietta.
La faire mourir empoisonnée n'était pas possible dans ce contexte musical, alors j'ai imaginé - spécialement pour ces représentations - une scène dans laquelle Dapertutto, après avoir tendu son épée à Hoffmann, pousse Giulietta sur l'arme, elle meurt de cette façon, ce qui s'inscrit parfaitement dans le crescendo dramatique de l'ouvrage dont je parlais.
Je pourrais me faire écharper par mes collègues musicologues, mais ce n'est pas très grave, parce que musicalement il n'y a pas une note qui ne soit pas d'Offenbach, et le compositeur lui-même n'était pas très satisfait du travail de son librettiste à cet endroit.
En plus, à Lausanne, tout le monde a trouvé fabuleuse cette mort de Giulietta. Cette fin figurera sûrement en appendice dans l'édition, car je trouverais dommage qu'on ne puisse pas en profiter puisque ça marche bien. Quoi d'autre.
Ce que j'ai surtout tenu à faire dans cette édition qui sera très volumineuse, c'est proposer aux metteurs en scène, aux chefs d'orchestre, aux directeurs d'Opéra, tout ce qui est possible.
Par exemple pour Dapertutto, à Lausanne, nous avons donné un air inédit qui est plus beau que ceux que l'on connaît.
Le "scintille diamant" est apocryphe, "Tourne tourne, miroir" est beau aussi, mais celui-là, qui est antérieur, est plus intéressant et quand je l'ai montré à Laurent Naouri, il m'a dit : "C'est ça que je veux chanter."
De même, dans l'acte d'Olympia, Nicklausse a droit à une grande scène dans laquelle il chante deux airs à la suite : un air lent et parodique d'abord, puis voyant que la poupée ne se réveille pas, il entonne "Voyez-la sous son éventail".
Tout cela a probablement été voulu par Offenbach pour sa première mouture des Contes d'Hoffmann.
Étant donné que nous tentons de faire une édition commune Schott-Boosey qui sera publiée dans le cadre de l'édition Offenbach chez Boosey and Hawkes, j'ai vraiment l'intention qu'elle soit la plus exhaustive possible, avec évidemment un fil conducteur pour guider les directeurs de théâtre, les chefs d'orchestre et les metteurs en scène.
Tout de même, je veux qu'il y ait beaucoup d'appendices à cette édition afin qu'on puisse donner, si l'on veut, un air antérieur comme je l'ai fait à Lausanne pour Dapertutto et Nicklausse.
Il y a encore une chose que je voudrais ajouter : certaines pages des Contes d'Hoffmann ne sont pas orchestrées.
Avant moi, Oeser et Kaye ont proposé leur propre orchestration. Par exemple, on en a trois pour "Vois sous l'archet frémissant" : celle d'Oeser, qui n'est pas inintéressante car c'était un excellent musicien ; celle qui figure dans l'édition de Kaye, qui est très dépouillée... mais bon, on est très, très loin d'Offenbach ; et la mienne.
Je dirai que j'ai un avantage par rapport aux autres, c'est que, contrairement à eux, je ne travaille pas que sur Les Contes d'Hoffmann, je travaille depuis vingt-cinq ans sur toute l'oeuvre d'Offenbach et par conséquent je commence à connaître sa façon d'orchestrer.
J'ai donc essayé de faire très modestement quelque chose qui se rapproche de ce qu'il aurait fait.
A priori, ça a marché puisque Jean-Yves Ossonce m'a dit qu'il n'avait jamais entendu Les Contes orchestrés comme ça et que c'était très beau et très léger.
Bref, ça lui a plu.
Revenons à la production de Lausanne.
Vous êtes donc satisfait du résultat.
Eh bien oui, et c'est même époustouflant. Quand je suis allé saluer avec les artistes, Frank Leguérinel qui était à côté de moi m'a dit : "Je n'ai jamais vu un triomphe pareil un soir de première".
Les saluts ont duré près de vingt minutes, c'était phénoménal. Pourtant j'avais de grandes angoisses : quand j'ai vu la mise en scène de Pelly pour la première fois, lors de la générale piano, j'ai pensé :
"C'est vraiment génial !" et puis on s'habitue, on se pose des questions, on se demande comment ça va marcher.
De toutes façon, ce qui compte c'est l'avis du public, or public et critiques ont tous dit que c'était parfaitement équilibré et c'est vraiment ce que je recherchais.
Je ne voulais pas pour Lausanne utiliser mon édition au grand complet et tout donner, je voulais que ce soit un beau spectacle et ça c'est un pari réussi.
Donc, je suis très content !
Est-ce que cette production sera donnée quelque part en France?
Alors, entre ce qui est officieux et officiel.
De toutes façons elle est coproduite, donc elle sera forcément reprise à Bordeaux et à Marseille où José van Dam devrait chanter les quatre méchants, sous la direction de Stéphane Denève.
Et puis, le soir de la première, il y avait dans la salle de nombreux directeurs de théâtres européens, alors, vu le succès, cette production devrait avoir une longue vie.
Peut-on espérer un prolongement sur CD ou DVD?
C'est prévu.
De toute manière, Marc Minkowski aimerait aussi diriger l'ouvrage avec son propre orchestre, il est donc possible qu'on le donne à Grenoble quand le nouveau théâtre sera terminé.
Il faut savoir également qu'à la base, ce projet était pour Natalie Dessay.
Vu ses problèmes de santé, elle a dû y renoncer et c'est Mireille Delunsch qui l'a remplacée brillamment.
A mon avis, le succès est tel que tout cela se fera, avec Natalie ou Mireille.
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I racconti di Hoffmann
Le livret de "I racconti di Hoffmann" s'inspire principalement de trois nouvelles de l'écrivain allemand, une pour chaque acte.
Mais certaines idées, certaines situations, voire un simple nom, proviennent d'autres contes du même auteur.
On peut ainsi recenser une bonne demi-douzaine d'écrits participant à l'action de "I racconti di Hoffmann".
Comme dans la plupart des livrets d'opéra, la simplification est drastique et les auteurs ont fait appel aux aspects les moins subtils des écrits d'E.T. A. Hoffmann, gommant toute leur ironie, réduisant les nouvelles à leur seul aspect fantastique et appuyant exagérément sur l'interprétation biographique.
Lutero est un brave homme, tire lanlaire.
En effet, cas rarissime dans l'histoire del melodramma, c'est un écrivain réel qui devient héros d'un drame, à travers les histoires qu'il écrit.
Ce génial tour de passe-passe est largement facilité par le fait que beaucoup de héros hoffmanniens, tels Anselmo du "Vase d'or" ou Johannes Kreisler du "Chat Murr" sont des idéalisations (alter ego) de leur créateur, des mises en images d'Hoffmann.
L'imagination des contemporains et lecteurs d'Hoffmann avait également été frappée par le caractère même d'Hoffmann, alcoolique et torturé.
Hitzig, un de ses plus anciens amis, avait rédigé une biographie qui resta longtemps l'unique source concernant Hoffmann, et dans laquelle on trouvait notamment les lignes suivantes.
"Hoffmann se laissa entraîner à toutes sortes de débauches, notamment à la boisson."
"Par ses fréquentations, il fut amené à renverser toute règle de vie, faisant du jour la nuit et de la nuit le jour."
C'est en ces deux erreurs qu'il faut chercher la source de sa déchéance ultérieure, corporelle et malheureusement aussi intellectuelle.
Mais qu'on ne s'imagine pas un buveur du commun, qui boit et boit par goût jusqu'au moment où il bredouille et s'endort.
C'était tout l'opposé chez Hoffmann.
"Il buvait pour se "monter", même lorsqu'il n'était pas particulièrement exalté, il ne restait pas assis sans rien faire, comme la plupart des clients de tavernes."
Des recherches plus poussées infirment cette legend.
Outre ses activités artistiques (écriture, musique, peinture), Hoffmann était employé au ministère de la justice comme conseiller au Kammer Gericht, et s'acquittait de son emploi avec une compétence reconnue, ce qu'il n'aurait pas pu faire s'il était vraiment l'épave décrite par Hitzig.
D'autre part, il n'a jamais connu de déchéance intellectuelle.
Néanmoins la légende était établie, il ne restait qu'à emprunter le cadre et l'ambiance aux écrits d'Hoffmann, et tout particulièrement aux contes des frères de Saint-Sérapion, eux-mêmes largement inspirés d'Hoffmann et de son groupe d'amis.
Ces "frères" sont six camarades qui se réunissent dans la taverne "Lutter und Wegner" a Berlin, où ils racontent des histoires à tour de rôle.
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La première réunion eut lieu le jour de la Saint-Sérapion, qui donna son nom à l'assemblée.
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Voici pour le lieu.
Pour ce qu'on y consomme, on trouve mention du punch dans un grand nombre de nouvelles d'Hoffmann.
Il ne s'agit bien entendu pas de la boisson antillaise à base de rhum, mais d'un breuvage constitué d'arak, de citron et de sucre, que les filles de bonne famille font flamber de leurs blanches mains.
Il semblerait, au vu des compliments des convives, qu'il s'agisse là d'une vertu ménagère.
Comme au chef-d'oeuvre de Mozart elle prête l'accent d'une voix ferme et sure.
Ce n'est pas par hasard que Stella interprète "Donna Anna" dans le "Don Giovanni" de Daponte e Mozart.
Hoffmann adulait Mozart, au point de transformer son troisième prénom en "Amadeo."
Dans la nouvelle d'Hoffmann intitulée "Don Giovanni", un voyageur découvre que sa chambre d'hôtel est attenante à une loge d'opéra et assiste ainsi fortuitement à une représentation de "Don Giovanni".
Cet endroit existait, il s'agit de l'"Hôtel de la Rose" à Bamberg qu'Hoffmann voyait de sa fenêtre quand il habitait cette ville.
La nouvelle est un prétexte pour livrer une analyse du chef-d'oeuvre de Mozart, passionnante pour tout amateur d'opéra.
Après un résumé de l'intrigue et une présentation des personnages saisissants de justesse, Hoffmann se penche sur les relations entre "Don Giovanni" et "Donna Anna", deux êtres de nature divine, l'un déchu, l'autre pure.
Il avance que juste avant le lever de rideau, "Donna Anna" s'est donnée au séducteur avec feu, avec violence, afin de l'arracher au désespoir.
Mais ils se sont trouvés trop tard, "Don Giovanni" ne sera pas sauvé et "Donna Anna" sera perdue.
Après avoir lu cette nouvelle, on ne pourra plus jamais penser que le prude XIXe siècle avait édulcoré les relations entre "Donna Anna" et "Don Giovanni".
Clic clac, clic clac, voilà Kleinzach.
La légende de Kleinzach que chante Hoffmann provient d'un conte satirique, "Le petit Zacharie".
A vrai dire, de ce savoureux conte qui brosse une galerie de portraits de gens connus de la bonne société berlinoise autant qu'une caricature sociale, il n'y a que la description du personnage qui figure dans l'opéra.
"Ce qu'au premier abord on eût fort bien pu prendre pour une souche étrangement noueuse était, en effet, un marmot difforme, haut comme deux mains à peine, qui se roulait à présent dans l'herbe en grognant.
Cette créature avait la tête profondément enfoncée entre les épaules, une excroissance en forme de citrouille lui tenait lieu de dos, et immédiatement sous sa poitrine pendaient de petites jambes, minces comme des baguettes de coudrier.
Bref, le gamin ressemblait à un gros radis fendu.
Du visage, une vue un peu faible ne pouvait découvrir grand'chose.
En y regardant de plus près, on apercevait sans doute le long nez pointu qui surgissait tout raide d'une broussaille de cheveux noirs, et une paire de tous petits yeux au noir scintillement qui, surtout étant donné les traits ratatinés et vieillots du visage, semblaient indiquer une petite mandragore.
Une bonne fée qui passait pas là prit pitié de cette créature et lui offrit le don de s'approprier le mérite de tout ce qui se faisait de bien dans son entourage.
Le petit Zacharie devint ainsi un être ignoble et couvert d'honneur jusqu'à ce que l'étudiant Balthazar, protégé lui aussi par un magicien, parvienne à défaire le sort.
J'ai des yeux, de beaux yeux.
L'essentiel de l'acte d'"Olimpia" est tiré du conte intitulé "L'homme au sable".
Mais alors que le livret et la musique (et les mises en scène) tirent l'histoire vers le comique, la nouvelle est proprement terrifiante.
La historie d'Olimpia est également très riche et le librettiste a dû la simplifier considérablement.
L'étudiant Nathanaël, ravalé au rang de comparse dans le livret, écrit à son ami Lothar, frère de sa fiancée Clara, qu'il a rencontré, en la personne d'un colporteur qui lui proposait des baromètres, un personnage épouvantable, car il lui rappelle les pires heures de son enfance.
Alors qu'il était tout petit, un homme effrayant, nommé Coppelio, rendait quelquefois visite à son père.
Sa mère disait alors "voici l'homme au sable", c'est à dire le marchand de sable, pour signifier aux enfants qu'il était l'heure de se coucher.
