Speranza
Scènes de la vie de bohème
Henry Murger
M.
Levy
1869
Les bohèmes dont il est question dans ce
livre n'ont aucun rapport avec les bohèmes dont les dramaturges du boulevard ont
fait les synonymes de filous et d'assassins. Ils ne se recrutent pas davantage
parmi les montreurs d'ours, les avaleurs de sabres, les marchands de chaînes de
sûreté, les professeurs d'à tout coup l'on gagne, les négociants des bas-fonds
de l'agio, et mille autres industriels mystérieux et vagues dont la principale
industrie est de n'en point avoir, et qui sont toujours prêts à tout faire,
excepté le bien.
La Bohème dont il s'agit dans ce livre n'est point une race
née d'aujourd'hui, elle a existé de tout temps et partout, et peut revendiquer
d'illustres origines. Dans l'antiquité grecque, sans remonter plus haut dans
cette généalogie, exista un bohème célèbre qui, en vivant au hasard du jour le
jour parcourait les campagnes de l'Ionie florissante en mangeant le pain de
l'aumône, et s'arrêtait le soir pour suspendre au foyer de l'hospitalité la lyre
harmonieuse qui avait chanté les Amours d'Hélène et la Chute de Troie. En
descendant l'échelle des âges, la Bohème moderne retrouve des aïeux dans toutes
les époques artistiques et littéraires. Au moyen âge elle continue la tradition
homérique avec les ménestrels et les improvisateurs, les enfants du gai savoir,
tous les vagabonds mélodieux des campagnes de la Touraine; toutes les muses
errantes qui, portant sur le dos la besace du nécessiteux et la harpe du
trouvère, traversaient, en chantant, les plaines du beau pays, où devait fleurir
l'églantine de Clémence Isaure.
À l'époque qui sert de transition entre les
temps chevaleresques et l'aurore de la renaissance, la Bohème continue à courir
tous les chemins du royaume, et déjà un peu les rues de Paris. C'est maître
Pierre Gringoire, l'ami des truands et l'ennemi du jeûne; maigre et affamé comme
peut l'être un homme dont l'existence n'est qu'un long carême, il bat le pavé de
la ville, le nez au vent tel qu'un chien qui lève, flairant l'odeur des cuisines
et des rôtisseries; ses yeux pleins de convoitises gloutonnes, font maigrir,
rien qu'en les regardant, les jambons pendus aux crochets des charcutiers,
tandis qu'il fait sonner, dans son imagination, et non dans ses poches, hélas!
Les dix écus que lui ont promis messieurs les échevins en payement de la
très-pieuse et dévote sotie qu'il a composée pour le théâtre de la salle du
palais de justice. À côté de ce profil dolent et mélancolique de l'amoureux
d'Esméralda, les chroniques de la Bohème peuvent évoquer un compagnon d'humeur
moins ascétique et de figure plus réjouie; c'est maître François Villon, l'amant
de la belle qui fut haultmière. Poète et vagabond par excellence, celui-là! Et
dont la poésie, largement imaginée, sans doute à cause de ces pressentiments que
les anciens attribuent à leurs vates, était sans cesse poursuivie par une
singulière préoccupation de la potence, où ledit Villon faillit un jour être
cravaté de chanvre pour avoir voulu regarder de trop près la couleur des écus du
roi. Ce même Villon, qui avait plus d'une fois essoufflé la maréchaussée lancée
à ses trousses, cet hôte tapageur des bouges de la rue Pierre-Lescot, ce
pique-assiette de la cour du duc d'Égypte, ce Salvator Rosa de la poésie, a rimé
des élégies dont le sentiment navré et l'accent sincère émeuvent les plus
impitoyables, et font qu'ils oublient le malandrin, le vagabond, et le débauché,
devant cette muse toute ruisselante de ses propres larmes.
Au reste, parmi
tous ceux dont l'œuvre peu connue n'a été fréquentée que des gens pour qui la
littérature française ne commence pas seulement le jour où «Malherbe vint,»
François Villon a eu l'honneur d'être un des plus dévalisés, même par les gros
bonnets du parnasse moderne. On s'est précipité sur le champ du pauvre et on a
battu monnaie de gloire avec son humble trésor. Il est telle ballade écrite au
coin de la borne et sous la gouttière, un jour de froidure, par le rapsode
bohème; telles stances amoureuses improvisées dans le taudis où la belle qui fut
haultmière détachait à tout venant sa ceinture dorée, qui aujourd'hui,
métamorphosées en galanteries de beau lieu flairant le musc et l'ambre, figurent
dans l'album armorié d'une Chloris aristocratique.
Mais voici le grand siècle
de la renaissance qui s'ouvre. Michel-Ange gravit les échafauds de la Sixtine et
regarde d'un air soucieux le jeune Raphaël qui monte l'escalier du Vatican,
portant sous son bras les cartons des loges. Benvenuto médite son Persée,
Ghiberti cisèle les portes du baptistère en même temps que Donatello dresse ses
marbres sur les ponts de l'Arno; et pendant que la cité des Médicis lutte de
chefs-d'œuvre avec la ville de Léon X et de Jules II, Titien et Véronèse
illustrent la cité des doges; Saint-Marc lutte avec Saint-Pierre.
Cette
fièvre de génie, qui vient d'éclater tout à coup dans la péninsule italienne
avec une violence épidémique, répand sa glorieuse contagion dans toute l'Europe.
L'art, rival de Dieu, marche l'égal des rois. Charles-Quint s'incline pour
ramasser le pinceau du Titien, et François Ier fait antichambre dans
l'imprimerie où Étienne Dolet corrige peut-être les épreuves de
Pantagruel.
Au milieu de cette résurrection de l'intelligence, la Bohème
continue comme par le passé à chercher, suivant l'expression de Balzac, la pâte
et la niche. Clément Marot, devenu le familier des antichambres du Louvre,
devient, avant même qu'elle eût été favorite d'un roi, le favori de cette belle
Diane dont le sourire illumina trois règnes. Du boudoir de Diane De Poitiers, la
muse infidèle du poëte passe dans celui de Marguerite De Valois, faveur
dangereuse que Marot paya par la prison. Presque à la même époque, un autre
bohème, dont l'enfance avait été, sur la plage de Sorrente, caressée par les
baisers d'une muse épique, Le Tasse, entrait à la cour du duc de Ferrare comme
Marot à celle de François Ier; mais, moins heureux que l'amant de Diane et de
Marguerite, l'auteur de la Jérusalem payait de sa raison et de la perte de son
génie l'audace de son amour pour une fille de la maison d'Este.
Les guerres
religieuses et les orages politiques qui signalèrent en France l'arrivée des
Médicis n'arrêtent point l'essor de l'art. Au moment où une balle atteignait,
sur les échafauds des Innocents, Jean Goujon, qui venait de retrouver le ciseau
païen de Phidias, Ronsard retrouvait la lyre de Pindare, et fondait, aidé de sa
pléiade, la grande école lyrique française. À cette école du renouveau succéda
la réaction de Malherbe et des siens, qui chassèrent de la langue toutes les
grâces exotiques que leurs prédécesseurs avaient essayé de nationaliser sur le
pernasse. Ce fut un bohème, Mathurin Régnier, qui défendit un des derniers les
boulevards de la poésie lyrique attaquée par la phalange des rhéteurs et des
grammairiens qui déclaraient Rabelais barbare et Montaigne obscur. Ce fut ce
même Mathurin Régnier le cynique qui, rajoutant des nœuds au fouet satirique
d'Horace, s'écriait indigné en voyant les mœurs de son époque:
L'honneur est
un vieux saint que l'on ne chôme plus.
Au dix-septième siècle le
dénombrement de la Bohème contient une partie des noms de la littérature de
Louis XIII et de Louis XIV; elle compte des membres parmi les beaux esprits de
l'hôtel Rambouillet, où elle collabore à la Guirlande de Julie; elle a ses
entrées au palais Cardinal, où elle collabore à la tragédie de Marianne avec le
poëte-ministre, qui fut le Robespierre de la monarchie. Elle jonche de madrigaux
la ruelle de Marion Delorme et courtise Ninon sous les arbres de la Place
Royale; elle déjeune le matin à la taverne desGoinfres ou de l'Épée-Royale, et
soupe le soir à la table du duc de Joyeuse; elle se bat en duel sous les
réverbères pour le sonnet d'Uranie contre le sonnet de Job. La Bohème fait
l'amour, la guerre et même de la diplomatie; et sur ses vieux jours, lasse des
aventures, elle met en poëme le vieux et le nouveau testament, émarge sur toutes
les feuilles de bénéfices, et, bien nourrie de grasses prébendes, va s'asseoir
sur un siége épiscopal ou sur un fauteuil de l'académie, fondée par l'un des
siens.
Ce fut dans la transition du seizième au dix-huitième siècle que
parurent ces deux fiers génies que chacune des nations où ils vécurent opposent
l'un à l'autre dans leurs luttes de rivalité littéraire Molière et Shakspeare:
ces illustres bohémiens dont la destinée offre tant de rapprochements.
Les
noms les plus célèbres de la littérature du dix-huitième siècle se retrouvent
aussi dans les archives de la Bohème, qui, parmi les glorieux de cette époque,
peut citer Jean-Jacques et d'Alembert, l'enfant-trouvé du parvis notre-dame, et,
parmi les obscurs, Malfilâtre et Gilbert; deux réputations surfaites: car
l'inspiration de l'un n'était que le pâle reflet du pâle lyrisme de
Jean-Baptiste Rousseau, et l'inspiration de l'autre, que le mélange d'une
impuissance orgueilleuse alliée avec une haine qui n'avait même point l'excuse
de l'initiative et de la sincérité, puisqu'elle n'était que l'instrument payé
des rancunes et des colères d'un parti.
Nous avons clos à cette époque ce
rapide résumé de la Bohème en ses différents âges; prolégomènes semés de noms
illustres que nous avons placés à dessein en tête de ce livre, pour mettre en
garde le lecteur contre toute application fausse qu'il pourrait faire
préventivement en rencontrant ce nom de bohèmes, donné longtemps à des classes
d'avec lesquelles tiennent à honneur de différencier celle dont nous avons
essayé de retracer les mœurs et le langage.
Aujourd'hui comme autrefois, tout
homme qui entre dans les arts, sans autre moyen d'existence que l'art lui-même,
sera forcé de passer par les sentiers de la Bohème. La plupart des contemporains
qui étalent les plus beaux blasons de l'art ont été des bohémiens; et, dans leur
gloire calme et prospère, ils se rappellent souvent, en le regrettant peut-être,
le temps où, gravissant la verte colline de la jeunesse, ils n'avaient d'autre
fortune, au soleil de leurs vingt ans, que le courage, qui est la vertu des
jeunes, et que l'espérance, qui est le million des pauvres.
Pour le lecteur
inquiet, pour le bourgeois timoré, pour tous ceux qui ne trouvent jamais trop de
points sur les i d'une définition, nous répéterons en forme d'axiome:
«La
Bohème, c'est le stage de la vie artistique; c'est la préface de l'Académie, de
l'Hôtel-Dieu ou de la Morgue.»
Nous ajouterons que la Bohème n'existe et
n'est possible qu'à Paris.
Comme tout état social, la Bohème comporte des
nuances différentes, des genres divers qui se subdivisent eux-mêmes et dont il
ne sera pas inutile d'établir la classification.
Nous commencerons par la
Bohème ignorée, la plus nombreuse. Elle se compose de la grande famille des
artistes pauvres, fatalement condamnés à la loi de l'incognito, parce qu'ils ne
savent pas ou ne peuvent pas trouver un coin de publicité pour attester leur
existence dans l'art, et, par ce qu'ils sont déjà, prouver ce qu'ils pourraient
être un jour. Ceux-là, c'est la race des obstinés rêveurs pour qui l'art est
demeuré une foi et non un métier; gens enthousiastes, convaincus, à qui la vue
d'un chef-d'œuvre suffit pour donner la fièvre, et dont le cœur loyal bat
hautement devant tout ce qui est beau, sans demander le nom du maître et de
l'école. Cette bohème-là se recrute parmi ces jeunes gens dont on dit qu'ils
donnent des espérances, et parmi ceux qui réalisent les espérances données, mais
qui, par insouciance, par timidité, ou par ignorance de la vie pratique,
s'imaginent que tout est dit quand l'œuvre est terminée, et attendent que
l'admiration publique et la fortune entrent chez eux par escalade et avec
effraction. Ils vivent pour ainsi dire en marge de la société, dans l'isolement
et dans l'inertie. Pétrifiés dans l'art, ils prennent à la lettre exacte les
symboles du dithyrambe académique qui placent une auréole sur le front des
poëtes, et, persuadés qu'ils flamboient dans leur ombre, ils attendent qu'on les
viennent trouver. Nous avons autrefois connu une petite école composée de ces
types si étranges, qu'on a peine à croire à leur existence; ils s'appelaient les
disciples de l'art pour l'art. Selon ces naïfs, l'art pour l'art consistait à se
diviniser entre eux, à ne point aider le hasard qui ne savait même pas leur
adresse, et à attendre que les piédestaux vinssent se placer sous leurs
pas.