Mais cet homme au sable est bien moins pacifique que celui que nous connaissons, car il emporte les enfants qui ne dorment pas dans un grand sac et les donne à manger à ses rejetons, monstres dotés de becs crochus.
L'enfant, terrorisé, avait amalgamé l'homme au sable et Coppelio.
Un soir, Nathanaël se cacha afin de connaître le terrible secret de son père et de son visiteur.
Il découvrit qu'ils se livraient à de mystérieuses expériences dans lesquelles il était question d'yeux.
Mais Nathanael fut découvert et Coppelio tenta de lui prendre ses yeux.
Il fut sauvé par le père de Nathanael et "l'homme au sable" disparut pendant un certain temps.
Quand l'homme au sable revint, l'expérience tourna mal et le père de Nathanael mourut.
Nathanaël ne peut s'empêcher de voir en Coppelio un véritable démon, mais sa fiancée, la raisonnable et gaie Clara, trouve une explication à tous les phénomènes mystérieux que Nathanael lui décrit.
Le personnage de Clara, absent de l'opéra, permet à l'auteur de se livrer à une série de réflexions sur le fantastique et le rationalisme, mais également sur le sentiment amoureux, en opposant Clara, la femme, et Olimpia, la poupée.
Un jour de dispute, Nathanaël traite Clara d'automate, car elle ne comprend ni ses angoisses, ni sa poésie, alors qu'il n'aura jamais une telle réaction vis à vis d'Olimpia.
Nathanaël se persuade que le colporteur ne peut pas être Coppelio, car il se nomme Giuseppe Coppola et parle avec l'accent piémontais. I
l retourne à G***, où Nathanael étudie la physique auprès de Spalanzani, lui-même en affaires avec le marchand de baromètres.
De la fenêtre de sa chambre d'étudiant, Nathanael voit l'intérieur du salon de Spalanzani, dans laquelle la fille de ce dernier, Olimpia, reste bizarrement immobile.
Un jour, Nathanaël reçoit la visite du colporteur qui lui dit qu'il n'a pas que des baromètres à vendre, mais aussi des yeux, et lui montre tout un assortiment de lunettes.
A leur vue, Nathanaël est saisi d'une pulsion meurtrière et tente d'étrangler le colporteur.
Ce dernier, pour le calmer, lui propose des lorgnettes, qu'il vend trois ducats.
Quand Nathanaël regarde par la fenêtre avec ses lorgnettes, il aperçoit Olimpia et tombe en extase.
Le colporteur, en le quittant, éclate d'un rire ignoble.
Peu de temps après, un bal est donné chez Spalanzani, au cours duquel il présente Olimpia à l'assistance.
Nathanaël, la regardant de nouveau au travers de sa lorgnette, en tombe fou amoureux, alors que tous les autres assistants la trouvent un peu raide ou idiote.
Elle ne sait dire que "ach, ach, ach".
Nathanael invite Olympia à danser, puis est convié à revenir en qualité de prétendant.
Ses amis le mettent en garde, trouvant Olimpia peu naturelle.
Un jour, en allant rendre visite à Olimpia, Nathanaël entend un bruit de lutte.
Il se précipite et découvre Spalanzani et le colporteur se battant.
La scène, qui a un petit côté comique dans l'opéra, n'a ici rien de drôle.
Coppola s'enfuit avec le corps d'Olimpia, mais Nathanaël a eu le temps d'apercevoir son visage, une figure de cire aux orbites vides.
Spalanzani hurle qu'il a gardé les yeux, une paire d'yeux sanglants, qu'il lance à Nathanaël.
Ce dernier, pris d'un accès de folie, s'attaque à Spalanzani.
Il est maîtrisé et emmené dans un hôpital pour fous.
Guéri, il va passer sa convalescence auprès de Clara.
En se promenant un jour, ils montent tous deux en haut d'un beffroi.
Pour mieux voir, Nathanaël sort de sa poche les lorgnettes que lui avaient vendues le colporteur et, à nouveau pris de folie, il tente d'assassiner Clara, qui est sauvée in extremis par son frère Lothar.
Nathanaël aperçoit alors Coppelio dans la foule des badauds et se précipite du haut du beffroi.
On ramasse son corps brisé.
La grande force de ce conte, caractéristique propre à l'ensemble de l'oeuvre d'Hoffmann, est que rien n'est vraiment expliqué.
On ne saura jamais si Coppelio et Coppola ne font qu'un, ni la cause de la bataille au sujet des yeux.
Nathanael, le héros, tout comme le lecteur, passe insensiblement d'un monde familier et rationnel à un univers cauchemardesque dans lequel tout n'est qu'illusion.
Vois sous l'archet frémissant.
L'histoire d'Antonia provient d'une nouvelle qui s'intitule, selon les traductions, "Il violino di Cremona."
Lors d'une réunion des frères de Sérapion, Teodoro, l'alter ego d'Hoffmann, entame l'histoire du conseiller Krespel, qui avait fait construire sa maison sans porte ni fenêtres pour les faire percer une fois les murs montés.
Teodoro, arrivant dans la ville, est surpris par l'étrangeté de Krespel.
Il apprend que ce vieil original a la passion des violons, qu'il en fabrique, les essaie, puis les accroche au mur sans jamais en rejouer.
Lorsqu'il trouve le violon d'un maître célèbre, il en joue une fois, puis le démonte et en jette les morceaux dans un coffre.
Il apprend également qu'une fille nommée Antonia vit avec lui, sans doute séquestrée.
Toute la ville a entendu chanter Antonia une seule fois, d'une voix ravissante.
Les habitants s'étaient massés devant la maison pour l'entendre. I
ls avaient ensuite vu un homme s'enfuir de la maison et depuis, la fille n'avait plus jamais rechanté.
Poussé par la curiosité et amoureux de cette fille qu'il n'a jamais vue, Teodoro se fait inviter chez le conseiller Krespel qui lui montre ses violons et, parmi eux, un instrument très ancien à la sonorité d'une beauté bouleversante qu'il n'a jamais eu le courage de détruire.
Peu à peu, Teodoro devient un habitué de la maison, il est présenté à Antonia, mais un jour où il l'incite à chanter, le conseiller Krespel le jette dehors.
Teodoro quitte la ville.
Deux ans plus tard, Teodoro est de retour, le jour même de l'enterrement d'Antonia.
Le conseiller Krespel, brisé, lui raconte son histoire.
Il était l'époux d'une célèbre cantatrice italienne qu'il quitta à cause de son caractère impossible, à la suite d'une scène au cours de laquelle elle avait cassé son violon et, lui, l'avait jetée par la fenêtre, heureusement sans la blesser.
Après son départ était née une fille dont il prenait régulièrement des nouvelles.
L'enfant, prénommée Antonia, grandit, songea à devenir cantatrice comme sa mère et se fiança avec un compositeur.
Quelque temps avant le mariage, la mère d'Antonia mourut et Krespel partit pour l'Italie s'occuper de sa fille.
Dès qu'elle se mit à chanter en sa présence, des taches rouges apparurent sur ses joues, à ce signe, le conseiller comprit que l'effort du chant serait fatal au coeur de sa fille et qu'elle y laisserait la vie, diagnostic qu'il se fit confirmer par un médecin.
Krespel avertit honnêtement Antonia du danger et ils décidèrent d'un commun accord de quitter l'Italie.
Mais le fiancé les retrouva en Allemagne et décida la fille à chanter encore une fois.
Antonia faillit en mourir et le musicien s'enfuit.
Une vie paisible et recluse commença alors pour le père et la fille.
Krespel acheta un jour un vieux violin de Cremona et tous deux s'aperçurent avec stupeur que le son qu'il produisait était identique à la voix d'Antonia.
La jeune fille disait quelquefois à son père "je voudrais bien chanter", alors le conseiller jouait de ce violon.
Quelques jours avant le retour de Teodoro, Krespel entendit en pleine nuit la voix d'Antonia et le son d'un clavecin, comme si son fiancé l'accompagnait.
Il voulut se lever de son lit, mais n'y parvint pas.
Dans une lueur bleuâtre, il vit Antonia dans les bras du musicien.
A l'aube, Antonia fut trouvée morte dans son lit, et le vieux violin di Cremona cassé.
Une des grandes différences entre le conte et le livret, c'est l'absence du docteur Miracle.
Chez Hoffmann, en effet, le glissement du réel au fantastique est si insensible qu'un diable serait trop voyant, incongru pour tout dire.
Le surnaturel se passe d'explications, fût-ce par l'intermédiaire d'un démon.
Le docteur Miracle existe pourtant dans les écrits d'Hoffmann, mais dans la nouvelle intitulée "Le magnétiseur".
C'est un médecin qui s'appelle Alban et s'introduit dans une maison heureuse en feignant une profonde amitié pour le fils de la famille.
Il est spécialiste de l'hypnose.
Le mesmérisme n'est pas si lointain.
Un ami de la famille, qui se méfie d'Albano et connaît ses recherches dans le domaine du magnétisme, l'appelle par dérision "le docteur aux miracles".
La fille de la maisonnée, Maria, doit épouser un jeune colonel dès la fin de la guerre.
Toutes les nuits, Albano hypnotise Maria durant son sommeil pour la séparer de son fiancé.
Ce qui entraîne la mort de Maria.
Ajoutons encore que l'Antonia de l'opéra n'est pas un personnage hoffmanien, car elle veut échapper à sa future condition d'épouse et de mère, alors que les filles imaginées par Hoffmann sont extrêmement prosaïques et ne rêvent que de se marier avec un homme confortablement établi pour se livrer aux joies du ménage.
Elles sont des pièges pour les poètes qui, s'ils se laissent charmer, abandonnent toute velléité de création artistique et s'installent bourgeoisement.
Un thème récurrent des nouvelles d'Hoffmann est l'indépendance de l'artiste, quotidiennement menacée par l'amour, qui doit uniquement être conçu comme source d'inspiration et non comme la possession de l'être aimé.
Ceci est encore un éléments biographique: la bien-aimée inaccessible s'appelait Julia Marc.
Ce que je veux de toi, c'est ta fidèle image.
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Le dernier acte provient d'une partie d'un conte intitulé "Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre", auquel viennent s'ajouter bon nombre d'éléments extérieurs.
Il est symptomatique de constater que ce conte, tout d'abord raccourci, puis ré-augmenté d'éléments disparates, a donné naissance à la partie la moins cohérente du livret, même si cette hétérogénéité est partiellement due aux remaniements successifs de l'opéra.
Le narrateur, invité chez une connaissance pour fêter la Saint-Sylvestre, y retrouve par hasard une fille qu'il a aimée autrefois, Giulietta.
Ses sentiments pour Giulietta ne sont pas éteints et il tente de la reconquérir, avant de s'apercevoir qu'elle est mariée.
Giulietta s'éloigne au bras de son époux, sur ces mots.
"Ne voulez-vous pas que nous rejoignions la compagnie, mon mari me cherche."
"Vous êtes toujours fort amusant, mon cher."
Toujours d'humeur originale, comme autrefois.
Seulement, ménagez vous sur la boisson."
Le narrateur s'enfuit en courant dans la nuit, sans prendre le temps d'enfiler son manteau.
Le narrateur entre dans une taverne et demande à boire.
Un autre convive, l'air un peu bizarre, pénètre dans la pièce, suivi d'un autre, qui demande à ce que les miroirs soient voilés avant d'entrer.
Une conversation s'engage entre les trois hommes, qui devient de plus en plus vive et tourne à la dispute.
Le troisième arrivant quitte la taverne, bientôt suivi du deuxième, en qui le narrateur reconnaît subitement Peter Schlemihl, à cause de son absence d'ombre.
Ce dernier fait ici une apparition en "guest star", c'est un personnage du roman "La Merveilleuse histoire de Peter Schlemihl" d'Adalbert Von Chamisso, un très grand ami d'Hoffmann.
Dans l'opéra, un rôle plus important lui sera dévolu.
Le narrateur quitte la taverne et, toujours sans manteau, demande l'hospitalité à un ami qui, par erreur, l'installe dans une chambre où un lit est déjà occupé par le troisième client de la taverne.
Ils entament une conversation et bientôt s'aperçoivent qu'ils ont tous deux été trahis par une femme.
Le narrateur par Giulietta et l'inconnu par Giulietta.
Les deux hommes s'endorment et le narrateur fait un cauchemar.
A son réveil, son compagnon a disparu, lui laissant le récit de sa triste histoire.
Erasme Spikher -- c'est le nom de l'étrange personage -- effectua un voyage en Italie, laissant sa femme et son fils en Allemagne.
A Firenze, il tomba amoureux de Giulietta et rencontra l'inquiétant Dapertutto.
Malgré les avertissements de ses amis, Spikher oublia épouse et enfant, absorbé par sa passion pour Giulietta.
Un jour, à la campagne, Spikher fut provoqué par un rival, un italien, fort laid de figure et plus ignoble encore de manières.
Spikher le tua et dut quitter l'Italie.
Giulietta lui demanda alors son reflet en souvenir.
Il s'enfuit en compagnie de Dapertutto qui, le narguant, lui proposa un enchantement qui lui aurait permis d'échapper à ses poursuivants, mais qui n'aurait pu être fait qu'avec son reflet.