C'est, comme on le voit, le stoïcisme du ridicule. Eh bien, nous
l'affirmons encore une fois pour être cru, il existe au sein de la Bohème
ignorée des êtres semblables dont la misère excite une pitié sympathique sur
laquelle le bon sens vous force à revenir; car si vous leur faites observer
tranquillement que nous sommes au dix-neuvième siècle, que la pièce de cent sous
est impératrice de l'humanité, et que les bottes ne tombent pas toutes vernies
du ciel, ils vous tournent le dos et vous appellent bourgeois.
Au reste, ils
sont logiques dans leur héroïsme insensé; ils ne poussent ni cris ni plaintes,
et subissent passivement la destinée obscure et rigoureuse qu'ils se font
eux-mêmes. Ils meurent pour la plupart, décimés par cette maladie à qui la
science n'ose pas donner son véritable nom, la misère. S'ils le voulaient
cependant, beaucoup pourraient échapper à ce dénoûment fatal qui vient
brusquement clore leur vie à un âge où d'ordinaire la vie ne fait que commencer.
Il leur suffirait pour cela de quelques concessions faites aux dures lois de la
nécessité, c'est-à-dire de savoir dédoubler leur nature, d'avoir en eux deux
êtres: le poëte, rêvant toujours sur les hautes cimes où chante le chœur des
voix inspirées; et l'homme, ouvrier de sa vie sachant se pétrir le pain
quotidien. Mais cette dualité, qui existe presque toujours chez les natures bien
trempées dont elle est un des caractères distinctifs, ne se rencontre pas chez
la plupart de ces jeunes gens que l'orgueil, un orgueil bâtard, a rendus
invulnérables à tous les conseils de la raison. Aussi meurent-ils jeunes,
laissant quelquefois après eux une œuvre que le monde admire plus tard, et qu'il
eût sans doute applaudie plus tôt si elle n'était pas restée invisible.
Il en
est dans les luttes de l'art à peu près comme à la guerre: toute la gloire
conquise rejaillit sur le nom des chefs; l'armée se partage pour récompenser les
quelques lignes d'un ordre du jour. Quant aux soldats frappés dans le combat, on
les enterre là où ils sont tombés, et une seule épitaphe suffit pour vingt mille
morts.
De même aussi la foule, qui a toujours les yeux fixés vers ce qui
s'élève, n'abaisse jamais son regard jusqu'au monde souterrain où luttent les
obscurs travailleurs; leur existence s'achève inconnue, et, sans avoir même
quelquefois la consolation de sourire à une œuvre terminée, ils s'en vont de la
vie ensevelis dans un linceul d'indifférence.
Il existe dans la Bohème
ignorée une autre fraction; elle se compose des jeunes gens qu'on a trompés ou
qui se sont trompés eux-mêmes. Ils prennent une fantaisie pour une vocation, et,
poussés par une fatalité homicide, ils meurent les uns victimes d'un perpétuel
accès d'orgueil, les autres idolâtres d'une chimère.
Et ici, qu'on nous
permette une courte digression. Les voies de l'art, si encombrées et si
périlleuses, malgré l'encombrement et malgré les obstacles, sont pourtant chaque
jour de plus en plus encombrées, et par conséquent jamais la Bohème ne fut plus
nombreuse.
Si on cherchait parmi toutes les raisons qui ont pu déterminer
cette affluence, on pourrait peut-être trouver celle-ci.
Beaucoup de jeunes
gens ont pris au sérieux les déclamations faites à propos des artistes et des
poëtes malheureux. Les noms de Gilbert, de Malfilâtre, de Chatterton, de Moreau,
ont été trop souvent, trop imprudemment, et surtout trop inutilement jetés en
l'air. On a fait de la tombe de ces infortunés une chaire du haut de laquelle on
prêchait le martyre de l'art et de la poésie.
Adieu, trop inféconde
terre,
Fléaux humains, soleil glacé!
Comme un fantôme
solitaire,
Inaperçu j'aurai passé.
Ce chant désespéré de Victor
Escousse, asphyxié par l'orgueil que lui avait inoculé un triomphe factice, est
devenu un certain temps la Marseillaise des volontaires de l'art, qui allaient
s'inscrire au martyrologe de la médiocrité.
Car toutes ces funèbres
apothéoses, ce Requiem louangeur, ayant tout l'attrait de l'abîme pour les
esprits faibles et les vanités ambitieuses, beaucoup, subissant cette fatale
attraction, ont pensé que la fatalité était la moitié du génie; beaucoup ont
rêvé ce lit d'hôpital où mourut Gilbert, espérant qu'ils y deviendraient poëtes
comme il le devint un quart d'heure avant de mourir, et croyant que c'était là
une étape obligée pour arriver à la gloire.
On ne saurait trop blâmer ces
mensonges immoraux, ces paradoxes meurtriers, qui détournent d'une voie où ils
auraient pu réussir tant de gens qui viennent finir misérablement dans une
carrière où ils gênent ceux à qui une vocation réelle donne seulement le droit
d'entrer.
Ce sont ces prédications dangereuses, ces inutiles exaltations
posthumes qui ont créé la race ridicule des incompris, des poëtes pleurards dont
la muse a toujours les yeux rouges et les cheveux mal peignés, et toutes les
médiocrités impuissantes qui, enfermées sous l'écrou de l'inédit, appellent la
muse marâtre et l'art bourreau.
Tous les esprits vraiment puissants ont leur
mot à dire et le disent en effet tôt ou tard. Le génie ou le talent ne sont pas
des accidents imprévus dans l'humanité; ils ont une raison d'être, et par cela
même ne sauraient rester toujours dans l'obscurité; car si la foule ne va pas
au-devant d'eux, ils savent aller au-devant d'elle. Le génie, c'est le soleil:
tout le monde le voit. Le talent, c'est le diamant qui peut rester longtemps
perdu dans l'ombre, mais qui toujours est aperçu par quelqu'un. On a donc tort
de s'apitoyer aux lamentations et aux rengaines de cette classe d'intrus et
d'inutiles entrés dans l'art malgré l'art lui-même, et qui composent dans la
Bohème une catégorie dans laquelle la paresse, la débauche et le parasitisme
forment le fond des mœurs.
AXIOME.
«La Bohème ignorée n'est pas un chemin,
c'est un cul-de-sac.»
En effet, cette vie-là est quelque chose qui ne mène à
rien. C'est une misère abrutie, au milieu de laquelle l'intelligence s'éteint
comme une lampe dans un lieu sans air; où le cœur se pétrifie dans une
misanthropie féroce, et où les meilleures natures deviennent les pires. Si on a
le malheur d'y rester trop longtemps et de s'engager trop avant dans cette
impasse, on ne peut plus en sortir, ou on en sort par des brèches dangereuses,
et pour retomber dans une bohème voisine, dont les mœurs appartiennent à une
autre juridiction que celle de la physiologie littéraire.
Nous citerons
encore une singulière variété de bohèmes qu'on pourrait appeler amateurs.
Ceux-là ne sont pas les moins curieux. Ils trouvent la vie de bohème une
existence pleine de séductions: ne pas dîner tous les jours, coucher à la belle
étoile sous les larmes des nuits pluvieuses et s'habiller de nankin dans le mois
de décembre leur paraît le paradis de la félicité humaine, et pour s'y
introduire ils désertent, celui-ci le foyer de la famille, celui-là l'étude
conduisant à un résultat certain. Ils tournent brusquement le dos à un avenir
honorable pour aller courir les aventures de l'existence de hasard. Mais comme
les plus robustes ne tiendraient pas à un régime qui rendrait Hercule
poitrinaire, ils ne tardent pas à quitter la partie, et, repiquant des deux vers
le rôti paternel, ils s'en retournent épouser leur petite cousine, et s'établir
notaires dans une ville de trente mille âmes; et le soir, au coin de leur feu,
ils ont la satisfaction de raconter leur misère d'artiste, avec l'emphase d'un
voyageur qui raconte une chasse au tigre. D'autres s'obstinent et mettent de
l'amour-propre; mais une fois qu'ils ont épuisé les ressources du crédit que
trouvent toujours les fils de famille, ils sont plus malheureux que les vrais
bohèmes, qui, n'ayant jamais eu d'autres ressources, ont au moins celles que
donne l'intelligence. Nous avons connu un de ces bohèmes amateurs, qui, après
avoir resté trois ans dans la Bohème et s'être brouillé avec sa famille, est
mort un beau matin, et a été conduit à la fosse commune dans le corbillard des
pauvres: il avait dix mille francs de rente!
Inutile de dire que ces
bohémiens-là n'ont d'aucune façon rien de commun avec l'art, et qu'ils sont les
plus obscurs parmi les plus inconnus de la Bohème ignorée.
Nous arrivons
maintenant à la vrai Bohème; à celle qui fait en partie le sujet de ce livre.
Ceux qui la composent sont vraiment les appelés de l'art, et ont chance d'être
aussi ses élus. Cette bohème-là est comme les autres hérissée de dangers; deux
gouffres la bordent de chaque côté: la misère et le doute. Mais entre ces deux
gouffres il y a du moins un chemin menant à un but que les bohémiens peuvent
toucher du regard, en attendant qu'ils le touchent du doigt.
C'est la Bohème
officielle: ainsi nommée, parce que ceux qui en font partie ont constaté
publiquement leur existence, qu'ils ont signalé leur présence dans la vie
ailleurs que sur un registre d'état civil; qu'enfin, pour employer une
expression de leur langage, leurs noms sont sur l'affiche, qu'ils sont connus
sur la place littéraire et artistique, et que leurs produits, qui portent leur
marque, y ont cours, à des prix modérés, il est vrai.
Pour arriver à leur
but, qui est parfaitement déterminé, tous les chemins sont bons, et les bohèmes
savent mettre à profit jusqu'aux accidents de la route. Pluie ou poussière,
ombre ou soleil, rien n'arrête ces hardis aventuriers, dont tous les vices sont
doublés d'une vertu. L'esprit toujours tenu en éveil par leur ambition, qui bat
la charge devant eux et les pousse à l'assaut de l'avenir: sans relâche aux
prises avec la nécessité, leur invention, qui marche toujours mèche allumée,
fait sauter l'obstacle qu'à peine il les gêne. Leur existence de chaque jour est
une œuvre de génie, un problème quotidien qu'ils parviennent toujours à résoudre
à l'aide d'audacieuses mathématiques. Ces gens-là se feraient prêter de l'argent
par Harpagon, et auraient trouvé des truffes sur le radeau de la Méduse. Au
besoin ils savent aussi pratiquer l'abstinence avec toute la vertu d'un
anachorète; mais qu'il leur tombe un peu de fortune entre les mains, vous les
voyez aussitôt cavalcader sur les plus ruineuses fantaisies, aimant les plus
belles et les plus jeunes, buvant des meilleurs et des plus vieux, et ne
trouvant jamais assez de fenêtres par où jeter leur argent. Puis, quand leur
dernier écu est mort et enterré, ils recommencent à dîner à la table d'hôte du
hasard où leur couvert est toujours mis, et, précédés d'une meute de ruses,
braconnant dans toutes les industries qui se rattachent à l'art, chassent du
matin au soir cet animal féroce qu'on appelle la pièce de cinq francs.
Les
bohèmes savent tout, et vont partout, selon qu'ils ont des bottes vernies ou des
bottes crevées. On les rencontre un jour accoudés à la cheminée d'un salon du
monde, et le lendemain attablés sous les tonnelles des guinguettes dansantes.
Ils ne sauraient faire dix pas sur le boulevard sans rencontrer un ami, et
trente pas n'importe où sans rencontrer un créancier.
La Bohème parle entre
elle un langage particulier, emprunté aux causeries de l'atelier, au jargon des
coulisses et aux discussions des bureaux de rédaction. Tous les éclectismes de
style se donnent rendez-vous dans cet idiome inouï, où les tournures
apocalyptiques coudoient le coq-à-l'âne, où la rusticité du dicton populaire
s'allie à des périodes extravagantes sorties du même moule où Cyrano coulait ses
tirades matamores; où le paradoxe, cet enfant gâté de la littérature moderne,
traite la raison comme on traite Cassandre dans les pantomimes; où l'ironie a la
violence des acides les plus promps, et l'adresse de ces tireurs qui font mouche
les yeux bandés; argot intelligent quoique inintelligible pour tous ceux qui
n'en ont pas la clef, et dont l'audace dépasse celle des langues les plus
libres. Ce vocabulaire de bohème est l'enfer de la rhétorique et le paradis du
néologisme.
Telle est, en résumé, cette vie de bohème, mal connue des
puritains du monde, décriée par les puritains de l'art, insultée par toutes les
médiocrités craintives et jalouses qui n'ont pas assez de clameurs, de mensonges
et de calomnies pour étouffer les voix et les noms de ceux qui arrivent par ce
vestibule de la renommée en attelant l'audace à leur talent.