Erasmo abandonna son compagnon, mais quand il arriva dans une auberge, les clients s'aperçurent qu'il ne se reflétait pas dans la grande glace et, le prenant pour un suppôt du diable, le chassèrent.
Erasmo parvint à rentrer chez lui et recommença à couler une vie paisible, jusqu'à ce que sa femme et son fils s'aperçussent qu'il n'avait pas de reflet, ce qui l'obligea à quitter sa maison.
Dapertutto survint et lui promit de retrouver son reflet ainsi que Giulietta, à condition qu'il empoisonnât sa femme et son fils, mais Erasme n'en eut pas le courage.
Giulietta lui apparut alors et lui proposa de céder sa famille à Dapertutto par contrat, mais à ce moment l'épouse d'Erasmo les surprit.
La révolte de ce dernier dissipa les fantômes.
Sa femme l'engagea à parcourir le monde à la recherche de son reflet et à revenir une fois qu'il y serait parvenu.
C'est au cours de ces pérégrinations qu'il rencontra Peter Schlemihl qui avait vendu son ombre au diable en échange de la réalisation de tous ses désirs.
La Giulietta du compte est foncièrement mauvaise et n'a besoin ni de diable ni de diamant pour demander son reflet au héros.
Le diamant existe pourtant dans un conte intitulé "Le vase d'or".
"S'étant déganté de la main gauche, il brandit sous les yeux de l'étudiant une bague étincelant d'un merveilleux diamant et dit.
"Regardez donc, mon cher ami."
"Il y a de quoi vous réjouir, si vous le voulez."
Anselme regarda : miracle !
Tel un brasier ardent, le diamant rayonnait de mille feux.
Le faisceau convergent de ses rayons était devenu un miroir de cristal transparent mais en un clin d'oeil l'archiviste avait soufflé sur le miroir.
Avec des crépitements électriques, les rayons de feu se replièrent sur leur centre et au doigt de Lindhorst ne brillait plus maintenant qu'une petite émeraude, qu'il recouvrit de son gant.
"Avez-vous vu les petits serpents d'or, monsieur Anselme ?" demanda-t-il."
Le thème du miroir magique est fréquent chez Hoffmann, au même titre que les lorgnettes et les lunettes (celles de Coppelio, mais aussi celles de Giglio Fava dans "Princesse Brambilla").
Un des livres préférés du poète s'intitulait "La magie naturelle", de Wiegleb, qui démontait minutieusement les mécanismes des apparitions dites surnaturelles réalisées par les charlatans à l'aide de vapeur artificielle, d'une lanterne magique et de jeux de miroirs.
Utiliser un ouvrage censé déjouer les supercheries pour bâtir un univers fantastique, quel merveilleux acte poétique.
Le personnage de Pitichinaccio apparaît dans la nouvelle Signor Formica.
Il s'agit d'un nain demi-castrat qu'un barbon habille en femme pour servir de femme de chambre à sa pupille, dans une intrigue assez proche du Barbier de Séville.
On est grand par l'amour et plus grand par les pleurs.
Même l'épilogue de l'opéra s'inspire des convictions d'Hoffmann, qui plaçait l'art par dessus tout.
Ainsi, dans "Le Vase d'or", splendide conte dont l'ironie mordante interdit au lecteur toute certitude (la méchante sorcière est la fille d'une plume de dragon et d'une ... betterave !), on a suivi pendant des pages les aventures d'Anselme, enfin parvenu en Atlantide, quand on découvre subitement le narrateur qui se plaint amèrement d'avoir à regagner sa mansarde, une fois son conte terminé.
Le magicien lui dit alors.
"Chut ! taisez-vous, mon cher.
Et ne vous lamentez pas de cette façon ! n'étiez-vous pas, il y a un instant, en Atlantide?
Et oubliez-vous que vous y possédez, demeure poétique de vos secrètes pensées, une solide métairie?
La béatitude d'Anselme, qu'est-elle après tout, sinon la vie dans la poésie, à qui est révélé le plus profond mystère de la Nature, la sainte et universelle Harmonie.
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Cette discographie s'en tient aux enregistrements de studio et aux deux parutions en vidéo régulièrement disponibles sur le marché.
Pour chaque version, l'édition retenue figure en regard du nom du chef d'orchestre.
1948 : André Cluytens 1/ Choudens Raoul Jobin (Hoffmann), André Pernet (Coppélius), Charles Soix (Dapertutto), Roger Bourdin (Miracle), Louis Musy (Lindorf), Renée Doria (Olympia), Vina Bovy (Giulietta), Géori Boué (Antonia), Fanely Revoil (Nicklausse), Simone Borghèse (La mère/Stella), André Philippe (Crespel), René Lapelletrie (Spalanzani), Charles Cambon (Schlemil), André Bourvil (Andrès, Cochenille, Pitichinaccio, Frantz), Raymond Amade (Nathanaël), Camille Maurane (Hermann), André Vessière (Luther), Renée Faure (la Muse, rôle parlé). Choeurs et orchestre de l'Opéra Comique Un coffret de 2 CD EMI (Ce coffret supprimé du catalogue EMI vient de ressortir aux Etats-Unis sous le label Naxos)
On écoute ces CD comme on feuilletterait un vieil album de photos aux teintes sépia : avec attendrissement et nostalgie. Nostalgie d'un temps à jamais révolu : celui où l'Opéra-Comique disposait d'une troupe solide et homogène. Et c'est bien l'homogénéité qui frappe à l'audition de ces plages, et plus encore la diction irréprochable de tous les interprètes dont chaque mot est parfaitement intelligible. Un exemple à méditer pour certains de nos chanteurs francophones d'aujourd'hui ! Raoul Jobin est un Hoffmann solide et bien chantant, sa caractérisation, un tantinet monolithique, est toujours efficace, et réserve de beaux moments : la chanson de Kleinzach, et les duos avec Giulietta et Antonia notamment. Doria, Bovy et Boué, stars de l'époque, n'appellent aucune réserve majeure, même si leur prononciation est un peu datée et si d'autres, par la suite, offriront des portraits plus saisissants et aboutis de leurs personnages. Mention spéciale, cependant, à Géori Boué pour son Antonia fort émouvante. Fanely Revoil, enfin, est un Nickausse convaincant aux intonations irrésistibles de poulbot. Les quatre personnages diaboliques, sardoniques et inquiétants à souhait, rivalisent de noirceur : aucun ne déparerait une distribution actuelle. C'est toutefois l'inattendu Bourvil qui surprend le plus ; sa voix, reconnaissable entre toutes, offre des quatre valets une caractérisation atypique sans doute, anthologique assurément ! Tout ce beau monde est mené avec fougue et précision par Cluytens dont la direction électrisante fait ici merveille en dépit d'un orchestre quelque peu en retrait. Une version qui mérite le détour.
1965 : André Cluytens 2/ Choudens Nicolaï Gedda (Hoffmann), George London (Coppélius, Miracle), Ernest Blanc (Dapertutto), Nicola Ghiuselev (Lindorf), Gianna d'Angelo (Olympia), Elisabeth Schwarzkopf (Giulietta), Victoria de Los Angeles (Antonia), Jean-Christophe Benoît (Nicklausse), Christiane Gayraud (La mère), Robert Geay (Crespel), Michel Sénéchal (Spalanzani), Jean-Pierre Laffage (Luther/Schlemil), Jacques Loreau (Andrès, Cochenille, Pitichinaccio, Frantz), André Mallabrera (Nathanaël), Jacques Pruvost (Hermann), Renée Faure (Stella et la Muse, rôles parlés). Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire. Choeurs René Duclos. Un coffret de 2CD EMI (**)
Avec l'arrivée du microsillon, puis de la stéréo, Cluytens remet ses Contes sur le métier, comme il le fit également pour Faust. Signe des temps, la distribution s'internationalise, on a même l'impression qu'EMI a voulu nous présenter ici un florilège des plus grands noms de son écurie : Callas, elle-même, avait été un moment pressentie pour Olympia. Le résultat, hélas, ne tient pas ses promesses avec des chanteurs d'horizons et de répertoires trop divers, sans parler de leurs accents hétéroclites ! Nicola Ghiuselev et George London, en dépit de louables efforts de prononciation, semblent égarés dans un univers qui leur est étranger : leur interprétation au premier degré manque de séduction et d'ironie. Des "méchants" certes, mais pas ceux d'Offenbach. Seul l'admirable Ernest Blanc comprend véritablement ce qu'il chante. Il est toujours regrettable de confier ces rôles à des interprètes différents, surtout quand ceux-ci ne parviennent pas à cette homogénéité indispensable que leur conférait l'équipe de la version précédente. Ces dames sont à peine mieux loties : Gianna d'Angelo est une Olympia passe-partout, privée d'éclat. Victoria de Los Angeles, pour touchante qu'elle soit, ne peut se départir d'un certain maniérisme récurrent chez elle et déplacé ici. Ses aigus, en outre, sont tendus et le contre-ré qui conclut le trio final, passablement strident. On a souvent lu que la Giulietta d'Elisabeth Schwartzkopf était exotique : pourtant on entendra bien pire dans ce rôle, et force est de reconnaître en la réécoutant que son incarnation et sa diction sont en tout point idoines ; on lui pardonne aisément un zeste d'affectation qui n'est pas forcément contradictoire avec l'esprit du personnage. Est-ce par souci de réalisme que le rôle de Nicklausse a été confié à un baryton ? Il est vrai qu'en ces années 60 on attribuait parfois Siebel, Roméo (celui de Bellini), ou Jules César à des interprètes masculins. Il s'agit tout de même d'un contresens fâcheux ; les qualités de Jean-Christophe Benoît ne sont pas en cause, il se tire même plutôt bien de sa partie.
Les seconds rôles sont dans l'ensemble campés avec justesse et conviction. Mais le grand triomphateur de cette version est sans conteste Nicolaï Gedda qui s'était fait une spécialité du répertoire français : ses enregistrements de Faust, Don José, Werther sont encore aujourd'hui des références. Son Hoffmann a tout : la fougue, l'élégance, le style et une diction absolument parfaite : un modèle absolu qui justifierait à lui seul l'acquisition de cette intégrale. La direction de Cluytens, plus fouillée qu'en 48, n'a pas la même spontanéité. Elle bénéficie toutefois d'un orchestre meilleur et mieux enregistré. (**) Cette version entièrement remastérisée est désormais disponible dans la collection "Great Recordings of the Century".