Vie de patience
et de courage, où l'on ne peut lutter que revêtu d'une forte cuirasse
d'indifférence à l'épreuve des sots et des envieux, où l'on ne doit pas, si l'on
ne veut trébucher en chemin, quitter un seul moment l'orgueil de soi-même, qui
sert de bâton d'appui; vie charmante et vie terrible, qui a ses victorieux et
ses martyrs, et dans laquelle on ne doit entrer qu'en se résignant d'avance à
subir l'impitoyable loi du vae victis.
mai 1850.
H
M.
I
COMMENT FUT INSTITUÉ LE CÉNACLE DE LA BOHÈME
Voici
comment le hasard, que les sceptiques appellent l'homme d'affaires du bon Dieu,
mit un jour en contact les individus dont l'association fraternelle devait plus
tard constituer le cénacle formé de cette fraction de la bohème que l'auteur de
ce livre a essayé de faire connaître au public.
Un matin, c'était le 8 avril,
Alexandre Schaunard, qui cultivait les deux arts libéraux de la peinture et de
la musique, fut brusquement réveillé par le carillon que lui sonnait un coq du
voisinage qui lui servait d'horloge.
—Sacrebleu! s'écria Schaunard, ma
pendule à plumes avance, il n'est pas possible qu'il soit déjà
aujourd'hui.
En disant ces mots, il sauta précipitamment hors d'un meuble de
son industrieuse invention et qui, jouant le rôle de lit pendant la nuit, ce
n'est pas pour dire, mais il le jouait bien mal, remplissait pendant le jour le
rôle de tous les autres meubles, absents par suite du froid rigoureux qui avait
signalé le précédent hiver: une espèce de meuble maître-Jacques, comme on
voit.
Pour se garantir des morsures d'une bise matinale, Schaunard passa à la
hâte un jupon de satin rose semé d'étoiles en pailleté, et qui lui servait de
robe de chambre. Cet oripeau avait été, une nuit de bal masqué, oublié chez
l'artiste par une folie qui avait commis celle de se laisser prendre aux
fallacieuses promesses de Schaunard, lequel, déguisé en marquis de Mondor,
faisait résonner dans ses poches les sonorités séductrices d'une douzaine
d'écus, monnaie de fantaisie, découpée à l'emporte-pièce dans une plaque de
métal, et empruntée aux accessoires d'un théâtre.
Lorsqu'il eut vêtu sa
toilette d'intérieur, l'artiste alla ouvrir sa fenêtre et son volet. Un rayon de
soleil, pareil à une flèche de lumière, pénétra brusquement dans la chambre et
le força à écarquiller ses yeux encore voilés par les brumes du sommeil; en même
temps cinq heures sonnèrent à un clocher d'alentour.
—C'est l'aurore
elle-même, murmura Schaunard; c'est étonnant. Mais, ajouta-t-il en consultant un
calendrier accroché à son mur, il n'y a pas moins erreur. Les indications de la
science affirment qu'à cette époque de l'année, le soleil ne doit se lever qu'à
cinq heures et demie; il n'est que cinq heures, et le voilà déjà debout. Zèle
coupable! cet astre est dans son tort, je porterai plainte au bureau des
longitudes. Cependant, ajouta-t-il, il faudrait commencer à m'inquiéter un peu;
c'est bien aujourd'hui le lendemain d'hier; et comme hier était le 7, à moins
que Saturne ne marche à reculons, ce doit être aujourd'hui le 8 avril; et si
j'en crois les discours de ce papier, dit Schaunard en allant relire une formule
de congé par huissier affichée à la muraille, c'est aujourd'hui à midi précis
que je dois avoir vidé ces lieux et compté ès mains de M. Bernard, mon
propriétaire, une somme de soixante-quinze francs pour trois termes échus, et
qu'il me réclame dans une fort mauvaise écriture. J'avais, comme toujours,
espéré que le hasard se chargerait de liquider cette affaire, mais il paraîtrait
qu'il n'a pas eu le temps. Enfin, j'ai encore six heures devant moi; en les
employant bien, peut-être que... Allons... allons, en route... ajouta
Schaunard.
Il se disposait à vêtir un paletot dont l'étoffe, primitivement à
longs poils, était atteinte d'une profonde calvitie, lorsque tout à coup, comme
s'il eût été mordu par une tarentule, il se mit à exécuter dans sa chambre une
chorégraphie de sa composition qui, dans les bals publics, lui avait souvent
mérité les honneurs de la gendarmerie.
—Tiens, tiens, s'écria-t-il, c'est
particulier, comme l'air du matin vous donne des idées, il me semble que je suis
sur la piste de mon air! Voyons.
Et Schaunard, à moitié nu, alla s'asseoir
devant son piano. Et après avoir réveillé l'instrument endormi par un orageux
placage d'accords, il commença, tout en monologuant, à poursuivre sur le clavier
la phrase mélodique qu'il cherchait depuis si longtemps.
—Do, sol, mi, do,
la, si, do, ré, boum, boum. Fa, ré, mi, ré. Aïe, aïe, il est faux comme Judas,
ce ré, fit Schaunard en frappant avec violence sur la note aux sons douteux.
Voyons le mineur... Il doit dépeindre adroitement le chagrin d'une jeune
personne qui effeuille une marguerite blanche dans un lac bleu. Voilà une idée
qui n'est pas en bas âge. Enfin, puisque c'est la mode, et qu'on ne trouverait
pas un éditeur qui osât publier une romance où il n'y aurait pas de lac bleu, il
faut s'y conformer... Do, sol, mi, do, la, si, do, ré; je ne suis pas mécontent
de ceci, ça donne assez l'idée d'une paquerette, surtout aux gens qui sont forts
en botanique. La, si, do, ré, gredin de ré, va! Maintenant, pour bien faire
comprendre le lac bleu, il faudrait quelque chose d'humide, d'azuré, de clair de
lune, car la lune en est aussi; tiens, mais ça vient, n'oublions pas le cygne...
Fa, mi, la, sol, continua Schaunard en faisant clapoter les notes cristallines
de l'octave d'en bas. Reste l'adieu de la jeune fille, qui se décide à se jeter
dans le lac bleu, pour rejoindre son bien-aimé enseveli sous la neige; ce
dénoûment n'est pas clair, murmura Schaunard, mais il est intéressant. Il
faudrait quelque chose de tendre, de mélancolique; ça vient, ça vient, voilà une
douzaine de mesures qui pleurent comme des Madeleines; ça fend le cœur! Brr,
brr, fit Schaunard en frissonnant dans son jupon semé d'étoiles, si ça pouvait
fendre le bois: il y a dans mon alcôve une solive qui me gêne beaucoup quand
j'ai du monde... à dîner; je ferais un peu de feu avec... la, la... ré, mi, car
je sens que l'inspiration m'arrive enveloppée d'un rhume de cerveau. Ah! bah!
tant pis!... Continuons à noyer ma jeune fille.
Et tandis que ses doigts
tourmentaient le clavier palpitant, Schaunard, l'œil allumé, l'oreille tendue,
poursuivait sa mélodie, qui, pareille à un sylphe insaisissable, voltigeait au
milieu du brouillard sonore que les vibrations de l'instrument semblaient
dégager dans la chambre.
—Voyons maintenant, reprit Schaunard, comment ma
musique s'accroche avec les paroles de mon poëte. Et il fredonna d'une voix
désagréable ce fragment de poésie employée spécialement pour les opéras-comiques
et les légendes de mirliton:
La blonde jeune fille,
Vers le ciel
étoilé,
En ôtant sa mantille,
Jette un regard voilé;
Et
dans l'onde azurée
Su lac aux flots d'argent...
—Comment, comment!
fit Schaunard transporté d'une juste indignation, l'onde azurée d'un lac
d'argent, je ne m'étais pas encore aperçu de celle-là, c'est trop romantique à
la fin, ce poëte est un idiot, il n'a jamais vu d'argent ni de lac. Sa ballade
est stupide, d'ailleurs; la coupe des vers me gênait pour ma musique; à l'avenir
je composerai mes poëmes moi-même, et pas plus tard que tout de suite; comme je
me sens en train, je vais fabriquer une maquette de couplets pour y adapter ma
mélodie.
Et Schaunard, prenant sa tête entre ses deux mains, prit l'attitude
grave d'un mortel qui entretient des relations avec les muses.
Au bout de
quelques minutes de ce concubinage sacré, il avait mis au monde une de ces
difformités que les faiseurs de libretti appellent avec raison des monstres, et
qu'ils improvisent assez facilement pour servir de canevas provisoire à
l'inspiration du compositeur.
Seulement le monstre de Schaunard avait le sens
commun, et exprimait assez clairement l'inquiétude éveillée dans son esprit par
l'arrivée brutale de cette date: le 8 avril.
Voici ce couplet:
Huit et
huit font seize,
J'pose six et retiens un.
Je serais bien
aise
De trouver quelqu'un
De pauvre et d'honnête
Qui
m'prête huit cents francs,
Pour payer mes dettes
Quand j'aurai le
temps.
Refrain.
Et quand sonnerait au cadran suprême
Midi
moins un quart,
Avec probité je payerais mon terme (ter.)
À
Monsieur Bernard.
—Diable, dit Schaunard en relisant sa composition,
terme et suprême, voilà des rimes qui ne sont pas millionnaires, mais je n'ai
point le temps de les enrichir. Essayons maintenant comment les notes se
marieront avec les syllabes.
Et avec cet affreux organe nasal qui lui était
particulier, il reprit de nouveau l'exécution de sa romance. Satisfait sans
doute du résultat qu'il venait d'obtenir, Schaunard se félicita par une grimace
jubilatoire qui, semblable à un accent circonflexe, se mettait à cheval sur son
nez chaque fois qu'il était content de lui-même. Mais cette orgueilleuse
béatitude n'eut pas une longue durée. Onze heures sonnèrent au clocher prochain;
chaque coup du timbre entrait dans la chambre et s'y perdait en sons railleurs
qui semblaient dire au malheureux Schaunard: Es-tu prêt?
L'artiste bondit sur
sa chaise.
—Le temps court comme un cerf, dit-il... il ne me reste plus que
trois quarts d'heure pour trouver mes soixante-quinze francs et mon nouveau
logement. Je n'en viendrai jamais à bout, ça rentre trop dans le domaine de la
magie. Voyons, je m'accorde cinq minutes pour trouver, et, s'enfonçant la tête
entre les deux genoux, il descendit dans les abîmes de la réflexion.
Les cinq
minutes s'écoulèrent, et Schaunard redressa la tête sans avoir rien trouvé qui
ressemblât à soixante-quinze francs.
—Je n'ai décidément qu'un parti à
prendre pour sortir d'ici, c'est de m'en aller tout naturellement; il fait beau
temps, mon ami le hasard se promène peut-être au soleil. Il faudra bien qu'il me
donne l'hospitalité jusqu'à ce que j'aie trouvé le moyen de me liquider avec M.
Bernard.
Schaunard, ayant bourré de tous les objets qu'elles pouvaient
contenir les poches de son paletot, profondes comme des caves, noua ensuite dans
un foulard quelques effets de linge et quitta sa chambre, non sans adresser en
quelques paroles ses adieux à son domicile.
Comme il traversait la cour, le
portier de la maison, qui semblait le guetter, l'arrêta soudain.
—Hé,
Monsieur Schaunard, s'écria-t-il en barrant le passage à l'artiste, est-ce que
vous n'y pensez pas? C'est aujourd'hui le 8.
Huit et huit font
seize,
J'pose six et retiens un,
fredonna Schaunard; je ne pense
qu'à ça!
—C'est que vous êtes un peu en retard pour votre déménagement, dit
le portier; il est onze heures et demie, et le nouveau locataire à qui on a loué
votre chambre peut arriver d'un moment à l'autre. Faudrait voir à se
dépêcher!
—Alors, répondit Schaunard, laissez-moi donc passer: je vais
chercher une voiture de déménagement.
—Sans doute, mais auparavant de
déménager il y a une petite formalité à remplir. J'ai ordre de ne pas vous
laisser enlever un cheveu sans que vous ayez payé les trois termes échus. Vous
êtes en mesure probablement?
—Parbleu! dit Schaunard, en faisant un pas en
avant.
—Alors, reprit le portier, si vous voulez entrer dans ma loge, je vais
vous donner vos quittances.
—Je les prendrai en revenant.
—Mais pourquoi
pas tout de suite? dit le portier avec insistance.
—Je vais chez le
changeur... je n'ai pas de monnaie.
—Ah! ah! reprit l'autre avec inquiétude,
vous allez chercher de la monnaie? Alors, pour vous obliger, je garderai ce
petit paquet que vous avez sous le bras et qui pourrait vous
embarrasser.
—Monsieur le concierge, dit Schaunard avec dignité, est-ce que
vous vous méfieriez de moi, par hasard? Croyez-vous donc que j'emporte mes
meubles dans un mouchoir?