1972 : Richard Bonynge/ Bonynge Placido Domingo (Hoffmann), Gabriel Bacquier (Coppélius, Dapertutto, Miracle, Lindorf), Joan Sutherland (Olympia, Giulietta, Antonia, Stella), Huguette Tourangeau (Nicklausse/ la Muse), Margarita Lilowa (la Mère), Paul Plishka (Crespel), Jacques Charron (Spalanzani), André Neury (Schlemil), Hugues Cuenod (Andrès, Cochenille, Pitichinaccio, Frantz), Pedro Di Proenza (Nathanaël), Paul Guigue (Hermann), Roland Jacques (Luther). Choeurs et orchestre de la Suisse Romande. Un coffret de 2 CD Decca (***)
On ne soulignera jamais assez l'importance de la contribution de Richard Bonynge à la découverte et la diffusion de l'opéra français dont il a gravé nombre d'intégrales, parfois en première mondiale : Thomas, Adam, Meyerbeer, Massenet, en particulier lui doivent beaucoup. Pour Les Contes d'Hoffmann, il s'est livré à un travail rigoureux sur la partition (*) et en propose la version "opéra-comique" comme à la création. Exit les récitatifs de Guiraud, remplacés par des dialogues. Le personnage de la Muse/Nicklausse retrouve sa double identité, clé fondamentale de l'oeuvre. Enfin, selon le voeu d'Offenbach et de son librettiste, il confie les quatre méchants au même baryton et les personnages féminins à une seule soprano. L'ouvrage y gagne en unité et cohésion et, pour une fois, la trame de l'acte de Giulietta entièrement reconstruit est cohérente. Dommage qu'il n'ait pas songé à restituer aux trois histoires leur ordre logique. Les interprètes sont à la hauteur de l'entreprise, à commencer par les seconds rôles presque tous francophones, qui rendent plausibles les dialogues parlés : le Spalanzani de Jacques Charron est absolument irrésistible de drôlerie, son incarnation est inimitable à l'instar de celle de Bourvil dans les quatre valets chez Cluytens1. Ceux-ci sont dévolus à Hugues Cuenod qui leur confère une caractérisation haute en couleurs avec un charisme et un humour jubilatoires. Le Nicklausse d'Huguette Tourangeau est tout à fait satisfaisant et on lui sait gré de nous épargner certains graves par trop caverneux qui ont entaché sa participation à nombre d'intégrales du répertoire belcantiste. Gabriel Bacquier signe l'une de ses plus remarquables prestations au disque : ses quatre personnages sont subtilement différenciés, jusque dans les scènes parlées d'une justesse confondante (Ah, le délicieux accent allemand de son Coppélius !). Tour à tour sarcastique et menaçant, il surprend à chaque mesure et sa présence est telle qu'on a l'impression de le voir jouer sous nos yeux : une grande leçon de théâtre ! Saluons également la performance de Dame Joan Sutherland éblouissante de santé vocale. Son Olympia exceptionnelle la situe d'emblée en tête de la discographie : le second couplet des "Oiseaux dans la charmille" est ornementé avec goût ; trilles, notes piquées, suraigus interpolés, tout est d'une facilité, d'une aisance absolument inouïes. Plus étonnant encore, elle parvient à donner de la courtisane Giulietta un portrait en tous points convaincant, y compris dans les dialogues. Enfin, elle campe une Antonia pudique et sensible, à laquelle il manquerait un soupçon de fragilité pour être totalement crédible. Mais quel trio final ébouriffant et quel contre-ré lumineux ! Son Hoffmann se hisse sur les mêmes sommets : Placido Domingo est un poète ardent, passionné et juvénile à la fois. Sa voix, en grande forme, se joue avec aisance de toutes les difficultés de sa partie et son timbre chaleureux fait ici merveille. Tout au plus pourrait-on lui reprocher un accent un peu trop prononcé, gênant surtout quand il parle. Mais il s'agit là de sa première intégrale dans une langue qu'il maîtrisera davantage par la suite. Ce rôle qu'il a chanté sur la plupart des grandes scènes internationales compte parmi ses meilleures incarnations. Richard Bonynge galvanise ses troupes avec un enthousiasme communicatif. Sa direction est vigoureuse et nuancée. Tout y est : l'humour "Elle a de très beaux yeux", le lyrisme "O Dieu de quelle ivresse" et le mystère ; écoutez avec quelle subtilité et quelle économie de moyens il parvient à créer une atmosphère angoissante dans le trio "Pour conjurer le danger". Une très grande version qui comporte notamment le meilleur acte d'Olympia jamais entendu. (***) Coffret aujourd'hui disponible dans la collection économique "Rouge Opéra" (Decca)
1973 : Julius Rudel/ Choudens Stuart Burrows (Hoffmann), Norman Treigle (Coppélius, Dapertutto, Miracle, Lindorf), Beverly Sills (Olympia, Giulietta, Antonia, Stella), Susanne Marsee (Nicklausse, la Muse), Nico Castel (Spalanzani, Andrès, Pitichinaccio, Frantz), Robert Lloyd (Crespel), Raimund Herincx (Hermann, Schlemil), Bernard Dickerson (Cochenille, Nathanaël), John Noble (Luther). John Alldis Choir. London Symphony Orchestra Un coffret de 2 CD Westminster
L'année suivante, celle que l'on présentait alors comme la rivale de Sutherland, décide à son tour de graver les trois rôles féminins. Point ici de recherche musicologique : nous avons droit à la version Choudens, plus complète cependant que chez Cluytens, certaines coupures traditionnelles ayant été rétablies. Saluons le souci d'homogénéité de l'éditeur qui confie également les quatre méchants au même chanteur. La distribution ne comporte aucun interprète francophone. Cependant, tous ont une prononciation dans l'ensemble satisfaisante. Les seconds rôles sont campés avec honnêteté, à défaut de caractère marquant. Que dire du Nicklausse de Susanne Marsee, sinon que le timbre est impersonnel et qu'elle fait les notes avec application et sans faute de goût ? Norman Treigle est un diable sans surprise aux intentions convenues : nous sommes à des années-lumière de la subtilité d'un Bacquier. La voix - rocailleuse par instants - accuse quelque fatigue qui entache le trio final d'Antonia. Ténor mozartien avant tout, Stuart Burrows semble égaré dans un emploi qui dépasse ses moyens : cela est perceptible notamment dans le duo avec Giulietta "O Dieu ! de quelle ivresse", et cette insuffisance n'est pas compensée, loin s'en faut, par une incarnation théâtrale convaincante. Une chanson de Kleinzach bien en situation et quelques nuances bienvenues dans "Amis ! l'amour tendre et rêveur" ne sauraient racheter l'absence d'investissement manifeste dans des pages telles que "Ah ! vivre deux" ou le duo avec Antonia, dépourvues de passion amoureuse. Il faut dire qu'il n'est guère aidé par le chef. Au total un Hoffmann sans flamme et aux couleurs bien ternes. Reste Beverly Sills qui affronte crânement les difficultés de sa triple interprétation avec des moyens moins insolents que ceux de Sutherland, mais transcendés par un engagement dramatique saisissant. Son Olympia est comme on pouvait s'y attendre : étincelante, en dépit d'un léger vibrato, à peine perceptible dans le suraigu (une captation sur le vif réalisée à La Nouvelle Orléans huit ans plus tôt, que l'éditeur VAI vient de mettre sur le marché, nous la montre dans une forme vocale supérieure encore). En Giulietta, elle force l'admiration tant elle parvient, malgré une voix trop légère pourtant, à imposer un personnage crédible. Son Antonia, enfin, se situe au sommet : frêle, sensible, tiraillée entre sa passion amoureuse et ses ambitions artistiques, elle bouleverse de bout en bout. Un défi magistralement relevé ! Hélas, on ne saurait en dire autant de Julius Rudel qui nous distille le chaud (parfois) et le froid (souvent). Dès les premiers accords - pesants - du prélude, on frémit ; le choeur des étudiants dans la taverne frise la vulgarité tout comme celui des invités de Spalanzani. Quelques moments de bonheur (l'acte de Venise) ne peuvent sauver cette direction inégale et privée de conception d'ensemble. Pour Sills, et seulement pour elle.
1988 : Sylvain Cambreling/ Oeser Neil Shicoff (Hoffmann), José van Dam (Coppélius, Dapertutto, Miracle, Lindorf), Luciana Serra (Olympia), Jessye Norman (Giulietta), Rosalind Plowright (Antonia), Ann Murray (Nicklausse/la Muse), Jocelyne Taillon (la Mère), Kurt Rydl (Crespel/Luther), Alexander Oliver (Spalanzani), Dale Duesing (Schlemil), Robert Tear (Andrés, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio), Thierry Dran (Nathanaël), Marcel Vanaud (Hermann), Dinah Bryant (Stella). Choeurs et Orchestre Symphonique de l'Opéra National du Théâtre Royal de La Monnaie, Bruxelles. Un coffret de 3 CD EMI
Voilà un enregistrement qui fit grand bruit à sa sortie. Enfin, l'on allait entendre dans leur intégralité ces pages nouvelles, publiées quelques dix ans plus tôt par Fritz Oeser (*) et dont certains fragments nous étaient parvenus dès le début des années 80 à travers quelques captations radiophoniques, celle de Salzbourg notamment. L'émerveillement fut à la hauteur de nos espérances : on découvrait avec ravissement des pans entiers de l'oeuvre, dont certains, d'une haute inspiration musicale, font désormais partie intégrante des versions représentées aujourd'hui, principalement l'indispensable apothéose finale qui manquait à l'ouvrage, "Des cendres de ton coeur". En outre, l'éditeur a eu la bonne idée d'enregistrer en appendice trois morceaux écartés par Oeser auxquels le public est attaché : "Une poupée aux yeux d'émail", "Scintille diamant" et le septuor apocryphe. D'autre part cette édition propose un acte de Venise d'une longueur inhabituelle, entièrement refait par le musicologue. Dans cet acte, on le sait, Offenbach a incorporé avec bonheur deux pages extraites de son opéra Die Rheinnixen : le choeur "aquatique" des elfes, reconverti en barcarolle et les couplets bachiques de Conrad, dévolus ici à Hoffmann (à l'origine baryton, rappelons-le). Les emprunts effectués par Oeser sont moins heureux et nous éloignent de l'univers des Contes ; la ballade d'Armgard, par exemple, ne s'accorde guère avec la personnalité de Giulietta, même avec des paroles adaptées. Le résultat, trop hétéroclite, ne convainc pas et n'est d'ailleurs jamais parvenu à s'imposer. La distribution réunie pour cette circonstance juxtapose l'excellent et le médiocre.
Les seconds rôles sont tenus avec probité, mais est-ce suffisant quand on sait ce que de fortes personnalités théâtrales sont capables d'en faire ? C'est à peine si les quatre valets de Robert Tear émergent du lot. Luciana Serra ne démérite pas en Olympia qu'elle chante avec facilité et un timbre agréable. En revanche, le choix de Rosalind Plowright pour le rôle d'Antonia est pour le moins contestable. Certes, sa voix est ici moins exposée que dans ses calamiteuses Leonora verdiennes, mais elle ne parvient pas pour autant à donner une image satisfaisante de cette héroïne maladive et exaltée. De plus, ce timbre à l'aigu éraillé n'évoque en rien une jeune fille, même souffrante. Une erreur de distribution manifeste. Plus convaincante est la Giulietta de Jessye Norman dont la pâte vocale est somptueuse, et les intentions louables. Mais pourquoi tant de minauderies superflues? Ann Murray enfin est un splendide Nicklausse, au timbre racé. Cette chanteuse campe son double personnage avec intelligence et raffinement : c'est d'autant mieux venu que le rôle est infiniment plus important que dans les éditions précédentes. Ce sont toutefois les hommes qui constituent l'intérêt majeur de cette intégrale.
Neil Shicoff grave Hoffmann au bon moment : riche d'une expérience scénique de quelques années et au sommet de ses moyens, il dessine un poète écorché vif, impuissant à lutter contre un destin contraire, une sorte de loser pathétique et attendrissant. Cette vision du personnage est totalement assumée et aboutie. Qu'il nous soit permis toutefois de préférer un Hoffmann plus pugnace, voire plus viril, tel Gedda ou Domingo. José van Dam caracole sur les mêmes cimes que Bacquier chez Bonynge, en nous offrant une caractérisation prodigieuse et subtilement dosée des quatre méchants, servie par un timbre magnifique. Pour pallier les quelques faiblesses de la distribution, il eût fallu une direction inventive et flamboyante. Hélas, on cherche en vain une idée directrice dans la battue quelquefois clinquante de Cambreling qui adopte des tempi pour le moins déroutants ; si le trio final d'Antonia est mené avec un train d'enfer fort à propos, que de ralentissements incompréhensibles par ailleurs, qui finissent par plonger l'auditeur dans un ennui profond. Bâiller pendant la chanson de Kleinzach, d'une lenteur désespérante, c'est tout de même un comble ! Une demi réussite.
1989 : Seiji Ozawa/Choudens "amélioré" Placido Domingo (Hoffmann), Gabriel Bacquier (Coppélius), Justino Diaz (Dapertutto), James Morris (Miracle), Andreas Schmidt (Lindorf), Edita Gruberova (Olympia, Giulietta, Antonia), Claudia Eder (Nicklausse/la Muse), Christa Ludwig (la Mère), Harald Stamm (Crespel), Gérard Friedmann (Spalanzani), Richard van Allan (Schlemil), Robert Gambill (Andrès), Paul Crook (Cochenille, Pitichinaccio), Michel Sénéchal (Frantz), Robin Leggate (Nathanaël), Urban Malmberg (Hermann), Kurt Rydl (Luther). Orchestre National de France, Choeurs de Radio France Un coffret de 2 CD DGG
Cet enregistrement revient à la version Choudens. Seules concessions aux récentes découvertes : l'ordre des actes restitué, l'air de Nicklausse "Voyez-la sous son éventail" et l'apothéose finale, hélas tronquée. Quand on a l'opportunité de disposer d'une cantatrice capable d'assurer les trois personnages féminins, pourquoi convoquer quatre interprètes différents pour les "méchants" ? De même, n'aurait-on pas pu confier tous les valets à Michel Sénéchal qui en propose encore aujourd'hui sur scène une incarnation désopilante ? De fait, il est le seul à se détacher d'une équipe de seconds rôles sans grand relief. Christa Ludwig, n'est qu'un nom prestigieux sur la pochette : captée sans doute un jour de méforme elle réussit le triste exploit d'être la plus mauvaise mère d'Antonia de la discographie ! La prestation routinière de Claudia Eder en Nicklausse ne fait pas regretter que son rôle soit ici réduit. Les méchants sont à peine moins décevants :Andreas Schmidt est un Lindorf falot, James Morris chante dans une langue indéterminée et Justino Diaz couronne son "Scintille diamant" d'un sol si calamiteux qu'on se demande encore comment l'éditeur a pu laisser passer une telle incongruité. Bacquier, en revanche, est à son affaire, qui compense l'usure de ses moyens par un investissement théâtral spectaculaire. Après ses triomphes dans Mozart (La Reine de la nuit) et Strauss (Zerbinette), Edita Gruberova amorçait depuis quelques années un tournant dans sa carrière : elle abordait notamment le répertoire belcantiste, marchant ainsi sur les traces de Sills et Sutherland. Certes, les moyens sont bien là, mais la caractérisation dramatique demeure au ras des notes et les trois héroïnes ne sont pas suffisamment différenciées : "Trois femmes dans la même femme", soit, mais tout de même ! En fin de compte, elle fait surtout "du Gruberova" : c'est beau, ses admirateurs apprécieront, mais ce n'est pas réellement convaincant. De plus, si la diction est dans l'ensemble correcte, comment a-t-on pu la laisser répéter à l'envi des "Elle a foui la tourterelle" fort gênants pour des oreilles françaises. Domingo réitère sans peine son exploit de la version Bonynge. Si son Hoffmann paraît plus mûr, le personnage a acquis davantage d'intériorité et de nuances et le français est en net progrès. C'est à peine si quelques aigus un rien serrés trahissent la fréquentation de rôles plus lourds tels qu'Otello ou Samson. Osawa, sans vraiment démériter, propose une direction impersonnelle, sans contresens majeur mais également sans éclat particulier. Pour fans de Gruberova essentiellement.