—Pardonnez-moi, monsieur, répliqua le portier en
baissant un peu le ton, c'est ma consigne. M. Bernard m'a expressément
recommandé de ne pas vous laisser enlever un cheveu avant que vous ne l'ayez
payé.
—Mais regardez donc, dit Schaunard en ouvrant son paquet, ce ne sont
pas des cheveux, ce sont des chemises que je porte à la blanchisseuse qui
demeure à côté du changeur, à vingt pas d'ici.
—C'est différent, fit le
portier après avoir examiné le contenu du paquet. Sans indiscrétion, M.
Schaunard, pourrais-je vous demander votre nouvelle adresse?
—Je demeure rue
de Rivoli, répondit froidement l'artiste qui, ayant mis le pied dans la rue,
gagna le large au plus vite.
—Rue de Rivoli, murmura le portier en se
fourrant les doigts dans son nez, c'est bien drôle qu'on lui ait loué rue de
Rivoli, et qu'on ne soit pas même venu prendre des renseignements ici, c'est
bien drôle ça. Enfin il n'emportera pas toujours ses meubles sans payer. Pourvu
que l'autre locataire n'arrive pas emménager juste au moment où M. Schaunard
déménagera! ça me ferait un aria dans mes escaliers. Allons, bon, fit-il tout à
coup en passant la tête au travers du vasistas, le voilà justement, mon nouveau
locataire.
Suivi d'un commissionnaire qui paraissait ne point plier sous son
faix, un jeune homme coiffé d'un chapeau blanc Louis xiii venait en effet
d'entrer sous le vestibule.
—Monsieur, demanda-t-il au portier qui était allé
au-devant de lui, mon appartement est-il libre?
—Pas encore, monsieur, mais
il va l'être. La personne qui l'occupe est allée chercher la voiture qui doit la
déménager. Au reste, en attendant, monsieur pourrait faire déposer ces meubles
dans la cour.
—Je crains qu'il ne pleuve, répondit le jeune homme en mâchant
tranquillement un bouquet de violettes qu'il tenait entre les dents; mon
mobilier pourrait s'abîmer. Commissionnaire, ajouta-t-il, en s'adressant à
l'homme qui était resté derrière lui, porteur d'un crochet chargé d'objets dont
le portier ne s'expliquait pas bien la nature, déposez cela sous le vestibule,
et retournez à mon ancien logement prendre ce qu'il y reste encore de meubles
précieux et d'objets d'art.
Le commissionnaire rangea au long d'un mur
plusieurs châssis d'une hauteur de six ou sept pieds et dont les feuilles,
reployées en ce moment les unes sur les autres, paraissaient pouvoir se
développer à volonté.
—Tenez! dit le jeune homme au commissionnaire en
ouvrant à demi l'un des volets et en lui désignant un accroc qui se trouvait
dans la toile, voilà un malheur, vous m'avez étoilé ma grande glace de Venise;
tâchez de faire attention dans votre second voyage, prenez garde surtout à ma
bibliothèque.
—Qu'est-ce qu'il veut dire avec sa glace de Venise? Marmotta le
portier en tournant d'un air inquiet autour des châssis posés contre le mur, je
ne vois pas de glace; mais c'est une plaisanterie sans doute, je ne vois qu'un
paravent; enfin, nous allons bien voir ce qu'on va apporter au second
voyage.
—Est-ce que votre locataire ne va pas bientôt me laisser la place
libre? Il est midi et demi et je voudrais emménager, dit le jeune homme.
—Je
ne pense pas qu'il tarde maintenant, répondit le portier; au reste, il n'y a pas
encore de mal, puisque vos meubles ne sont pas arrivés, ajouta-t-il en appuyant
sur ces mots.
Le jeune homme allait répondre, lorsqu'un dragon en fonction de
planton entra dans la cour.
—M. Bernard? demanda-t-il en tirant une lettre
d'un grand portefeuille de cuir qui lui battait les flancs.
—C'est ici,
répondit le portier.
—Voici une lettre pour lui, dit le dragon, donnez-m'en
le reçu, et il tendit au concierge un bulletin de dépêches, que celui-ci alla
signer dans sa loge.
—Pardon si je vous laisse seul, dit le portier au jeune
homme qui se promenait dans la cour avec impatience; mais voici une lettre du
ministère pour M. Bernard, mon propriétaire, et je vais la lui montrer.
Au
moment où son portier entrait chez lui, M. Bernard était en train de se faire la
barbe.
—Que me voulez-vous, Durand?
—Monsieur, répondit celui-ci en
soulevant sa casquette, c'est un planton qui vient d'apporter cela pour vous, ça
vient du ministère.
Et il tendit à M. Bernard la lettre dont l'enveloppe
était timbrée au sceau du département de la guerre.
—Ô mon Dieu! fit M.
Bernard, tellement ému qu'il failli se faire une entaille avec son rasoir, du
ministère de la guerre! Je suis sûr que c'est ma nomination au grade de
chevalier de la légion d'honneur, que je sollicite depuis si longtemps enfin, on
rend justice à ma bonne tenue. Tenez, Durand, dit-il en fouillant dans la poche
de son gilet, voilà cent sous pour boire à ma santé. Tiens, je n'ai pas ma
bourse sur moi je vais vous les donner tout à l'heure, attendez.
Le portier
fut tellement ému par cet accès de générosité foudroyante, auquel son
propriétaire ne l'avait pas habitué, qu'il remit sa casquette sur sa
tête.
Mais M. Bernard, qui en d'autres moments aurait sévèrement blâmé cette
infraction aux lois de la hiérarchie sociale, ne parut pas s'en apercevoir. Il
mit ses lunettes, rompit l'enveloppe avec l'émotion respectueuse d'un vizir qui
reçoit un firman du sultan, et commença la lecture de la dépêche. Aux premières
lignes, une grimace épouvantable creusa des plis cramoisis dans la graisse de
ses joues monacales, et ses petits yeux lancèrent des étincelles qui faillirent
mettre le feu aux mèches de sa perruque en broussailles.
Enfin tous ses
traits étaient tellement bouleversés qu'on eût dit que sa figure venait
d'éprouver un tremblement de terre.
Voici quel était le contenu de la missive
écrite sur papier à tête du ministère de la guerre, apportée à franc étrier par
un dragon, et de laquelle M. Durand avait donné un reçu au
gouvernement.
«Monsieur et propriétaire,
La politesse qui, si l'on en
croit la mythologie, est l'aïeule des belles manières, m'oblige à vous faire
savoir que je me trouve dans la cruelle nécessité de ne pouvoir point satisfaire
à l'usage qu'on a de payer son terme, quand on doit surtout. Jusqu'à ce matin,
j'avais caressé l'espérance de pouvoir célébrer ce beau jour, en acquittant les
trois quittances de mon loyer. Chimère, illusion, idéal! Tandis que je
sommeillais sur l'oreiller de la sécurité, le guignon, anankèen grec, le guignon
dispersait mes espérances. Les rentrées sur lesquelles je comptais, Dieu que le
commerce va mal!!! Ne se sont pas opérées; et sur les sommes considérables que
je devais toucher, je n'ai encore reçu que trois francs, qu'on m'a prêtés, je ne
vous les offre pas. Des jours meilleurs viendront pour notre belle France et
pour moi, n'en doutez pas, monsieur. Dès qu'ils auront lui, je prendrai des
ailes pour aller vous en avertir et retirer de votre immeuble les choses
précieuses que j'y ai laissées, et que je mets sous votre protection et celle de
la loi qui, avant un an, vous en interdit le négoce, au cas où vous voudriez le
tenter afin de rentrer dans les sommes pour lesquelles vous êtes crédité sur le
registre de ma probité. Je vous recommande spécialement mon piano, et le grand
cadre dans lequel se trouvent soixante boucles de cheveux dont les couleurs
différentes parcourent toute la gamme des nuances capillaires, et qui ont été
enlevées sur le front des grâces par le scalpel de l'amour.
«Vous pouvez
donc, monsieur et propriétaire, disposer des lambris sous lesquels j'ai habité.
Je vous en octroie ma permission ici-bas revêtue de mon seing.
«Alexandre
Schaunard.»
Lorsqu'il eut achevé cette épître que l'artiste avait écrite dans
le bureau d'un de ses amis, employé au ministère de la guerre, M. Bernard la
froissa avec indignation; et comme son regard tomba sur le père Durand, qui
attendait la gratification promise, il lui demanda brutalement ce qu'il faisait
là.
—J'attends, monsieur!
—Quoi?
—Mais la générosité que monsieur... à
cause de la bonne nouvelle! Balbutia le portier.
—Sortez. Comment, drôle!
Vous restez devant moi la tête couverte!
—Mais, Monsieur...
—Allons, pas
de réplique, sortez, ou plutôt, non, attendez-moi. Nous allons monter dans la
chambre de ce gredin d'artiste, qui déménage sans me payer.
—Comment, fit le
portier, M. Schaunard?...
—Oui, continue le propriétaire, dont la fureur
allait comme chez Nicollet. Et s'il a emporté le moindre objet, je vous chasse,
entendez-vous? Je vous châââsse.
—Mais c'est impossible, ça, murmura le
pauvre portier. M. Schaunard n'est pas déménagé; il est allé chercher de la
monnaie pour payer monsieur, et commander la voiture qui doit emporter ses
meubles.
—Emporter ses meubles! Exclama M. Bernard; courons, je suis sûr
qu'il est en train; il vous a tendu un piége pour vous éloigner de votre loge et
faire son coup, imbécile que vous êtes.
—Ah! mon Dieu! Imbécile que je suis!
s'écria le père Durand tout tremblant devant la colère olympienne de son
supérieur qui l'entraînait dans l'escalier.
Comme ils arrivaient dans la
cour, le portier fut apostrophé par le jeune homme au chapeau blanc.
—Ah çà!
Concierge, s'écria-t-il, est-ce que je ne vais pas bientôt être mis en
possession de mon domicile? Est-ce aujourd'hui le 8 avril? N'est-ce pas ici que
j'ai loué, et ne vous ai-je pas donné le denier à Dieu, oui ou non?
—Pardon,
monsieur, pardon, dit le propriétaire, je suis à vous. Durand, ajouta-t-il en se
tournant vers son portier, je vais répondre moi-même à Monsieur. Courez là-haut,
ce gredin de Schaunard est sans doute rentré pour faire ses paquets; vous
l'enfermerez si vous le surprenez, et vous redescendrez pour aller chercher la
garde.
Le père Durand disparut dans l'escalier.
—Pardon, monsieur, dit en
s'inclinant le propriétaire au jeune homme avec qui il était resté seul, à qui
ai-je l'avantage de parler?
—Monsieur, je suis votre nouveau locataire; j'ai
loué une chambre dans cette maison au sixième, et je commence à m'impatienter
que ce logement ne soit pas vacant.
—Vous me voyez désolé, monsieur, répliqua
M. Bernard, une difficulté s'élève entre moi et un de mes locataires, celui que
vous devez remplacer.
—Monsieur, monsieur! s'écria d'une fenêtre située au
dernier étage de la maison, le père Durand; M. Schaunard n'y est pas... mais sa
chambre y est... Imbécile que je suis, je veux dire qu'il n'a rien emporté, pas
un cheveu, monsieur.
—C'est bien, descendez, répondit M. Bernard. Mon Dieu
reprit-il en s'adressant au jeune homme, un peu de patience, je vous prie. Mon
portier va descendre à la cave les objets qui garnissent la chambre de mon
locataire insolvable, et dans une demi-heure vous pourrez en prendre possession;
d'ailleurs vos meubles ne sont pas encore arrivés.
—Pardon, monsieur,
répondit tranquillement le jeune homme.
M. Bernard regarda autour de lui et
n'aperçut que les grands paravents qui avaient déjà inquiété son
portier.
—Comment! Pardon... comment... murmura-t-il, mais je ne vois
rien.
—Voilà, répondit le jeune homme en déployant les feuilles du chassis et
en offrant à la vue du propriétaire ébahi un magnifique intérieur de palais avec
colonnes de jaspe, bas-reliefs, et tableaux de grands maîtres.
—Mais vos
meubles? demanda M. Bernard.
—Les voici, répondit le jeune homme en indiquant
le mobilier somptueux qui se trouvait peint dans le palais qu'il venait
d'acheter à l'hôtel Bullion, où il faisait partie d'une vente de décorations
d'un théâtre de société...
—Monsieur, reprit le propriétaire, j'aime à croire
que vous avez des meubles plus sérieux que ceux-ci...
—Comment, du boule tout
pur!
—Vous comprenez qu'il me faut des garanties pour mes
loyers.
—Fichtre! Un palais ne vous suffit pas pour répondre du loyer d'une
mansarde?
—Non, monsieur, je veux des meubles, des vrais meubles en
acajou!
—Hélas, monsieur, ni l'or ni l'acajou ne nous rendent heureux, a dit
un ancien. Et puis, moi, je ne peux pas le souffrir, c'est un bois trop bête,
tout le monde en a.
—Mais enfin, monsieur, vous avez bien un mobilier, quel
qu'il soit?