1992 : Jeffrey Tate/ Kaye Francisco Araiza (Hoffmann), Samuel Ramey (Coppélius, Dapertutto, Miracle, Lindorf), Eva Lind (Olympia), Cheryl Studer (Giulietta), Jessye Norman (Antonia), Anne Sofie von Otter (Nicklausse/la Muse), Felicity Palmer (la Mère), Boris Martinovitch (Crespel), Riccardo Cassinelli (Spalanzani), Jean-Luc Chaignaud (Schlemil), Georges Gautier (Andrés, Cochenille, Pitichinaccio, Frantz), Peter Menzel (Nathanaël), Jürgen Hartfiel (Hermann), Rolf Tomaszewski (Luther). Rundfunkchor Leipzig, Staatskapelle de Dresde. Un coffret de 3 CD Philips
Michael Kaye n'aura pas attendu longtemps avant de voir son édition critique des Contes d'Hoffmann bénéficier d'un enregistrement ; en fait, celui-ci fut réalisé avant même que la partition soit publiée. Les différences avec celle d'Oeser concernent principalement l'acte de Venise. Les emprunts aux Rheinnixen disparaissent au profit des pages autographes retrouvées, notamment l'air dévolu à Giulietta (*) ; comme chez Bonynge, celle-ci meurt empoisonnée. Les dialogues sont rétablis, avec nettement moins de bonheur que dans la version Decca. Il eût fallu ici, en plus d'un répétiteur de français, un véritable metteur en scène pour l'intonation, vu le nombre d'interprètes non francophones de la distribution. Certains frisent le ridicule ; Jessye Norman, elle, s'y noie, comme elle s'égare dans un rôle pour lequel elle n'a rien : elle a beau alléger artificiellement sa voix elle ne parvient à aucun moment à faire exister la jeune fille ardente et poitrinaire qu'elle est censée incarner, d'autant qu'il lui échappe quelques aigus forte d'une santé éclatante qui nous transportent soudain dans le jardin magique de Kundry. En outre, les amateurs de contre-notes guetteront en vain son ré à la fin du trio. Pour un peu elle rendrait presque Plowright acceptable ! Olympia est à peine mieux lotie avec la voix aigrelette d'Eva Lind. On reste perplexe devant des choix artistiques que même Jeffrey Tate semble déplorer dans la notice qui accompagne le livret ; à ce stade de sa carrière, Cheryl Studer était à même d'assumer les trois rôles, y compris les couplets d'Olympia dans la tonalité de sol majeur proposée ici, au lieu du la bémol habituel. N'avait-elle pas gravé à la même époque une Reine de la nuit remarquée ? Elle doit se contenter de Giulietta dont elle livre un portrait tout à fait concluant avec à la clé une superbe interprétation de l'air "L'amour lui dit : la belle" aux vocalises périlleuses parfaitement maîtrisées. Pourtant, Anne Sofie von Otter lui ravit la vedette en nous offrant rien moins que le meilleur Nicklausse de la discographie : tour à tour grave ou mutine, avec une intelligence aiguë du texte et un chic qui n'appartient qu'à elle, elle revêt ce personnage ambigu de son timbre somptueux aux couleurs délicatement ambrées. Et quelle diction superlative ! Sa Muse est du même tonneau, si l'on ose dire ! Samuel Ramey accomplit un exploit équivalent : on sait la prédilection du chanteur pour les personnages diaboliques qu'il incarne avec délectation. Sa quadruple performance s'inscrit dans la lignée de ses Méphisto, ou de son Nick Shadow, devenus des références incontournables, sans oublier son fabuleux Bertram à Garnier en 1985. Ses héros sont caractérisés avec une maestria stupéfiante et le panache qu'on lui connaît. Issu tout comme Burrows du répertoire mozartien, Francisco Araiza aborde Hoffmann avec des moyens infiniment plus adaptés au rôle, et une implication dramatique plus évidente. Son timbre lyrique finement nuancé réserve de beaux moments ; pourtant son interprétation reste en retrait et ne parvient guère à s'imposer totalement faute d'une conception globale pertinente. Sans doute a-t-il été gêné par l'étalement des prises sur trois ans (de 87 à 89) ?
En 1992, à l'Opéra Bastille, sa prestation sera autrement convaincante. A la tête d'un orchestre de luxe, Jeffrey Tate se livre à un travail d'orfèvre, il cisèle le moindre détail, avec un raffinement inouï, et répartit les plans sonores avec soin. Tout cela est superbe, mais sommes-nous vraiment chez Offenbach ? Les tempi, souvent retenus, privent en partie l'oeuvre de sa composante humoristique. Tate a tendance à confondre la taverne de Nuremberg où débute l'action avec l'église Ste Catherine où se réunissent certains Maîtres-chanteurs dans un autre opéra. Un enregistrement disqualifié par une Olympia insuffisante et surtout une Antonia hors de propos, la seule à déclencher le fou rire dans ce rôle (les dialogues !).
1996 : Kent Nagano/ Kaye Roberto Alagna (Hoffmann), José van Dam (Coppélius, Dapertutto, Miracle, Lindorf), Natalie Dessay (Olympia), Sumi Jo (Giulietta), Leontina Vaduva (Antonia), Juanita Lascarro (Stella), Catherine Dubosc (Nicklausse/la Muse), Doris Lamprecht (la Mère), Gabriel Bacquier (Crespel), Michel Sénéchal (Spalanzani), Ludovic Tezier (Schlemil), Gilles Ragon (Andrès, Cochenille, Pitichinaccio, Frantz), Benoit Boutet (Nathanaël), Gérard Théruel (Hermann), Luther (Jean-Marie Frémeau). Choeurs et Orchestre de l'Opéra National de Lyon Un coffret de 3 CD Erato
Cette nouvelle gravure, la dernière en date, s'appuie sur l'édition définitive de Michael Kaye. On y trouve plusieurs nouveautés par rapport à la version précédente : la fin de l'acte de Venise est totalement reconstruite à l'aide de nouveaux emprunts aux Rheinnixen, discrets et appropriés. Giulietta ne meurt plus, en revanche : croyant la frapper, Hoffmann poignarde Pitichinaccio. Le dernier acte bénéficie d'un final plus développé dans lequel on entend chanter Stella, et l'oeuvre s'achève dans la chambre d'Hoffmann où le poète reste en tête-à-tête avec la Muse pendant l'apothéose. De plus l'éditeur réintroduit le septuor apocryphe à l'acte quatre et opte pour les récitatifs de Guiraud : un choix qui eût mieux convenu à l'équipe dirigée par Tate. Ici, la distribution majoritairement francophone se serait sans doute acquittée des textes parlés avec brio si l'on en juge par les quelques répliques qui subsistent dans les pages restaurées du quatre. L'un des grands mérites de cette intégrale est de renouveler en matière de diction le miracle de la première version Cluytens : pas un mot qui ne soit inintelligible, un régal. Les seconds rôles, campés avec fantaisie et humour méritent tous d'être cités : Michel Sénéchal est un Spalanzani truculent, Gilles Ragon donne des quatre valets une caractérisation savoureuse, Bacquier est comme toujours le grand diseur que l'on sait et Ludovic Tézier, un Schlemil de luxe. Le double rôle de la muse/Nicklausse est confié comme à la création à un soprano léger. Cette option peut déconcerter l'auditeur accoutumé à entendre ici un mezzo, d'autant que l'harmonie des voix s'en trouve quelque peu déséquilibrée, Giulietta étant elle aussi aiguë. Cela dit, le timbre frais et l'espièglerie de Catherine Dubosc sont parfaitement en situation et emportent somme toute l'adhésion. Natalie Dessay a chanté Olympia sur toutes les grandes scènes et dans les conceptions les plus ahurissantes. Il est heureux que ces disques fixent pour la postérité une incarnation désormais anthologique. La voix est ici à son zénith, et virevolte sans peine jusqu'au contre-sol.
Antonia trouve en Leontina Vaduva une interprète admirable de pudeur et de sensibilité.
Sumi Jo, qui orne à l'extrême son air "L'amour lui dit : la belle", campe une courtisane inhabituelle et s'en tire plus qu'honorablement. On a déjà dit tout le bien qu'on pensait des "Méchants" de van Dam, qui va plus loin encore dans leur caractérisation. Le timbre n'a rien perdu de son mordant, seul le haut médium, un rien blanchi, trahit le passage des ans. On attendait Roberto Alagna dans le rôle-titre et l'on n'est pas déçu : incandescent, juvénile, sincère, son Hoffmann est tellement juste qu'on a peine à croire qu'il aborde ici le rôle sans expérience scénique préalable. Et quelle santé vocale ! Quel timbre éclatant ! Sans parler de sa diction désormais légendaire. Toute l'équipe est dirigée de main de maître par un Nagano enfiévré qui a parfaitement saisi l'essence de cette musique. Les tempi sont toujours pertinents et la conception d'ensemble réunit dans un équilibre évident les affects si contrastés que comporte la partition. Une très grande réussite !
Demain : Minkowski/ Keck ? (*)
Le 21 février 2003, à Lausanne, Marc Minkovski a créé une nouvelle mouture des Contes d'Hoffmann mise au point par Jean-Christophe Keck (****). L'événement a été salué par une presse enthousiaste. Cette coproduction qui sera reprise à Marseille et à Bordeaux, devrait faire l'objet d'un enregistrement. La distribution était dominée par Laurent Naouri, l'un des grands titulaires actuels des rôles diaboliques. Espérons que pour le disque, le chef français saura l'entourer de partenaires capables comme lui de rivaliser avec les interprètes les plus éminents de cette discographie. --------
(*) Pour plus de détails sur les diverses partitions, se reporter au chapitre "Les Contes d'Hoffmann, un opéra à géométrie variable" dans le même dossier. (****) Voir l'entretien avec Jean-Christophe Keck dans le même dossier
Pour être complet
En 1958, la Guilde Internationale du Disque publiait une version des Contes d'Hoffmann sous la direction de P.-M. Le Comte avec Léopold Simoneau dans le rôle-titre. Nous n'avons pu entendre cet enregistrement difficile à trouver. Les inconditionnels du ténor canadien se plairont à le chercher ou se consoleront avec une captation sur le vif réalisée à la RAI de Milan l'année suivante où le chanteur est entouré de Pierrette Alarie, Susanne Danco, Renato Capecchi et George London (Melodram). En 1979, EMI proposait à l'attention des mélomanes germaniques, une édition en allemand avec une distribution alléchante : Siegfried Jerusalem (Hoffmann), Dietrich Fischer-Dieskau (les quatre méchants) et Julia Varady (Antonia), entre autres. Le report en CD est disponible outre-Rhin, pour les curieux et les collectionneurs. En 1991, enfin, une autre version a fait un brève apparition sur le marché : gravée à la suite de représentations données salle Gaveau, elle réunissait un équipe de chanteurs français, jeunes pour la plupart, sous la baguette de Luc Azoura. Quatre ténors se partageaient le rôle d'Hoffmann et les autres personnages principaux étaient confiés à des interprètes tous différents. Cette réalisation, pour sympathique qu'elle soit, frise par moments l'amateurisme.
Un regret
Pour célébrer le centenaire de la création de l'oeuvre, le festival de Salzbourg a programmé, au début des années 80, une production mémorable mise en scène par Jean-Pierre Ponnelle*. James Levine y dirigeait avec fougue une équipe de haute volée : Domingo et van Dam au zénith, le premier toujours plus volcanique sur une scène. Eda Moser, Christiane Eda-Pierre et Catherine Malfitano chantaient les trois "dames" en alternance. Un enregistrement était prévu qui n'a jamais vu le jour. Une firme telle qu'Orfeo ou DGG qui proposent régulièrement des captations du festival autrichien serait bien inspirée de publier cette bande qui enrichirait considérablement la discographie.
* Les parisiens ont pu applaudir cette réalisation salle Favart en 1982 avec Neil Shicoff, Jean-Pierre Laffont et Nelly Miricioiu dans les principaux rôles, sous la baguette d'Alain Lombard.
Le bilan
Le choix est d'autant plus difficile qu'il faut tenir compte de la partition enregistrée en plus des qualités musicales et interprétatives de chaque version. L'intégrale la plus homogène est sans conteste celle de Bonynge, Il lui manque seulement pour être tout à fait recommandable quelques unes des pages redécouvertes par la suite, auxquelles nous sommes désormais habitués et qui font ici cruellement défaut, l'apothéose finale en particulier. Parmi les versions récentes et donc plus complètes, la seule qui soit amplement convaincante est celle de Nagano (Erato). Peut-on cependant jeter aux oubliettes l'Hoffmann de Gedda, les "méchants" de Ramey, les "dames" de Sills et le Nicklausse de von Otter ? Chacun pourra compléter ou modifier ces choix selon ses goûts.