—Non, ça prend trop de place dans les appartements, dès qu'on a
des chaises on ne sait plus où s'asseoir.
—Mais cependant vous avez un lit!
Sur quoi reposez-vous?
—Je me repose sur la Providence, monsieur!
—Pardon,
encore une question, dit M. Bernard, votre profession, s'il vous plaît.
En ce
moment même le commissionnaire du jeune homme, arrivant de son second voyage,
entrait dans la cour. Parmi les objets dont étaient chargés ses crochets, on
remarquait un chevalet.
—Ah! Monsieur, s'écria le père Durand avec terreur;
et il montrait le chevalet au propriétaire. C'est un peintre!
—Un artiste,
j'en étais sûr! Exclama à son tour M. Bernard, et les cheveux de sa perruque se
dressèrent d'effroi; un peintre!!! Mais vous n'avez donc pas pris d'information
sur monsieur? reprit-il en s'adressant au portier. Vous ne saviez donc pas ce
qu'il faisait?
—Dame, répondit le pauvre homme, il m'avait donné cinque
francs de dernier à Dieu; est-ce que je pouvais me douter...
—Quand vous
aurez fini, demanda à son tour le jeune homme.
—Monsieur, reprit M. Bernard
en chaussant ses lunettes d'aplomb sur son nez, puisque vous n'avez pas de
meubles, vous ne pouvez pas emménager. La loi autorise à refuser un locataire
qui n'apporte pas de garantie.
—Et ma parole, donc? fit l'artiste avec
dignité.
—Ça ne vaut pas des meubles... vous pouvez chercher un logement
ailleurs. Durand va vous rendre votre denier à Dieu.
—Hein? fit le portier
avec stupeur, je l'ai mis à la caisse d'épargne.
—Mais, monsieur, reprit le
jeune homme, je ne puis pas trouver un autre logement à la minute. Donnez-moi au
moins l'hospitalité pour un jour.
—Allez loger à l'hôtel, répondit M.
Bernard. À propos, ajouta-t-il vivement en faisant une réflexion subite, si vous
le voulez, je vous louerai en garni la chambre que vous deviez occuper, et où se
trouvent les meubles de mon locataire insolvable. Seulement vous savez que dans
ce genre de location le loyer se paye d'avance.
Il s'agirait de savoir ce que
vous allez me demander pour ce bouge? dit l'artiste forcé d'en passer par
là.
—Mais le logement est très-convenable, le loyer sera de vingt-cinq francs
par mois, en faveur des circonstances. On paye d'avance.
—Vous l'avez déjà
dit; cette phrase-là ne mérite pas les honneurs du bis, fit le jeune homme en
fouillant dans sa poche. Avez-vous la monnaie de cinq cents francs?
—Hein?
demanda le propriétaire stupéfait, vous dites?...
—Eh bien, la moitié de
mille, quoi! Est-ce que vous n'en avez jamais vu? ajouta l'artiste en faisant
passer le billet devant les yeux du propriétaire et du portier, qui, à cette
vue, parurent perdre l'équilibre.
Je vais vous faire rendre, reprit M.
Bernard respectueusement: ce ne sera que vingt francs à prendre, puisque Durand
vous rendra le denier à Dieu.
—Je le lui laisse, dit l'artiste, à la
condition qu'il viendra tous les matins me dire le jour et la date du mois, le
quartier de la lune, le temps qu'il fera et la forme du gouvernement sous
laquelle nous vivrons.
—Ah! Monsieur, s'écria le père Durand en décrivant une
courbe de quatre-vingt-dix degrés.
—C'est bon, brave homme, vous me servirez
d'almanach. En attendant vous allez aider mon commissionnaire à
m'emménager.
—Monsieur, dit le propriétaire, je vais vous envoyer votre
quittance.
Le soir même, le nouveau locataire de M. Bernard, le peintre
Marcel, était installé dans le logement du fugitif Schaunard transformé en
palais.
Pendant ce temps-là, ledit Schaunard battait dans Paris ce qu'on
appelle le rappel de la monnaie.
Schaunard avait élevé l'emprunt à la hauteur
d'un art. Prévoyant le cas où il aurait à opprimer des étrangers, il avait
appris la manière d'emprunter cinq francs dans toutes les langues du globe. Il
avait étudié à fond le répertoire des ruses que le métal emploie pour échapper à
ceux qui le pourchassent; et, mieux qu'un pilote ne connaît les heures de marée,
il savait les époques où les eaux étaient basses ou hautes, c'est-à-dire les
jours où ses amis et connaissances avaient l'habitude de recevoir de l'argent.
Aussi, il y avait une telle maison où en le voyant entrer le matin on ne disait
pas: voilà M. Schaunard; mais bien: voilà le premier ou le quinze du mois. Pour
faciliter et égaliser en même temps cette espèce de dîme qu'il allait prélever,
lorsque la nécessité l'y forçait, sur les gens qui avaient le moyen de la lui
payer, Schaunard avait dressé par ordre de quartiers et d'arrondissements un
tableau alphabétique où se trouvaient les noms de tous ses amis et
connaissances. En regard de chaque nom étaient inscrits le maximum de la somme
qu'il pouvait leur emprunter relativement à leur état de fortune, les époques où
ils étaient en fonds, et l'heure des repas avec le menu ordinaire de la maison.
Outre ce tableau, Schaunard avait encore une petite tenue de livres parfaitement
en ordre et sur laquelle il tenait état des sommes qui lui étaient prêtées
jusqu'aux plus minimes fractions, car il ne voulait pas se grever au delà d'un
certain chiffre qui était encore au bout de la plume d'un oncle normand dont il
devait hériter. Dès qu'il devait vingt francs à un individu, Schaunard arrêtait
son compte, et le soldait intégralement d'un seul coup, dût-il, pour
s'acquitter, emprunter à ceux auxquels il devait moins. De cette manière il
entretenait toujours sur la place un certain crédit qu'il appelait sa dette
flottante; et comme on savait qu'il avait l'habitude de rendre dès que ses
ressources personnelles le lui permettaient, on l'obligeait volontiers quand on
le pouvait.
Or, depuis onze heures du matin qu'il était parti de chez lui
pour tâcher de grouper les soixante-quinze francs nécessaires, il n'avait encore
réuni qu'un petit écu, dû à la collaboration des lettres m v et r de sa fameuse
liste: tout le reste de l'alphabet, ayant comme lui un terme à payer, l'avait
renvoyé des fins de sa demande.
À six heures, un appétit violent sonna la
cloche du dîner dans son estomac; il était alors à la barrière du Maine, où
demeurait la lettre u. Schaunard monta chez la lettre u, où il avait son rond de
serviette, quand il y avait des serviettes.
—Où allez-vous, monsieur? Lui dit
le portier en l'arrêtant au passage.
—Chez M. U... répondit l'artiste.
—Il
n'y est pas.
—Et madame?
—Elle n'y est pas non plus: ils m'ont chargé de
dire à un de leurs amis qui devait venir chez eux ce soir qu'ils étaient allés
dîner en ville: au fait, dit le portier, si c'est vous qu'ils attendaient, voici
l'adresse qu'ils ont laissée, et il tendit à Schaunard un bout de papier sur
lequel son ami U... avait écrit:
«Nous sommes allés dîner chez Schaunard,
rue... numéro...; viens nous retrouver.»
—Très-bien, dit celui-ci en s'en
allant, quand le hasard s'en mêle, il fait de singuliers
vaudevilles.
Schaunard se ressouvint alors qu'il se trouvait à deux pas d'un
petit bouchon où deux ou trois fois il s'était nourri pour pas bien cher, et se
dirigea vers cet établissement, situé Chaussée du Maine, et connu dans la basse
bohème sous le nom de la Mère Cadet. C'est un cabaret mangeant dont la clientèle
ordinaire se compose des rouliers de la route d'Orléans, des cantatrices de
Montparnasse et des jeunes premiers de bobino. Dans la belle saison les rapins
des nombreux ateliers qui avoisinent le Luxembourg, les hommes de lettres
inédits, les folliculaires des gazettes mystérieuses, viennent en chœur dîner
chez la Mère Cadet, célèbre par ses gibelottes, sa choucroûte authentique, et un
petit vin blanc qui sent la pierre à fusil.
Schaunard alla se placer sous les
bosquets: on appelle ainsi chez la Mère Cadet le feuillage clair-semé de deux ou
trois arbres rachitiques dont on a fait plafonner la verdure maladive.
—Ma
foi, tant pis, dit Schaunard en lui-même, je vais me donner une bosse et faire
un Balthasar intime.
Et, sans faire ni une ni deux, il commanda une soupe,
une demi-choucroûte et deux demi-gibelottes: il avait remarqué qu'en
fractionnant la portion on gagnait au moins un quart sur l'entier.
La
commande de cette carte attira sur lui les regards d'une jeune personne, vêtue
de blanc, coiffée de fleurs d'oranger et chaussée de souliers de bal, un voile
en imitation d'imitation flottait sur des épaules qui auraient bien dû garder
l'incognito. C'était une cantatrice du théâtre Montparnasse, dont les coulisses
donnent pour ainsi dire dans la cuisine de la Mère Cadet. Elle était venue
prendre son repas pendant un entr'acte de la Lucie, et achevait en ce moment,
par une demi-tasse, un dîner composé exclusivement d'un artichaut à l'huile et
au vinaigre.
—Deux gibelottes, mâtin! dit-elle tout bas à la fille qui
servait le garçon, voilà un jeune homme qui se nourrit bien. Combien dois-je,
Adèle?
—Quatre d'artichaut, quatre de demi-tasse et un sou de pain. Ça nous
fait neuf sous.
—Voilà, dit la cantatrice, et elle sortit en
fredonnant:
Cet amour que Dieu me donne!
—Tiens, elle donne le la, dit
alors un personnage mystérieux assis à la même table que Schaunard, et à demi
caché derrière un rempart de bouquins.
—Elle le donne? dit Schaunard; je
crois plutôt qu'elle le garde, moi. Aussi on n'a pas idée de ça, ajouta-t-il en
indiquant du doigt l'assiette où Lucia De Lamermoor avait consommé ses
artichauts, faire mariner son fausset dans du vinaigre!
—C'est un acide
violent, en effet, ajouta le personnage qui avait déjà parlé. La ville d'Orléans
en produit qui jouit à juste titre d'une grande réputation.
Schaunard examina
attentivement ce particulier, qui lui jetait ainsi des hameçons à la causerie.
Le regard fixe de ses grands yeux bleus, qui semblaient toujours chercher
quelque chose, donnait à sa physionomie le caractère de placidité béate qu'on
remarque chez les séminaristes. Son visage avait le ton du vieil ivoire, sauf
les joues, qui étaient tamponnées d'une couche de couleur brique pilée. Sa
bouche paraissait avoir été dessinée par un élève de premiers principes, à qui
on aurait poussé le coude. Les lèvres, retroussées un peu à la façon de la race
nègre, laissaient voir des dents de chien de chasse, et son menton asseyait ses
deux plis sur une cravate blanche, dont l'une des pointes menaçait les astres,
tandis que l'autre s'en allait piquer en terre. D'un feutre chauve, aux bords
prodigieusement larges, ses cheveux s'échappaient en cascades blondes. Il était
vêtu d'un paletot noisette à pèlerine, dont l'étoffe, réduite à la trame, avait
les rugosités d'une râpe. Des poches béantes de ce paletot s'échappaient des
liasses de papiers et de brochures. Sans se préoccuper de l'examen dont il était
l'objet, il savourait une choucroûte garnie en laissant échapper tout haut des
signes fréquents de satisfaction. Tout en mangeant, il lisait un bouquin ouvert
devant lui, et sur lequel il faisait de temps en temps des annotations avec un
crayon qu'il portait à l'oreille.
—Eh bien! s'écria tout à coup Schaunard en
frappant sur son verre avec son couteau, et ma gibelotte?
—Monsieur, répondit
la fille, qui arriva avec une assiette à la main, il n'y en a plus; voici la
dernière, et c'est monsieur qui l'a demandée, ajouta-t-elle en déposant le plat
en face de l'homme aux bouquins.
—Sacrebleu! s'écria Schaunard.
Et il y
avait tant de désappointement mélancolique dans ce: sacrebleu! Que l'homme aux
bouquins en fut touché intérieurement. Il détourna le rempart de livres qui
s'élevait entre lui et Schaunard; et, mettant l'assiette entre eux deux, il lui
dit avec les plus douces cordes de sa voix:
—Monsieur, oserais-je vous prier
de partager ce mets avec moi?
—Monsieur, répondit Schaunard, je ne veux pas
vous priver.
—Vous me priverez donc du plaisir de vous être
agréable?
—S'il en est ainsi, monsieur... et Schaunard avança son
assiette.
—Permettez-moi de ne pas vous offrir la tête, dit
l'étranger.
—Ah! Monsieur, s'écria Schaunard, je ne souffrirai pas.
Mais
en ramenant son assiette vers lui il s'aperçut que l'étranger lui avait
justement servi la portion qu'il disait vouloir garder pour lui.
—Eh bien!
Qu'est-ce qu'il me chante, alors, avec sa politesse? Grogna Schaunard en
lui-même.
—Si la tête est la plus noble partie de l'homme, dit l'étranger,
c'est la partie la plus désagréable du lapin. Aussi avons-nous beaucoup de
personnes qui ne peuvent pas la souffrir. Moi, c'est différent, je
l'adore.
—Alors, dit Schaunard, je regrette vivement que vous vous soyez
privé pour moi.
—Comment?... pardon, fit l'homme aux bouquins, c'est moi qui
ai gardé la tête. J'ai même eu l'honneur de vous faire observer
que...
—Permettez, dit Schaunard en lui mettant son assiette sous le nez.
Qu'est-ce que c'est que ce morceau-là?
—Juste ciel! Que vois-je! ô dieux!
Encore une tête! C'est un lapin bicéphale! s'écria l'étranger.
—Bicé... dit
Schaunard.
—...phale. Ça vient du grec. Au fait, M. De Buffon, qui mettait
des manchettes, cite des exemples de cette singularité. Eh bien, ma foi! Je ne
suis pas fâché d'avoir mangé du phénomène.
Grâce à cet incident, la
conversation était définitivement engagée. Schaunard, qui ne voulait pas rester
en reste de politesse, demanda un litre de supplément. L'homme aux bouquins en
fit venir un autre. Schaunard offrit de la salade, l'homme aux bouquins offrit
du dessert. À huit heures du soir, il y avait six litres vides sur la table. En
causant, la franchise, arrosée par les libations du petit bleu, les avait
poussés l'un l'autre à se faire leur biographie, et ils se connaissaient déjà
comme s'ils ne s'étaient jamais quittés. L'homme aux bouquins, après avoir
écouté les confidences de Schaunard, lui avait appris qu'il s'appelait Gustave
Colline; il exerçait la profession de philosophe, et vivait en donnant des
leçons de mathématique, de scolastique, de botanique, et de plusieurs sciences
en ique.
Le peu d'argent qu'il gagnait à courir ainsi le cachet, Colline le
dépensait en achats de bouquins. Son paletot noisette était connu de tous les
étalagistes du quai, depuis le pont de la concorde jusqu'au pont Saint-Michel.
Ce qu'il faisait de tous ces livres, si nombreux que la vie d'un homme n'aurait
pas suffi pour les lire, personne ne le savait, et il le savait moins que
personne. Mais ce tic avait pris chez lui les proportions d'une passion; et
lorsqu'il rentrait chez lui le soir sans y rapporter un nouveau bouquin, il
refaisait pour son usage le mot de Titus, et disait: «J'ai perdu ma journée.»
Ses manières câlines et son langage, qui offraient une mosaïque de tous les
styles, les calembours terribles dont il émaillait sa conversation, avaient
séduit Schaunard, qui demanda sur-le-champ à Colline la permission d'ajouter son
nom à ceux qui composaient la fameuse liste dont nous avons parlé.
Ils
sortirent de chez la Mère Cadet à neuf heures du soir, passablement gris tous
les deux, et ayant la démarche de gens qui viennent de dialoguer avec les
bouteilles.
Colline offrit le café à Schaunard, et celui-ci accepta à la
condition qu'il se chargerait des alcools. Ils montèrent dans un café situé rue
Saint-Germain-L'Auxerrois, et portant l'enseigne de Momus, dieu des jeux et des
ris.
Au moment où ils entraient dans l'estaminet, une discussion très-vive
venait de s'engager entre deux habitués de l'endroit. L'un d'eux était un jeune
homme, dont la figure se perdait au fond d'un énorme buisson de barbe
multicolore. Comme une antithèse à cette abondance de poil mentonnier, une
calvitie précoce avait dégarni son front, qui ressemblait à un genou, et dont un
groupe de cheveux, si rares qu'on aurait pu les compter, essayait vainement de
cacher la nudité. Il était vêtu d'un habit noir tonsuré aux coudes, et laissant
voir, quand il levait le bras trop haut, des ventilateurs pratiqués à
l'embouchure des manches. Son pantalon avait pu être noir, mais ses bottes, qui
n'avaient jamais été neuves, paraissaient avoir déjà fait plusieurs fois le tour
du monde aux pieds du juif errant.
Schaunard avait remarqué que son nouvel
ami Colline et le jeune homme à grande barbe s'étaient salués.
—Vous
connaissez ce monsieur? demanda-t-il au philosophe.
—Pas absolument, répondit
celui-ci; seulement je le rencontre quelquefois à la bibliothèque. Je crois que
c'est un homme de lettres.
—Il en a l'habit, du moins, répliqua Schaunard. Le
personnage avec lequel discutait ce jeune homme était un individu d'une
quarantaine d'années, voué au coup de foudre apoplectique, comme l'indiquait une
grosse tête enfoncée immédiatement entre les deux épaules, sans la transition du
cou. L'idiotisme se lisait en lettres majuscules sur son front déprimé, couvert
d'une petite calotte noire. Il s'appelait M. Mouton, et était employé à la
mairie du ive arrondissement, où il tenait le registre des décès.
—Monsieur
Rodolphe! s'écriait-il avec un organe d'eunuque, en secouant le jeune homme
qu'il avait empoigné par un bouton de son habit, voulez-vous que je vous dise
mon opinion? Eh bien, tous les journaux, ça ne sert à rien. Tenez, une
supposition: je suis un père de famille, moi, n'est-ce pas?... bon... Je viens
faire ma partie de dominos au café. Suivez bien mon raisonnement.
—Allez,
allez, dit Rodolphe.
—Eh bien, continua le père Mouton, en scandant chacune
de ses phrases par un coup de poing qui faisait frémir les chopes et les verres
placés sur la table. Eh bien, je tombe sur les journaux, bon... qu'est-ce que je
vois? L'un qui dit blanc, l'autre qui dit noir, et pata ti et pata ta. Qu'est-ce
que ça me fait à moi? Je suis un bon père de famille qui vient pour
faire...
—Sa partie de dominos, dit Rodolphe.
—Tous les soirs, continua M.
Mouton. Eh bien, une supposition: vous comprenez...
—Très-bien! dit
Rodolphe.
—Je lis un article qui n'est pas de mon opinion. Ça me met en
colère, et je me mange les sangs, parce que, voyez-vous, Monsieur Rodolphe, tous
les journaux, c'est des menteries. Oui, des menteries! hurla-t-il dans son
fausset le plus aigu, et les journalistes sont des brigands, des
folliculaires.
—Cependant, Monsieur Mouton...
—Oui, des brigands, continua
l'employé. C'est eux qui sont cause des malheurs de tout le monde; ils ont fait
la révolution et les assignats; à preuve Murat.
—Pardon, dit Rodolphe, vous
voulez dire Marat.
—Mais non, mais non, reprit M. Mouton; Murat, puisque j'ai
vu son enterrement quand j'étais petit...
—Je vous assure...
—Même qu'on a
fait une pièce au cirque, là.
—Eh bien, précisément, dit Rodolphe; c'est
Murat.
—Mais qu'est-ce que je vous dis depuis une heure? s'écria l'obstiné
Mouton. Murat, qui travaillait dans une cave, quoi! Eh bien, une supposition.
Est-ce que les bourbons n'ont pas bien fait de le guillotiner, puisqu'il avait
trahi?
—Qui? guillotiné! trahi! quoi? s'écria Rodolphe en empoignant à son
tour M. Mouton par le bouton de sa redingote.
—Eh bien Marat...
—Mais non,
mais non, Monsieur Mouton, Murat. Entendons-nous, sacrebleu!
—Certainement.
Marat, une canaille. Il a trahi l'empereur en 1815. C'est pourquoi je dis que
tous les journaux sont les mêmes, continua M. Mouton en rentrant dans la thèse
de ce qu'il appelait une explication. Savez-vous ce que je voudrais, moi,
Monsieur Rodolphe? Eh bien, une supposition... je voudrais un bon journal... Ah!
pas grand... Bon! Et qui ne ferait pas de phrases... Là!
—Vous êtes exigeant,
interrompit Rodolphe. Un journal sans phrases!
—Eh bien, oui; suivez mon
idée.
—Je tâche.
—Un journal qui dirait tout simplement la santé du roi et
les biens de la terre. Car, enfin, à quoi cela sert-il, toutes vos gazettes,
qu'on n'y comprend rien? Une supposition: moi je suis à la mairie, n'est-ce pas?
Je tiens mon registre, bon! Eh bien, c'est comme si on venait me dire: Monsieur
Mouton, vous inscrivez les décès, eh bien, faites ci, faites ça. Eh bien, quoi,
ça? Quoi, ça? Quoi! ça? Eh bien, les journaux, c'est la même chose, acheva-t-il
pour conclure.
—Évidemment, dit un voisin qui avait compris.
Et M. Mouton,
ayant reçu les félicitations de quelques habitués qui partageaient son avis,
alla reprendre sa partie de dominos.
—Je l'ai remis à sa place, dit-il en
indiquant Rodolphe, qui était retourné s'asseoir à la même table où se
trouvaient Schaunard et Colline.
—Quelle buse! dit celui-ci aux deux jeunes
gens en leur désignant l'employé.
—Il a une bonne tête, avec ses paupières en
capote de cabriolet et ses yeux en boule de loto, fit Schaunard en tirant un
brûle-gueule merveilleusement culotté.
—Parbleu! Monsieur, dit Rodolphe, vous
avez là une bien jolie pipe.
—Oh! J'en ai une plus belle pour aller dans le
monde, reprit négligemment Schaunard. Passez-moi donc du tabac,
Colline.
—Tiens! s'écria le philosophe, je n'en ai plus.
—Permettez-moi de
vous en offrir, dit Rodolphe, en tirant de sa poche un paquet de tabac qu'il
déposa sur la table.
À cette gracieuseté, Colline crut devoir répondre par
l'offre d'une tournée de quelque chose.
Rodolphe accepta. La conversation
tomba sur la littérature. Rodolphe, interrogé sur sa profession déjà trahie par
son habit, confessa ses rapports avec les muses, et fit venir une seconde
tournée. Comme le garçon allait remporter la bouteille, Schaunard le pria de
vouloir bien l'oublier. Il avait entendu résonner dans l'une des poches de
Colline le duo argentin de deux pièces de cinq francs. Rodolphe eut bientôt
atteint le niveau d'expansion où se trouvaient les deux amis et leur fit à son
tour ses confidences.
Ils auraient sans doute passé la nuit au café, si on
n'était venu les prier de se retirer. Ils n'avaient point fait dix pas dans la
rue, et ils avaient mis un quart d'heure pour les faire, qu'ils furent surpris
par une pluie torrentielle. Colline et Rodolphe demeuraient aux deux extrémités
opposées de Paris, l'un dans l'île-Saint-Louis, et l'autre à
Montmartre.
Schaunard, qui avait complétement oublié qu'il était sans
domicile, leur offrit l'hospitalité.
—Venez chez moi, dit-il, je loge ici
près; nous passerons la nuit à causer littérature et beaux-arts.
—Tu feras de
la musique, et Rodolphe nous dira de ses vers, dit Colline.
—Ma foi, oui,
ajouta Schaunard, il faut rire, nous n'avons qu'un temps à vivre.
Arrivé
devant sa maison que Schaunard eut quelque difficulté à reconnaître, il s'assit
un instant sur une borne en attendant Rodolphe et Colline qui étaient entrés
chez un marchand de vin encore ouvert, pour y prendre les premiers éléments d'un
souper. Quand ils furent de retour, Schaunard frappa plusieurs fois à la porte,
car il se souvenait vaguement que le portier avait l'habitude de le faire
attendre. La porte s'ouvrit enfin, et le père Durand, plongé dans les douceurs
du premier sommeil, et ne se rappelant pas que Schaunard n'était plus son
locataire, ne se dérangea aucunement quand celui-ci lui eut crié son nom par le
vasistas.
Quand ils furent arrivés tous trois en haut de l'escalier, dont
l'ascension avait été aussi longue que difficile, Schaunard, qui marchait en
avant, jeta un cri d'étonnement en trouvant la clef sur la porte de sa
chambre.
—Qu'est-ce qu'il y a? demanda Rodolphe.
—Je n'y comprends rien,
murmura-t-il, je trouve sur ma porte la clef que j'avais emportée ce matin. Ah!
Nous allons bien voir. Je l'avais mise dans ma poche. Eh! parbleu! la voilà
encore! s'écria-t-il en montrant une clef.
—C'est de la magie!
—De la
fantasmagorie, dit Colline.
—De la fantaisie, ajouta Rodolphe.
—Mais,
reprit Schaunard, dont la voix accusait un commencement de terreur,
entendez-vous?
—Quoi?
—Quoi?
—Mon piano, qui joue tout seul, ut, la mi
ré do, la si sol ré. gredin de ré, va! Il sera toujours faux.