Les vidéos
De nombreuses productions des Contes ont été filmées pour la télévision à travers le monde.
Pourtant, seules deux d'entre elles ont été commercialisées à ce jour, et aucune n'est totalement satisfaisante.
Covent Garden 1981/ Choudens Placido Domingo (Hoffmann), Geraint Evans (Coppélius), Siegmund Nimsgern (Dapertutto), Nicola Ghiuselev (Miracle), Robert Lloyd (Lindorf), Luciana Serra (Olympia), Agnès Baltsa (Giulietta), Ileana Cotrubas (Antonia), Claire Powell (Nicklausse), Gwynne Howell (Crespel), Robert Tear (Spalanzani), Francis Egerton (Pitichinaccio), Paul Crook (Andrés/ Cochenille), Bernard Dickerson (Frantz), Phyllis Cannan (la Mère), Robin Leggate (Nathanaël). Choeurs et Orchestre du Covent Garden Direction : Georges Prêtre Mise en scène : John Schlesinger. Décors : William Dudley. Costumes : Maria Björnson (Une VHS NVC ARTS)
C'est avec faste que Covent Garden a célébré le centenaire des Contes d'Hoffmann en faisant appel pour la mise en scène au cinéaste John Schlesinger. La distribution comportait également beaucoup de noms connus, ce qui n'est pas toujours un gage de réussite, on l'a vu. Placido Domingo domine aisément le plateau grâce à une interprétation bouillonnante et hallucinée, servie par une forme vocale impressionnante. Son Hoffmann est ici encore supérieur à ceux qu'il a gravés au studio. Seule Ileana Cotrubas atteint un niveau comparable en incarnant une Antonia poignante, d'une justesse, d'une émotion à couper le souffle avec cette fêlure dans le timbre qui trahit la santé précaire de l'héroïne. Luciana Serra est une Olympia parfaite et bien chantante. Agnès Baltsa, Giulietta sculpturale au jeu outré, exhibe une voix qui flirte volontiers avec la vulgarité. Claire Powell, enfin, endosse le travesti de Nicklausse de façon plausible et efficace. Les quatre méchants, tout à fait crédibles scéniquement, n'ont pas toujours le style adéquat (Evans en fait des tonnes). Les autres personnages, quelquefois empêtrés dans un français approximatif, n'appellent pas de reproches majeurs, d'autant qu'ils bénéficient d'une direction d'acteur rigoureuse. Cette captation comble une lacune importante : Georges Prêtre, curieusement absent de la discographie officielle, imprime à l'ouvrage des tempi survoltés d'une précision ébouriffante. Une battue qui tient en haleine interprètes et spectateurs de bout en bout. Dans des décors conventionnels, Schlesinger propose une mise en scène limpide, émaillée de quelques idées intéressantes telles ces machineries étranges qui meublent la maison de Spalanzani dont les serviteurs sont autant d'automates, Cochenille y compris ; ou encore l'orgie chez Giulietta, clin d'oeil au Satyricon de Fellini ; enfin, pour assurer une continuité dramatique pertinente, le Diable, au dénouement de chaque histoire, nargue Hoffmann en prenant l'apparence de Lindorf avant de disparaître. L'édition choisie est celle de Choudens stricto sensu, alors qu'à la même époque, le Festival de Salzbourg osait y incorporer les meilleures pages proposées par Oeser. Pour Domingo au sommet, Cotrubas et Prêtre. (Signalons que cet enregistrement a déjà fait l'objet d'un report en DVD aux Etats-Unis)
Lyon 1993/ Kaye (raccourci) Daniel Galvez-Vallejo (Hoffmann), José van Dam (Lindorf/Coppélius/Miracle/Dapertutto), Gabriel Bacquier (Crespel/Spalanzani,/Schlemil), Natalie Dessay (Olympia), Isabelle Vernet (Giulietta), Barbara Hendricks (Antonia), Brigitte Balleys (Nicklausse), Hélène Jossoud (la Mère), Jacques Verzier (Frantz), Lisette Malidor (Stella, rôle muet). Choeurs et Orchestre de L'Opéra de Lyon Direction : Kent Nagano Mise en scène : Louis Erlo. Décors : Philippe Stark. Costumes : Jacques Schmidt/ Emmanuel Peduzzi (Un DVD Arthaus).
Cette production de l'Opéra de Lyon diffusée en direct sur France 3, a fait couler beaucoup d'encre à l'époque, tant les partis pris du metteur en scène ont paru déroutants, aussi bien du point de vue dramaturgique que musical. Le spectacle, d'ailleurs, s'intitulait : ... Des Contes d'Hoffmann afin de couper court, sans doute, à toute accusation de trahison envers l'oeuvre d'Offenbach. La partition réduite à un acte unique d'une heure cinquante s'appuie sur l'édition Kaye sans les récitatifs de Guiraud. Malgré les nombreuses coupures, les principaux airs et ensembles sont préservés et reliés par des dialogues qui assurent la compréhension de l'histoire. Plus de taverne, plus d'étudiants, toute l'action se déroule dans un asile psychiatrique. Le décors est essentiellement constitué de murs grisâtres et souples qui s'enflent soudain en épousant des formes inquiétantes, comme dans le cauchemar d'un dément, notamment pendant le trio "Pour conjurer le danger". Les accessoires - chariot, seringue - évoquent le milieu hospitalier. Un personnage maléfique unique auquel s'oppose en vain un vieillard paternel et débonnaire, provoque la mort d'Olympia, non plus poupée, mais jeune fille prostrée et hallucinée, et d'Antonia. Des quatre valets, seul subsiste Frantz, omniprésent, dont le costume et le maquillage rappellent le meneur de jeu du film Cabaret. Lisette Malidor, Stella sculpturale moulée dans une robe en lamé doré, promène sa silhouette longiligne dans cet univers angoissant privé de l'humour inhérent à l'ouvrage. La distribution réunit des artistes confirmés et de jeunes chanteurs dont le talent était prometteur. Dirigés de main de maître par Louis Herlo, tous sont remarquables du point de vue théâtral et leur dialogues sonnent juste. Daniel Galvez-Vallejo aborde Hoffmann avec conviction et une voix solide mise ici à rude épreuve : airs, duos ensembles s'enchaînent à une cadence effrénée et sans répit. Aussi lui pardonnera-t-on une fatigue compréhensible à la fin de l'ouvrage, dans le duo "O Dieu de quelle ivresse", trop tendu pour lui. Malgré un timbre qui n'a rien d'exceptionnel, il parvient à camper un personnage éperdu et naïf, en proie à ses démons. Les vétérans Gabriel Bacquier et José van Dam ont depuis longtemps cet opéra à leur répertoire. Ils prennent ici un plaisir évident à le jouer d'une manière si peu conformiste et à s'affronter dans une sorte de combat sans merci entre le Bien et le Mal.. Tous deux sont excellents, le second notamment, manipulateur diabolique et triomphant, en grande forme vocale. Antonia trouve en Barbara Hendricks une interprète délicate et touchante, musicalement irréprochable, tandis qu'Isabelle Vernet est une Giulietta pulpeuse à souhait. Curieusement, cette élève de Régine Crespin n'a pas fait la carrière que l'on pouvait espérer. La révélation de cette soirée restera sans conteste Natalie Dessay, saisissante en jeune aliénée hagarde, d'une aisance vocale à toute épreuve. Citons enfin le Nicklausse caustique de Brigitte Balleys, et l'étonnante composition de Jacques Verzier dans le rôle ambigu de Frantz. Au pupitre, Kent Nagano dirige avec vitalité et précision un orchestre de l'Opéra de Lyon exempt de tout reproche. Cette conception hors normes intéressera ceux qui connaissent déjà bien l'ouvrage, mais n'en donnera qu'une idée parcellaire, voire erronée à ceux qui le découvrent. Quoi que l'on pense de cette réalisation, on peut déplorer qu'il s'agisse de la seule version des Contes disponible actuellement en DVD.
Où en sommes nous de la nouvelle co-édition Kaye / Keck des Contes d’Hoffmann publiée conjointement par les éditions Schottt et Boosey & Hawkes dans le cadre de l’OEK ?
Depuis l’apparition d’un prototype de partition chant-piano présenté au dernier Salon de la Musique de Francfort, c’est une question qui m’est souvent posée et à laquelle je me dois de répondre, afin qu’il ne subsiste pas le moindre doute sur l’état d’avancement de ce chantier éditorial.
Avec les collaborateurs de Schott, et en adéquation avec nos accords contractuels, nous avons défini une méthode de travail. Depuis le mois de novembre dernier, nous avons déjà convenu de la structure même de l’édition (en deux volumes, le premier se référant uniquement au livret de censure de la pièce et le second aux nombreux suppléments et variantes). C’est à peu près à ce stade d’avancement de l’édition que Schott a pris la décision d’imprimer un prototype, afin de présenter quelque chose au Salon de Francfort, même si ce dernier n’est pas du tout significatif de l’édition définitive.
Depuis le mois d’avril, j’ai œuvré à corriger ce prototype, afin que l’édition du premier volume soit rapidement disponible et prête pour le dixième anniversaire de l’OEK que nous fêtons cette année. Au mois de juin, j’espère.
Actuellement, les copistes de Schott disposent de l’ensemble de mes corrections et modifications. Il leur reste à les reporter et à me confier une dernière relecture avant que je donne mon imprimatur en tant que directeur de publication de l’OEK. Car, comme je le mentionnais plus haut, lors de mes engagements avec Schott, j’ai veillé à ce que tout soit mis en œuvre pour garantir une qualité optimale du niveau des autres partitions de l’OEK. Notre contrat de coédition stipule qu’en cas de divergence des protagonistes, les deux avis devront obligatoirement figurer dans l’édition, aucune autre personne n’ayant la légitimité d’arbitrage. Mais surtout, il faut rappeler que la publication de la partition chant-piano est réalisée par Boosey & Hawkes dans le cadre de l’Offenbach Edition Keck, dont je suis directeur de publication. Selon notre contrat, il incombe à moi seul la responsabilité du contenu fondamental des publications. Il me revient donc de décider à quelle place et dans quel volume des Contes d'Hoffmann chacun des avis divergents doit figurer.
Donc à ce jour, si, comme on dit communément, chacun "joue le jeu", la publication de notre édition devrait voir le jour dans les mois qui viennent, après plus de vingt ans d'attente... Sinon....
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Ayant enfin pu consulter en détail cette fameuse partition qui fit couler tant d'encre dans une certaine presse l'été dernier, voici les premières conclusions qui apparaissent clairement :
Contrairement à ce que déclarait le service de communication de l'Opéra de Paris, et ce que reprenaient "joyeusement" quelques journalistes avides de sensationnalisme, il n'y a pas le moindre trait de plume de la main d'Offenbach dans cette partition. Que ce soit en ce qui concerne la musique ou toutes autres annotations.
Celle-ci fut rédigée par un copiste, d'après le chant-piano autographe orchestré par Ernest Guiraud. Elle contient, de plus, de nombreuses annotations apportées par ce dernier.
Quelques pages supplémentaires sont entièrement de la main de Guiraud, dont le Prélude de l'acte 1, très certainement ajouté en dernière minute.
Elle ne représente certainement pas les dernières intentions d'Offenbach, mais celles de Léon Carvalho. D'ailleurs, elle ne comporte ni l'acte de Venise, ni le trio des yeux.
L'Epilogue (un véritable champ de bataille) est en fait un assemblage de morceaux de partitions (de copiste et de la main de Guiraud) provenant entre autres de l'acte de Venise. Tout prouve d'ailleurs que ce dernier avait aussi été copié dans cette partition et finalement supprimé, puis réutilisé de façon fragmentaire pour construire en hâte un épilogue "qui tienne la route", puisque Offenbach n'avait pas eu le temps de rédiger celui-ci. On trouve d'ailleurs, égarées au milieu de ces collages, quelques pages du finale de Giulietta (de la main d'un copiste)... Notons aussi que c'est Guiraud qui écrit sur la dernière page de sa propre main : "Fin de l'Opéra"
Pourtant, cette partition recèle de nombreux trésors et a donc un intérêt certain. Premièrement, elle nous permet de connaître l'orchestration originale de différents passages jusqu'alors perdue (même si ce n'est malheureusement que celle de Guiraud...) : la partie centrale du chœur des Esprits, la transition instrumentale du duo Hoffmann - Lindorf, etc.
Par ailleurs, elle contient de nombreux détails qui nous permettent de suivre, étape par étape, les dernières heures de la genèse des Contes d'Hoffmann, lors des toutes dernières modifications. On y découvre par exemple des versions intermédiaires (avec mélodrames) de la scène de la Muse, les modifications apportées à la ligne de chant d'Hoffmann pour endosser plus facilement la tessiture de ténor (Offenbach ayant, dans son manuscrit, seulement commencé ce travail de substitution). On peut aussi y trouver la musique de la pantomime de l'acte de Venise (égarée au cinquième acte, mais clairement placée avant le duo Hoffmann-Giulietta (devenu le duo Hoffmann - Stella par la volonté de Carvalho).