—Mais ce n'est
pas chez vous, sans doute, lui dit Rodolphe, qui ajouta bas à l'oreille de
Colline sur qui il appuya lourdement, il est gris.
—Je le crois. D'abord, ce
n'est pas un piano, c'est une flûte.
—Mais, vous aussi, vous êtes gris, mon
cher, répondit le poëte au philosophe, qui s'était assis sur le carré. C'est un
violon.
—Un vio... Peuh! Dis donc, Schaunard, bredouilla Colline en tirant
son ami par les jambes, elle est bonne, celle-là! Voilà monsieur qui prétend que
c'est un vio...
—Sacrebleu! s'écria Schaunard au comble de l'épouvante mon
piano joue toujours; c'est de la magie!
—De la fantasma... gorie, hurla
Colline en laissant tomber une des bouteilles qu'il tenait à la main.
—De la
fantaisie, glapit à son tour Rodolphe.
Au milieu de ce charivari, la porte de
la chambre s'ouvrit subitement, et l'on vit paraître sur le seuil un personnage
qui tenait à la main un flambeau à trois branches où brûlait de la bougie
rose.
—Que désirez-vous, messieurs? demanda-t-il en saluant courtoisement les
trois amis.
—Ah! Ciel, qu'ai-je fait! Je me suis trompé; ce n'est pas ici
chez moi, fit Schaunard.
—Monsieur, ajoutèrent ensemble Colline et Rodolphe,
en s'adressant au personnage qui était venu ouvrir, veuillez excuser notre ami;
il est gris jusqu'à la troisième capucine.
Tout à coup un éclair de lucidité
traversa l'ivresse de Schaunard; il venait de lire sur sa porte cette ligne
écrite avec du blanc d'Espagne:
«Je suis venue trois fois pour chercher mes
étrennes.
«Phémie.»
—Mais si, mais si, au fait, je suis chez moi!
s'écria-t-il; voilà bien la carte de visite que Phémie est venue me mettre au
jour de l'an: c'est bien ma porte.
—Mon Dieu! Monsieur, dit Rodolphe, je suis
vraiment confus.
—Croyez, monsieur, ajouta Colline, que de mon côté je
collabore activement à la confusion de mon ami.
Le jeune homme ne pouvait
s'empêcher de rire.
—Si vous voulez entrer chez moi un instant, répondit-il,
sans doute que votre ami, dès qu'il aura vu les lieux, reconnaîtra son
erreur.
—Volontiers.
Et le poëte et le philosophe, prenant Schaunard
chacun par un bras, l'introduisirent dans la chambre, ou plutôt dans le palais
de Marcel, qu'on aura sans doute reconnu.
Schaunard promena vaguement sa vue
autour de lui, en murmurant:
—C'est étonnant comme mon séjour est
embelli.
—Eh bien! Es-tu convaincu, maintenant? Lui demanda Colline.
Mais
Schaunard ayant aperçu le piano, s'en était approché et faisait des
gammes.
—Hein!, vous autres, écoutez-moi ça, dit-il en faisant résonner les
accords... à la bonne heure! L'animal a reconnu son maître: si la sol, fa mi ré.
Ah! Gredin de ré! tu seras toujours le même, va! Je disais bien que c'était mon
instrument.
—Il insiste, dit Colline à Rodolphe.
—Il insiste, répéta
Rodolphe à Marcel.
—Et ça donc, ajouta Schaunard en montrant le jupon semé
d'étoiles, qui était jeté sur une chaise, ce n'est pas mon ornement, peut-être!
Ah! Et il regardait Marcel sous le nez.
—Et ça, continua-t-il, en détachant
du mur le congé par huissier dont il a été parlé plus haut. Et il se mit à
lire:
—«En conséquence, M. Schaunard sera tenu de vider les lieux et de les
rendre en bon état de réparations locatives, le huit avril avant midi. Et je lui
ai signifié le présent acte, dont le coût est de cinq francs.» Ah! Ah! Ce n'est
donc pas moi qui suis M. Schaunard, à qui on donne congé par huissier, les
honneurs du timbre, dont le coût est de cinq francs? Et ça encore, continua-t-il
en reconnaissant ses pantoufles dans les pieds de Marcel, ce ne sont donc pas
mes babouches, présent d'une main chère? à votre tour, monsieur, dit-il à
Marcel, expliquez votre présence dans mes lares.
—Messieurs, répondit Marcel
en s'adressant particulièrement à Colline et à Rodolphe, monsieur, et il
désignait Schaunard, monsieur est chez lui, je le confesse.
—Ah! exclama
Schaunard, c'est heureux.
—Mais, continua Marcel, moi aussi, je suis chez
moi.
—Cependant, monsieur, interrompit Rodolphe, si notre ami
reconnaît...
—Oui, continua Colline, si notre ami...
—Et si de votre côté
vous vous souvenez que... ajouta Rodolphe, comment se fait-il...
—Oui, reprit
Colline, écho, comment il se fait!...
—Veuillez vous asseoir, messieurs,
répliqua Marcel, je vais vous expliquer le mystère.
—Si nous arrosions
l'explication? Hasarda Colline.
—En cassant une croûte, ajouta
Rodolphe.
Les quatre jeunes gens se mirent à table et donnèrent l'assaut à un
morceau de veau froid que leur avait cédé le marchand de vin.
Marcel expliqua
alors ce qui s'était passé le matin entre lui et le propriétaire, quand il était
venu pour emménager.
—Alors, dit Rodolphe, monsieur a parfaitement raison,
nous sommes chez lui.
—Vous êtes chez vous, dit poliment Marcel.
Mais il
fallut un travail énorme pour faire comprendre à Schaunard ce qui s'était passé.
Un incident comique vint encore compliquer la situation. Schaunard, en cherchant
quelque chose dans le buffet, y découvrit la monnaie du billet de cinq cents
francs que Marcel avait changé le matin à M. Bernard.
—Ah! J'en étais bien
sûr! s'écria-t-il, que le hasard ne m'abandonnerait pas. Je me rappelle
maintenant... que j'étais sorti ce matin pour courir après lui. À cause du
terme, c'est vrai, il sera venu pendant mon absence. Nous nous sommes croisés,
voilà tout. Comme j'ai bien fait de laisser la clef sur mon tiroir!
—Douce
folie! murmura Rodolphe en voyant Schaunard qui dressait les espèces en piles
égales.
—Songe, mensonge, telle est la vie, ajouta le philosophe.
Marcel
riait.
Une heure après ils étaient endormis tous les quatre.
Le lendemain,
à midi, ils se réveillèrent et parurent d'abord très-étonnés de se trouver
ensemble: Schaunard, Colline et Rodolphe n'avaient pas l'air de se reconnaître
et s'appelaient monsieur. Il fallut que Marcel leur rappelât qu'ils étaient
venus ensemble la veille.
En ce moment le père Durand entra dans la
chambre.
—Monsieur, dit-il à Marcel, c'est aujourd'hui le neuf avril mil huit
cent quarante... il y a de la boue dans les rues, et S M. Louis-Philippe est
toujours roi de France et de Navarre. Tiens! s'écria le père Durand en
apercevant son ancien locataire. Monsieur Schaunard, par où donc êtes-vous
venu?
—Par le télégraphe, répondit Schaunard.
—Mais dites donc, reprit le
portier, vous êtes encore un farceur, vous!...
—Durand, dit Marcel, je n'aime
pas que la livrée se mêle à ma conversation; vous irez chez le restaurant
voisin, et vous ferez monter à déjeuner pour quatre personnes. Voici la carte,
ajouta-t-il en donnant un bout de papier sur lequel il avait indiqué son menu.
Sortez.
—Messieurs, reprit Marcel aux trois jeunes gens, vous m'avez offert à
souper hier soir, permettez-moi de vous offrir à déjeuner ce matin, non pas chez
moi, mais chez nous, ajouta-t-il en tendant la main à Schaunard.
À la fin du
déjeuner, Rodolphe demanda la parole.
—Messieurs, dit-il, permettez-moi de
vous quitter...
—Oh! Non, dit sentimentalement Schaunard, ne nous quittons
jamais.
—C'est vrai, on est très-bien ici, ajouta Colline.
—De vous
quitter un moment, continua Rodolphe; c'est demain que paraît l'Écharpe d'Iris,
un journal de modes dont je suis le rédacteur en chef; et il faut que j'aille
corriger mes épreuves, je reviens dans une heure.
—Diable! dit Colline, ça me
fait penser que j'ai une leçon à donner à un prince indien qui est venu à Paris
pour apprendre l'arabe.
—Vous irez demain, dit Marcel.
—Oh! Non, répondit
le philosophe, le prince doit me payer aujourd'hui. Et puis je vous avouerai que
cette belle journée serait gâtée pour moi, si je n'allais pas faire un petit
tour à la halle aux bouquins.
—Mais tu reviendras? demanda
Schaunard.
—Avec la rapidité d'une flèche lancée d'une main sûre, répondit le
philosophe, qui aimait les images excentriques.
Et il sortit avec
Rodolphe.
—Au fait, dit Schaunard resté seul avec Marcel, au lieu de me
dorloter sur l'oreiller du far niente, si j'allais chercher quelque or pour
apaiser la cupidité de M. Bernard?
—Mais, dit Marcel avec inquiétude, vous
comptez donc toujours déménager?
—Dame! reprit Schaunard, il le faut bien,
puisque j'ai congé par huissier, coût cinq francs.
—Mais, continua Marcel, si
vous déménagez, est-ce que vous emporterez vos meubles?
—J'en ai la
prétention; je ne laisserai pas un cheveu comme dit M. Bernard.
—Diable! ça
va me gêner, fit Marcel, moi qui ai loué votre chambre en garni.
—Tiens,
c'est vrai, au fait, reprit Schaunard. Ah bah! ajouta-t-il avec mélancolie, rien
ne prouve que je trouverai mes soixante-quinze francs aujourd'hui, ni demain, ni
après.
—Mais attendez donc, s'écria Marcel, j'ai une idée.
—Exhibez, dit
Schaunard.
—Voici la situation: légalement, ce logement est à moi, puisque
j'ai payé un mois d'avance.
—Le logement, oui; mais les meubles, si je paye,
je les enlève légalement; et, si cela était possible, je les enlèverais même
extralégalement, dit Schaunard.
—De façon, continua Marcel, que vous avez des
meubles et pas de logement, et que moi j'ai un logement et pas de
meubles.
—Voilà, fit Schaunard.
—Moi, ce logement me plaît, reprit
Marcel.
—Et moi, donc, ajouta Schaunard, il ne m'a jamais plus plu.
—Vous
dites?
—Plus plu pour davantage. Oh! Je connais ma langue.
—Eh bien, nous
pouvons arranger ces affaires-là, reprit Marcel; restez avec moi, je fournirai
le logement, vous fournirez les meubles.
—Et les termes? dit
Schaunard.
—Puisque j'ai de l'argent aujourd'hui, je les payerai; la
prochaine fois ce sera votre tour. Réfléchissez.
—Je ne réfléchis jamais,
surtout pour accepter une proposition qui m'est agréable; j'accepte d'emblée: au
fait, la peinture et la musique sont sœurs.
—Belles-sœurs, dit Marcel.
En
ce moment rentrèrent Colline et Rodolphe, qui s'étaient rencontrés.
Marcel et
Schaunard leur firent part de leur association.
—Messieurs, s'écria Rodolphe
en faisant sonner son gousset, j'offre à dîner à la compagnie.
—C'est
précisément ce que j'allais avoir l'honneur de proposer, fit Colline en tirant
de sa poche une pièce d'or qu'il se fourra dans l'œil. Mon prince m'a donné ça
pour acheter une grammaire indoustan-arabe, que je viens de payer six sous
comptant.
—Et moi, dit Rodolphe, je me suis fait avancer trente francs par le
caissier de l'Écharpe d'Iris, sous le prétexte que j'en avais besoin pour me
faire vacciner.
—C'est donc le jour des recettes? dit Schaunard; il n'y a que
moi qui n'ai pas étrenné, c'est humiliant.
—En attendant, reprit Rodolphe, je
maintiens mon offre du dîner.
—Et moi aussi, dit Colline.
—Eh bien, dit
Rodolphe, nous allons tirer à pile ou face quel sera celui qui payera la
carte.
—Non, s'écria Schaunard, j'ai mieux que ça, mais infiniment mieux à
vous offrir pour vous tirer d'embarras.
—Voyons!
—Rodolphe payera le
dîner, et Colline offrira un souper.
—Voilà ce que j'appellerai de la
jurisprudence Salomon, s'écria le philosophe.
—C'est pis que les noces de
Gamache, ajouta Marcel.