En conclusion, et comme je le déclarais déjà cet été lors d'une interview dans Opéra International, cette partition n'apporte aucune nouveauté du point de vue musical. Aucune page inédite. Offenbach n'a en rien participé à sa rédaction. Elle ne peut aucunement modifier les fondements de l'œuvre, telle que nous la connaissons aujourd'hui. Outre les pages cousues ou biffées (véritable trésor que contient cet ensemble de cahiers non reliés), cette partition est simplement le reflet de la première édition imprimée par Choudens en 1881. Mais... en revanche, elle vient clairement soutenir nos travaux musicologiques et nos thèses (construites sur l'étude de l'ENSEMBLE des sources manuscrites et imprimées disponibles à ce jour) ; à savoir que :
Offenbach a seulement eu le temps de rédiger la partition piano-chant des actes I à IV, hormis les préludes, entr'actes, mélodrames et pantomimes, réalisés par Ernest Guiraud (voir ci-dessous notre communiqué de février 2004).
C'est ce même Guiraud qui a orchestré l'ensemble de la partition ; aucune des centaines de pages de la "grande partition" que nous connaissons ne comporte la moindre trace d'orchestration de la main d'Offenbach. (voir ci-dessous notre communiqué de février 2004).
Contrairement à ce que déclare Josef Heinzelmann, le livret de censure n'a certainement pas été établi du vivant d'Offenbach, et selon sa volonté. Tout porte à croire qu'il a été rédigé "post mortem" à partir des matériaux disponibles. Ce qui explique la version "indigente" du cinquième acte finalement retenue par Carvalho (après que Guiraud en ait proposé plusieurs moutures plus ou moins convaincantes à partir des esquisses laissées par Offenbach et des intentions de son librettiste Jules Barbier (chœur "Folie, oublie tes douleurs", reprise du chœur des Esprits, Apothéose, reprise de la légende de Kleinzach, etc.). Aujourd'hui, une reconstitution de l'épilogue s'impose, afin d'avoir une édition cohérente.
Même si le fait d'avoir retrouvé une partition de copiste des actes I et II est une avancée considérable dans nos recherches, il nous manque encore à ce jour les manuscrits autographes pour piano et chant orchestrés par Guiraud d'une large partie de ces deux actes. De la main de Guiraud, nous avons la scène de la Muse, le trio des Yeux et de nombreux passages de l'acte d'Olympia. De celle d'Offenbach, nous avons la quasi totalité des deux actes à l'état d'esquisses ou même de "grande partition" prête à être orchestrée. Mais par exemple nous n'avons rien sur les dernières mesures de l'Epilogue et cette fameuse gamme par ton si moderne que chante Hoffmann... Tout cela finira t'il un jour par réapparaître ?
Grâce à l'aide de Vincent Giroud, Conservateur en chef du département musical de la Beinecke Library de Yale, nous avons pu effectuer une étude comparative des écritures figurant dans l'ensemble des manuscrits des Contes d'Hoffmann (Yale, BNF, Famille Offenbach, Collection Keck, etc.) et d'autres manuscrits autographes d'Ernest Guiraud (partitions musicales, lettres...). Nos conclusions ne laissent planer aucun doute quant à la paternité de l'orchestration des Contes d'Hoffmann. Elle est intégralement de la main de Guiraud (hormis quelques passages réalisés d'après celle-ci par un copiste). Ceci est manifeste depuis la première scène de la Muse jusqu'à la dernière page du finale de Giulietta. Ce travail a été rendu possible par la consultation récente de sources jusqu'alors bloquées. On peut s'étonner que cette étude n'ait jamais été faite sérieusement auparavant par les "chercheurs" qui avaient accès à ces documents... Car, même si les écritures d'Offenbach et de Guiraud sont parfois assez proches, en observant méticuleusement ces manuscrits, le doute n'est plus possible. En revanche, ce qui est particulièrement troublant, c'est que les récitatifs additionnels (généralement construits à partir des pages coupées par Carvalho) ne semblent pas être de la main de Guiraud. Il est certain qu'ils ne sont pas d'Offenbach. On sait qu'Auguste, le fils du Maître aida Guiraud à la préparation de la partition, mais ce n'est pas non plus son écriture...
Tout porte à croire que cette partition a été copiée à partir du manuscrit autographe (Offenbach - Guiraud) avant que Guiraud n'apporte des modifications à sa propre orchestration ainsi qu'à la forme même de l'opéra (et particulièrement en ce qui concerne l'acte de Venise). En effet, les corrections de Guiraud figurant dans le manuscrit autographe sont reportées ici, par dessus le texte originel...
Il est fort probable que ce soit cette partition qui ait servi à conduire les premières représentations, alors que le manuscrit autographe fut utilisé lors des répétitions et comme modèle pour la gravure de la partition d'orchestre de Choudens. D'ailleurs, aucun des récitatifs de Guiraud ne figure dans cette partition de copiste (contrairement au manuscrit autographe qui les contient tous). De plus, il existe beaucoup plus de différences entre cette partition et la version imprimée par Choudens qu'entre cette dernière et le manuscrit autographe. De nombreuses indications de tempi et autres de la main du chef d'orchestre Jules Danbé viennent aussi confirmer cette hypothèse. C'est vraiment la version "opéra-comique" dont nous disposons là, avec les annotations de répliques en tête de chaque numéro.
La plupart des corrections et autres modifications sont de la propre main d'Ernest Guiraud. Certaines à l'encre brune, d'autres au crayon gris. Les corrections mineures (erreurs de notes de la part du copiste, oublis de nuances) sont faites au crayon bleu par Jules Danbé.
Certaines pages sont entièrement de la main de Guiraud.
Il s'agit en fait de modifications fondamentales, réalisées en dernière minute. A savoir, tout d'abord la composition du prélude de l'acte I. Il est probable qu'il fut question en premier lieu de commencer l'opéra directement par l'introduction intimiste du chœur des Esprits, avant de se rendre compte qu'il était nécessaire de bien marquer le début de l'oeuvre par quelques mesures orchestrales des plus puissantes, mais assez brèves afin que la volonté de Guiraud de s'effacer devant Offenbach soit clairement définie.
Nous parlerons des autres modifications majeures au fur et à mesure que nous avancerons dans la partition. Bien que nous ayons déjà passé trois jours à consulter celle-ci et à noter les différences rencontrées par rapport aux autres sources que nous connaissons, nous ne prétendons pas à l'exhaustivité. De moins pour l'instant... Les informations que nous vous donnons ici sont sans aucun doute les plus significatives :
N° 1.
Chœur des Esprits. L'orchestration de certains passages de ce chœur de coulisses fut considérablement allégée (quasiment a cappella avec une harpe, une flûte et une clarinette également en coulisses), et bien différente de celle employée aujourd'hui. Tout d'abord, les contretemps des "Glou-glou" furent déplacés sur le temps (pour pallier à un problème de mise en place), mais finalement remis à leur place première par Guiraud. Pourtant les différentes versions imprimées par Choudens ne tinrent jamais compte de ce retour aux volontés premières d'Offenbach... Notons surtout que nous découvrons ici l'orchestration originale de Guiraud en ce qui concerne la partie centrale de ce numéro. Que ce soit Oeser, Kaye ou moi-même, nous avions dû nous résoudre à orchestrer nous mêmes ce passage. La partie de harpe fut réécrite par Guiraud. Certaines parties de chœurs diffèrent aussi, ou sont purement supprimées...
N° 1B
Couplets de la Muse. Ce numéro fait partie des pages "à problèmes" qui ont été remaniées de nombreuses fois, avant d'être parfois supprimées tout simplement. On découvre ici (de la main de Guiraud) la volonté de transformer le récitatif "la vérité, dit-on" en une scène parlée sur fond de mélodrame. La musique est donc adaptée en ce sens. Ensuite, les protagonistes essaient une version nouvelle avec un air totalement différent reprenant la musique de l'Apothéose de l'acte V. Mais là aussi Guiraud tente un nouvel essai en transformant cet air en mélodrame, soutenant le monologue publié dans le premier livret imprimé. C'est certainement cette option qui fut retenue comme scène de la Muse, lors des premières représentations, et qui s'enchaîne avec la reprise du chœur des Esprits (toujours allégé du point de vue instrumental)...
N° 2.
Le récitatif de Lindorf figure dans cette partition, et ce, dans sa version longue comme l'avait prévu Offenbach dans ses esquisses pour chant et piano. Mais une page collée à la fin de celui-ci, et comprenant des indications de la main de Guiraud, ainsi qu'une réplique "Eh bien non ! cela ne sera pas" prouve qu'il fut supprimé et remplacé par le dialogue que l'on trouve dans le premier livret imprimé.
Dans les numéros qui suivent, de nombreuses indications de la part du chef d'orchestre (jusqu'alors inconnues) nous apportent de nouvelles informations sur l'interprétation de cet opéra. Et n'oublions pas qu'Offenbach assista aux premières répétitions avec piano et que ses dernières volontés musicales furent très certainement respectées et reportées ici par Danbé.
N° 4A.
Les personnages de Wolfram et Wilhelm figurent toujours dans cette partition. Ils n'ont pas encore été "absorbés" par Nathanael et Hermann... On commence à trouver aussi quelques modifications au crayon gris dans le livret ("Vive Dieu" au lieu de "Vrai Dieu", "Et Nicklausse est avec lui" au lieu de "Et son ombre est avec lui" ). On trouve aussi certaines modifications mineures du point de vue musical : le "Au diable Hoffmann" de Lindorf est raccourci de deux temps...La ligne vocale d'Hoffmann est parfois modifiée, ainsi que le rythme de certaines phrases de Nicklausse...
N° 5.
On trouve ici un enchaînement différent entre la légende de Kleinzach et la scène qui la précède. En fait, il s'agit d'une première version orchestrée par Guiraud (et qui reprend les volontés exprimées par Offenbach dans sa version "Hoffmann baryton". Celle-ci est d'ailleurs ici même corrigée par Guiraud et enfin conforme à ce qui sera ensuite imprimé par Choudens. Ou du moins, presque... Par ailleurs, nous découvrons ici une version plus étoffée de l'orchestration de la rêverie d'Hoffmann, avant qu'elle soit biffée par Guiraud lui-même. Certains passages ont été allégés ; d'autres carrément modifiés.
N° 6.
La découverte la plus importante dans ce final de l'acte I est peut-être l'orchestration originale de Guiraud de la transition entre les deux couplets du duetto Hoffmann-Lindorf. Mais surtout, c'est l'existence d'une mesure totalement inédite à la fin du second refrain, finalement biffée par Danbé. Ce n'est qu'une mesure, mais celle-ci modifie considérablement le caractère musical de la transition avec l'ariette de Nicklausse "Simple échange de politesse".
Entr'acte du II : initialement, le thème du couplet "Ca, Monsieur Spalanzani" était prévu au trombone. Finalement, Guiraud adopta une version pour basson...
N° 7.
Le début de la scène est originellement écrit un ton plus haut, avec la demande expresse de "baisser d'un ton jusqu'à la lettre D page 17". La ligne vocale d'Hoffmann diffère parfois de tout ce que l'on connaît. La version remaniée par Guiraud (avec l'air d'Hoffmann "Ah vivre deux") a été intégrée au milieu de la version originelle. L'ariette de Nicklausse est proposée "un ton plus bas pour Mlle Chevalier" grâce à une modulation indiquée sur une feuille collée.
Notons que le trio des yeux ne figure pas dans cette partition. Il fut certainement copié, mais facilement retiré de cette partition qui est en fait un ensemble de cahiers non reliés entre eux et réunis acte par acte..
N° 9.
Tout le début de la partie chorale a été supprimé.
L'entrée en scène du chœur se fait donc sans chanter, et les artistes entonnent leurs premières phrases sur la reprise du "Non, aucun hôte vraiment", à la 38ème mesure... Les onze mesures qui précédent la chanson d'Olympia sont baissées d'un demi-ton. Ce qui permet d'arriver dans la tonalité de l'air, en La b majeur, contrairement à ce qui se pratique habituellement, avec une transition brutale (de La à La b)... Sous les dernières vocalises de la Poupée, Monsieur Danbé (ou Madame Isaac) a demandé aux chœurs de s'abstenir de chanter...
N° 10.
Nous découvrons une orchestration plus étoffée pour l'air d'Hoffmann "Ah vivre deux".
N° 11.
On trouve là aussi les deux versions (originelle et revue par Guiraud) de ce numéro. Pas mal de modifications d'orchestration. Mais surtout deux mesures restituées enfin correctement dans le duetto Hoffmann - Nicklausse (un ton plus haut que ce que l'on connaissait jusqu'alors).... Le manuscrit de Yale orchestré par Guiraud étant différent de l'esquisse d'Offenbach, mais par ailleurs incomplet, il était indispensable d'avoir ce passage tout entier pour pouvoir le restituer correctement. Ce sera bientôt chose faite dans notre nouvelle co-édition... La fin du duetto et le retour de Coppélius présentent aussi quelques tentatives de modifications instrumentales....
N° 12.
Certainement le numéro le plus intéressant de la partition pour la découverte qu'il nous apporte.
Outre la petite valse orchestrale qui figure ici (comme dans la partition Choudens), la suppression des chœurs sous les vocalises d'Olympia, et quelques autres petits détails, nous avons trouvé, cachées sous une feuille collée par Guiraud, trois mesures inédites et originales d'Offenbach, au moment où Hoffmann découvre que sa fiancée est un automate. Comme pour le finale de Giulietta, Guiraud a voulu renforcer l'action dramatique en remplaçant une musique mesurée par un récitatif amené de façon brutale et contrastée. Cette nouvelle mouture aide aussi à la compréhension du texte. Mais, contrairement à ce que l'on croyait, elle n'est pas d'Offenbach....
En ce qui concerne l'acte III :
La barcarola est donc placée après la Romance d’Antonia. On a utilisé là un montage du début de l’Entr’acte et de la Barcarolle pris dans la l’acte IV supprimé (provenant de toute évidence de cette même partition de copiste). On y découvre une nouvelle instrumentation de Guiraud destinée à cette transposition pour « voix en coulisses » avec le soutien d’un piano. L’orchestrateur écrit d’ailleurs : « Otez la petite flûte, le hautbois, le triangle »… Mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est de découvrir que, malgré le recopiage de la partition autographe des Fées du Rhin (à la demande de Guiraud), il n’a jamais été question d’employer deux harpes (et trois flûtes) à l’Opéra-Comique. Dans un premier temps, seule la partie de seconde harpe a été retenue. Ensuite, Guiraud l’a adaptée de sa propre main et au crayon gris. Puis, il en propose une toute nouvelle version spécifique à la nouvelle mouture de ce numéro, transportée dans l’acte d’Antonia, pour accompagner « dans la coulisse » les voix de femmes.
Des modifications d’orchestration figurent dans l’air de Frantz, d’abord ajoutées par Guiraud, puis biffées par Danbé, certainement pour résoudre des problèmes d’équilibre sonore entre le plateau et la fosse. La ritournelle d’introduction est recouverte par une page collée et entièrement rédigée par Guiraud, conforme aux dernières volontés de ce dernier, et que l’on retrouve dans l’édition Choudens.
La romanza de Nicklausse « Vois sous l’archet frémissant » ne figure pas ici. Pas plus d’ailleurs que dans le livret de censure. Maintenant que nous savons que ce document a été réalisé post mortem, il est difficile de savoir si Offenbach avait lui-même souhaité le supprimer de son opéra. Pour mémoire, rappelons que seul nous restent une version chant-piano autographe de ce numéro ainsi que les esquisses du récitatif qui devait le précéder.
Le duo Hoffmann-Antonia est précédé de quatre mesures en La majeur, chantées par Hoffmann s’accompagnant de la harpe sur le thème de « C’est une chanson d’amour », et de quelques répliques. Avant de modifier et de raccourcir considérablement le début du duo, Guiraud tente d’abord une première adaptation en supprimant quelques mesures, en en modifiant d’autres… On trouve d’ailleurs dans cette partition les différentes versions de cette introduction. La décision de Guiraud d’accompagner le duo « J’ai le bonheur dans l’âme » par les pizzicati de cordes et non arci, est ici clairement signalé. Notons pour finir quelques adaptations orchestrales afin d’aider les chanteurs sur leurs fins de phrases…
Le trio suivant (Hoffmann–Crespel–Miracle) contient de nombreuses corrections d’orchestration. Ce sont les mêmes que celles qui figurent dans le manuscrit autographe qui se trouve à la bibliothèque de l’Opéra. Mais ce qui est très intéressant ici, et contrairement à l’autre manuscrit, c’est que ces corrections sont portées avec des encres différentes. Ainsi, on constate que dans l’introduction, les parties de bois ont été effacées au grattoir et remplacées par les cordes, ce qui diffère des éditions critiques récentes qui associent l’ancienne et la nouvelle orchestration (bois et cordes)… Mais à la décharge de celles-ci, il n’était pas possible de faire la part exacte des choses en s’appuyant seulement sur le manuscrit de la bibliothèque de l’Opéra. On retrouve d’ailleurs le même cas de figure dans d’autres numéros. Maintenant que nous savons qu’Offenbach n’a pas orchestré sa partition et que les corrections de Guiraud concernent finalement la première étape de son propre travail, nous nous devons de réviser considérablement notre future édition en adoptant la dernière version de Guiraud et en signalant à titre consultatif ses premières intentions (comme dans toute édition critique qui se respecte). Là encore nous constatons combien cette partition de copiste peut nous aider considérablement, même si c’est de façon aussi inattendue…
Le livret imprimé de 1881 fait état d’un récitatif (Guiraud) précédant le trio final. Je pensais donc le trouver dans cette partition. Et bien non ! Notons seulement qu’on est ici confronté aux mêmes corrections d’orchestration(s) que l’on trouve dans l’autographe conservé au Palais Garnier. Mais dans cette partition, les choses apparaissent plus clairement et il est beaucoup plus facile de suivre les différentes étapes de modifications.
L’acte de Venezia ayant été coupé par Carvalho, il ne figure donc pas dans cette partition. Comme nous l’avons fait pour la Barcarolle, transportée chez Antonia, nous parlerons donc du duo Giulietta-Hoffmann et de la Romance de ce dernier « Ô Dieu, de quelle ivresse » dans l’Epilogue, appelé ici « acte IV ». Comme je l’ai dit plus haut, celui-ci est un véritable champ de bataille dans lequel on peut suivre la première version publiée par Choudens en 1881, et ce au milieu de divers restes et scories d’anciennes tentatives de reconstitution. En voici le détail :
L’Entracte est dans sa version courte, sans les mesures d’introduction composées par Guiraud comme transition à l’intermède qu’il insèrera plus tard.
Le chœur a cappella « Folie, oublie tes douleurs » ne figure pas dans la partition.
On y trouve en revanche de larges fragments (barrés) du double-chœur des Esprits et des Etudiants (finalement remplacé par la reprise du chœur « Allumons le punch » avec les nouvelles paroles « Vidons les tonneaux ») avec de nombreuses tentatives de modifications par rapport au manuscrit de Guiraud conservé à Yale, surtout en ce qui concerne le début et la fin du numéro.
On trouve ensuite le mélodrame (publié dans la première édition Choudens) qui devait servir à accompagner la déclamation de la Muse sur la musique de l’Apothéose, avec différentes tentatives d’enchaînements… Puis, quelques pages de la partition coupée de l’acte de Venise, à savoir la romance d’Hoffmann « Ô Dieu, de quelle ivresse » adaptée à la circonstance.
Au milieu de ce fatras s’est perdue une autre page de l’acte IV, intitulée « n°19 », copiée juste avant le début du duo Hoffmann-Giulietta (devenu Hoffmann-Stella). Il s’agit en fait d’un des quatre mélodrames (18 bis à 18 quinter) composés par Guiraud comme soutien musical aux dialogues du début de l’acte de Venise (entre les Couplets bachiques et la Scène de jeu). Ces différentes pages manuscrites de la main de Guiraud se trouvent à Yale. Une d’entre elles porte la réplique « Nous avons tant souffert », ce qui porte à croire qu’au moment où cette scène était répétée, le texte des acteurs différait du livret de censure. Mais la partition de copiste de Paris nous apporte de nouvelles informations. Le mélodrame comporte en bas de page la didascalie « Giulietta prend l’anneau » [que lui tend Dappertutto], ce qui nous permet de bien situer la place initiale de cette musique dans les scènes parlées (il s’agit en fait de la seconde entrée de Giulietta). Mais le plus intéressant est le fait que dans la partition de copiste, cette page figure juste avant le duo Hoffmann-Giulietta. Ce qui prouve qu’elle a finalement été utilisée comme musique de scène accompagnant la pantomime du duel qui permet le changement de décor après le premier tableau. Notons d’ailleurs que ces musiques de scène ont dû être déplacées et transposées plusieurs fois, vues les différentes ratures et surcharges figurant sur leur numéro respectif, et la place qu’elles occupent aussi dans une partition chant-piano très rare publiée par Choudens (certainement pour la première reprise de l’ouvrage avec l’acte de Venise – peut-être au théâtre de la Renaissance…)
Enfin, remarquons que l’orchestration pour quatre cors a été remplacée à cet effet par le quintette à cordes.
Vient donc ensuite le duo Hoffmann–Giulietta, adapté en duo Hoffmann–Stella.
Guiraud a copié de sa propre main le nouveau livret.
Les énormes modifications orchestrales que l’on connaît déjà par les manuscrits se trouvant dans la famille Offenbach ont été reportées ici aussi.
Une fois de plus, la première orchestration de Guiraud (beaucoup plus fidèle aux vœux d’Offenbach, mais aussi beaucoup plus contraignante pour la voix d’Adèle Isaac) est bien difficile à déchiffrer sous les ratures.
A la fin de ce numéro, Guiraud tente différentes transitions.
On trouve alors quelques pages du Finale de Giulietta, égarées au milieu de cet épilogue (car faisant partie du même cahier de papier-musique que le duo précédent).
La dernière page a d’ailleurs été utilisée comme support à un essai de nouvelle fin pour le duo Hoffmann-Stella.
Un mélodrame (Guiraud) sert ensuite à introduire la reprise de la Légende de Kleinzach, qui s’enchaîne elle-même avec le chœur des «étudiants « Jusqu’au matin remplis mon verre » rédigé entièrement par la main de Guiraud. Celui-ci a d’ailleurs tenté deux transitions harmoniques différentes.
Enfin, sur cette dernière page, Guiraud écrit de sa plume nette et bien reconnaissable : « Fin de l’opéra ».
Figure ensuite le tampon apposé quelques années plus tard, mais - ô combien - symbolique : Théâtre National de l’Opéra-Comique – Albert Carré – Propriété de l’Etat.
Depuis près de vingt ans, des sources de premier ordre concernant Les Contes d'Hoffmann, le chef d'œuvre posthume de Jacques Offenbach, avaient été rendues inaccessibles de par la volonté de leur propriétaire.
Depuis peu, ces manuscrits sont la propriété de la Bibliothèque de Yale, et sont enfin consultables.
Leur examen approfondi, ainsi que celui des documents se trouvant à la Bibliothèque Nationale de France, dans la famille Offenbach, et enfin les manuscrits dont nous sommes propriétaires, nous permettent de pouvoir annoncer avec certitude les points suivants :
Offenbach a eu le temps de composer l'ensemble de la partition chant-piano des actes 1 à 4, hormis les préludes, entractes et autres mélodrames.
En ce qui concerne l'acte 5, il a produit des esquisses plus ou moins complètes (voix et piano avec parfois quelques idées d'orchestration) pour le chœur "Folie, oublie tes douleurs", le duo Hoffmann / Stella, l'Apothéose avec chœurs. Les différentes versions du livret autographe de Jules Barbier permettent de savoir comment il envisageait d'utiliser cette dernière musique, ainsi que la reprise de la légende de Kleinzack.
Dans l'ensemble des manuscrits que nous connaissons maintenant, l'écriture d'Offenbach n'apparaît à aucun moment dans l'orchestration. Celle-ci est généralement de la main d'Ernest Guiraud (et parfois de celle d'un copiste anonyme), que ce soit du premier chœur de l'acte 1 jusqu'au final de l'acte 4.
Il apparaît donc que les déclarations d'André Martinet, le premier biographe d'Offenbach, sont bien fondées, soutenues par une lettre qu'Offenbach écrivait à son épouse quelques semaines avant sa mort.
"il me reste juste un mois pour faire le troisième acte de Belle Lurette, orchestrer les trois actes, faire le finale (NDR : de l'acte 4) et tout le cinquième acte des Contes d'Hoffmann (je ne parle même pas de l'orchestration qui viendra plus tard)"
A la lueur des dernières découvertes, il apparaît clairement que c'est de l'orchestration de tout l'opéra dont parlait Offenbach et non pas simplement du dernier acte de la pièce, comme nous le crûmes avant de pouvoir accéder à l'ensemble des sources.
Par ailleurs, il apparaît que le livret de censure a été construit après la mort d'Offenbach, en utilisant fidèlement les manuscrits autographes laissés par le compositeur en ce qui concerne les actes 1 à 4.
Mais pour ce qui est de l'acte 5, il s'agit simplement d'une version construite par Giulio Barbier et Léon Carvalho à partir des quelques matériaux exploitables, et ce, sans l'avis du compositeur.
Dans un même temps, une autre version de l'ATTO V, plus étoffée, mais finalement abandonnée, fut d'ailleurs tentée par Guiraud : reprise du choeur des Esprits mêlé à celui des Etudiants, ariette de Stella avec chœurs (qui semble être une composition personnelle de Guiraud), nombreux mélodrames...
Petit à petit, le voile est levé, et les mystères qui entourent cet opéra fantastique se dissipent un à un.
A l'heure actuelle, une édition scientifique et exhaustive de I racconti di Hoffmann est possible, rassemblant l'ensemble des sources disponibles et permettant de représenter une œuvre cohérente et d'une immense richesse musicale et dramatique. |
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