Le dîner eut lieu dans un restaurant provençal de la
rue dauphine, célèbre par ses garçons littéraires et son ayoli. Comme il fallait
faire de la place pour le souper, on but et on mangea modérément. La
connaissance ébauchée la veille entre Colline et Schaunard, et plus tard avec
Marcel, devint plus intime; chacun des quatre jeunes gens arbora le drapeau de
son opinion dans l'art; tous quatre reconnurent qu'ils avaient courage égal et
même espérance. En causant et en discutant, ils s'aperçurent que leurs
sympathies étaient communes, qu'ils avaient tous dans l'esprit la même habileté
d'escrime comique, qui égaye sans blesser, et que toutes les belles vertus de la
jeunesse n'avaient point laissé de place vide dans leur cœur, facile à mettre en
émoi par la vue ou le récit d'une belle chose. Tous quatre, partis du même point
pour aller au même but, ils pensèrent qu'il y avait dans leur réunion autre
chose que le quiproquo banal du hasard, et que ce pouvait bien être aussi la
Providence, tutrice naturelle des abonnés, qui leur mettait ainsi la main dans
la main, et leur soufflait tout bas à l'oreille l'évangélique parabole, qui
devrait être l'unique charte de l'humanité: «Soutenez-vous, et aimez-vous les
uns les autres.»
À la fin du repas, qui se termina dans une espèce de
gravité, Rodolphe se leva pour porter un toast à l'avenir, et Colline lui
répondit par un petit discours qui n'était tiré d'aucun bouquin, n'appartenait
par aucun point au beau style, et parlait tout simplement le bon patois de la
naïveté qui fait si bien comprendre ce qu'il dit si mal.
—Est-il bête ce
philosophe! murmura Schaunard, qui avait le nez dans son verre, voilà qu'il me
force à mettre de l'eau dans mon vin.
Après le dîner on alla prendre le café
à Momus, où on avait déjà passé la soirée la veille. Ce fut à compter de ce
jour-là que l'établissement devint inhabitable pour les autres
habitués.
Après le café et les liqueurs, le clan bohème, définitivement
fondé, retourna au logement de Marcel, qui prit le nom d'Élysée Schaunard.
Pendant que Colline allait commander le souper qu'il avait promis, les autres se
procuraient des pétards, des fusées et d'autres pièces pyrotechniques; et, avant
de se mettre à table, on tira par les fenêtres un superbe feu d'artifice qui mit
toute la maison sens dessus dessous, et pendant lequel les quatre amis
chantaient à tue-tête:
Célébrons, célébrons, célébrons ce beau jour!
Le
lendemain matin, ils se retrouvèrent ensemble de nouveau, mais sans en paraître
étonnés, cette fois. Avant de retourner chacun à leur affaire, ils allèrent de
compagnie déjeuner frugalement au café Momus, où ils se donnèrent rendez-vous
pour le soir, et où on les vit pendant longtemps revenir assidûment tous les
jours.
Tels sont les principaux personnages qu'on verra reparaître dans les
petites histoires dont se compose ce volume, qui n'est pas un roman, et n'a
d'autre prétention que celle indiquée par son titre; car les scènes de la vie de
bohème ne sont en effet que des études de mœurs dont les héros appartiennent à
une classe mal jugée jusqu'ici, et dont le plus grand défaut est le désordre; et
encore peuvent-ils donner pour excuse que ce désordre même est une nécessité que
leur fait la vie.
II
UN ENVOYÉ DE LA PROVIDENCE
Schaunard
et Marcel, qui s'étaient vaillamment mis à la besogne dès le matin, suspendirent
tout à coup leur travail.
—Sacrebleu! Qu'il fait faim! dit Schaunard; et il
ajouta négligemment: est-ce qu'on ne déjeune pas aujourd'hui.
Marcel parut
très-étonné de cette question, plus que jamais inopportune.
—Depuis quand
déjeune-t-on deux jours de suite? dit-il. C'était hier jeudi.
Et il compléta
sa réponse en désignant de son appui-main ce commandement de
l'église:
«Vendredi chair ne mangeras,
Ni autre chose
pareillement.»
Schaunard ne trouva rien à répondre et se mit à son
tableau, lequel représentait une plaine habitée par un arbre rouge et un arbre
bleu qui se donnent une poignée de branches. Allusion transparente aux douceurs
de l'amitié, et qui ne laissait pas en effet que d'être
très-philosophique.
En ce moment, le portier frappa à la porte. Il apportait
une lettre pour Marcel.
—C'est trois sous, dit-il.
—Vous êtes sûr?
Répliqua l'artiste. C'est bon, vous nous les devrez.
Et il lui ferma la porte
au nez.
Marcel avait pris la lettre et rompu le cachet. Aux premiers mots, il
se mit à faire dans l'atelier des sauts d'acrobate et entonna à tue-tête la
célèbre romance suivante, qui indiquait chez lui l'apogée de la
jubilation:
Y'avait quat' jeunes gens du quartier,
Ils étaient tous
les quat' malades;
On les a m'nés à l'hôtel-Dieu
Eu! Eu! Eu!
Eu!
—Eh bien, oui, dit Schaunard en continuant
On les a mis dans un
grand lit,
deux à la tête et deux aux pieds.
—Nous savons
ça.
Marcel reprit:
Ils virent arriver un' petit' sœur,
Eur! Eur!
Eur! Eur!
—Si tu ne te tais pas, dit Schaunard, qui ressentait déjà des
symptômes d'aliénation mentale, je vais t'exécuter l'allégro de ma symphonie sur
l'influence du bleu dans les arts.
Et il s'approcha de son piano.
Cette
menace produisit l'effet d'une goutte d'eau froide tombée dans un liquide en
ébullition.
Marcel se calma comme par enchantement.
—Tiens! dit-il en
passant la lettre à son ami. Vois.
C'était une invitation à dîner d'un
député, protecteur éclairé des arts et en particulier de Marcel, qui avait fait
le portrait de sa maison de campagne.
—C'est pour aujourd'hui, dit Schaunard;
il est malheureux que le billet ne soit pas bon pour deux personnes. Mais au
fait, j'y songe, ton député est ministériel; tu ne peux pas, tu ne dois pas
accepter: tes principes te défendent d'aller manger un pain trempé dans les
sueurs du peuple.
—Bah! dit Marcel, mon député est centre gauche; il a voté
l'autre jour contre le gouvernement. D'ailleurs, il doit me faire avoir une
commande, et il m'a promis de me présenter dans le monde; et puis, vois-tu, ça a
beau être vendredi, je me sens pris d'une voracité ugoline, et je veux dîner
aujourd'hui, voilà.
—Il y a encore d'autres obstacles, reprit Schaunard, qui
ne laissait pas que d'être un peu jaloux de la bonne fortune qui tombait à son
ami. Tu ne peux pas aller dîner en ville en vareuse rouge et avec un bonnet de
débardeur.
—J'irai emprunter les habits de Rodolphe ou de Colline.
—Jeune
insensé! Oublies-tu que nous sommes passé le vingt du mois, et qu'à cette époque
les habits de ces messieurs sont cloués et surcloués?
—Je trouverai au moins
un habit noir d'ici cinq heures, dit Marcel.
—J'ai mis trois semaines pour en
trouver un quand j'ai été à la noce de mon cousin; et c'était au commencement de
janvier.
—Eh bien, j'irai comme ça, reprit Marcel en marchant à grands pas.
Il ne sera pas dit qu'une misérable question d'étiquette m'empêchera de faire
mon premier pas dans le monde.
—À propos de ça, interrompit Schaunard,
prenant beaucoup de plaisir à faire du chagrin à son ami, et des
bottes?
Marcel sortit dans un état d'agitation impossible à décrire. Au bout
de deux heures il rentrait chargé d'un faux col.
—Voilà tout ce que j'ai pu
trouver, dit-il piteusement.
—Ce n'était pas la peine de courir pour si peu,
répondit Schaunard, il y a ici du papier de quoi en faire une
douzaine.
—Mais, dit Marcel en s'arrachant les cheveux, nous devons avoir des
effets, que diable!
—Et il commença une longue perquisition dans tous les
coins des deux chambres.
Après une heure de recherche, il réalisa un costume
ainsi composé:
Un pantalon écossais,
Un chapeau gris,
Une cravate
rouge,
Un gant jadis blanc,
Un gant noir.
—Ça te fera deux gants noirs
au besoin, dit Schaunard. Mais quand tu seras habillé, tu auras l'air du spectre
solaire. Après ça, quand on est coloriste!
Pendant ce temps Marcel essayait
les bottes.
Fatalité! Elles étaient toutes deux du même pied!
L'artiste,
désespéré, avisa alors dans un coin une vieille botte dans laquelle on mettait
les vessies usées. Il s'en empara.
—De Garrick en Syllabe, dit son ironique
compagnon: celle-ci est pointue et l'autre est carrée.
—Ça ne se verra pas,
je les vernirai.
—C'est une idée! Il ne te manque plus que l'habit noir de
rigueur.
—Oh! dit Marcel en se mordant les poings, pour en avoir un, je
donnerais dix ans de ma vie et ma main droite, vois-tu!
Ils entendirent de
nouveau frapper à la porte. Marcel ouvrit.
—Monsieur Schaunard? dit un
étranger en restant sur le seuil.
—C'est moi, répondit le peintre en le
priant d'entrer.
—Monsieur, dit l'inconnu, porteur d'une de ces honnêtes
figures qui sont le type du provincial, mon cousin m'a beaucoup parlé de votre
talent pour le portrait; et, étant sur le point de faire un voyage aux colonies,
où je suis délégué par les raffineurs de la ville de Nantes, je désirerais
laisser un souvenir de moi à ma famille. C'est pourquoi je suis venu vous
trouver.
—Ô sainte Providence!... murmura Schaunard. Marcel, donne un siége à
monsieur...
—M. Blancheron, reprit l'étranger; Blancheron de Nantes, délégué
de l'industrie sucrière, ancien maire de V, capitaine de la garde nationale, et
auteur d'une brochure sur la question des sucres.
—Je suis fort honoré
d'avoir été choisi par vous, dit l'artiste en s'inclinant devant le délégué des
raffineurs. Comment désirez-vous avoir votre portrait?
—À la miniature, comme
ça, reprit M. Blancheron en indiquant un portrait à l'huile; car, pour le
délégué comme pour beaucoup d'autres, ce qui n'est pas peinture en bâtiments est
miniature, il n'y a pas de milieu.
Cette naïveté donna à Schaunard la mesure
du bonhomme auquel il avait affaire, surtout quand celui-ci eut ajouté qu'il
désirait que son portrait fût peint avec des couleurs fines.
—Je n'en emploie
jamais d'autres, dit Schaunard. De quelle grandeur monsieur désire-t-il son
portrait?
—Grand comme ça, répondit M. Blancheron en montrant une toile de
vingt. Mais dans quel prix ça va-t-il?
—De cinquante à soixante francs;
cinquante sans les mains, soixante avec.
—Diable! Mon cousin m'avait parlé de
trente francs.
—C'est selon la saison, dit le peintre; les couleurs sont
beaucoup plus chères à différentes époques.
—Tiens! C'est donc comme le
sucre?
—Absolument.
—Va donc pour cinquante francs, dit M.
Blancheron.
—Vous avez tort, pour dix francs de plus vous auriez les mains,
dans lesquelles je placerais votre brochure sur la question sucrière, ce qui
serait flatteur.
—Ma foi, vous avez raison.
—Sacrebleu! dit en lui-même
Schaunard, s'il continue, il va me faire éclater, et je le blesserai avec un de
mes morceaux.
—As-tu remarqué? Lui glissa Marcel à
l'oreille.
—Quoi?
—Il a un habit noir.
—Je comprends et je coupe dans
tes idées. Laisse-moi faire.
—Eh bien! Monsieur, dit le délégué, quand
commencerons-nous? Il ne faudrait pas tarder, car je pars
prochainement.
—J'ai moi-même un petit voyage à faire; après-demain je quitte
Paris. Donc, si vous le voulez, nous allons commencer tout de suite. Une bonne
séance avancera la besogne.
—Mais il va bientôt faire nuit, et on ne peut pas
peindre aux lumières, dit M. Blancheron.
—Mon atelier est disposé pour qu'on
puisse travailler à toute heure... reprit le peintre. Si vous voulez ôter votre
habit et prendre la pose, nous allons commencer.
—Ôter mon habit! Pourquoi
faire?
—Ne m'avez-vous pas dit que vous destiniez votre portrait à votre
famille?
—Sans doute.
—Eh bien, alors, vous devez être représenté dans
votre costume d'intérieur, en robe de chambre. C'est l'usage
d'ailleurs.
—Mais je n'ai pas de robe de chambre ici.
—Mais j'en ai, moi.
Le cas est prévu, dit Schaunard en présentant à son modèle un haillon historié
de taches de peintures et qui fit tout d'abord hésiter l'honnête
provincial.
—Ce vêtement est bien singulier, dit-il.
—Et bien précieux,
répondit le peintre. C'est un vizir turc qui en a fait présent à M. Horace
Vernet, qui me l'a donné à moi. Je suis son élève.
—Vous êtes élève de
Vernet? dit Blancheron.
—Oui, monsieur, je m'en vante. Horreur, murmura-t-il
en lui-même, je renie mes dieux.
—Il y a de quoi, jeune homme, reprit le
délégué en endossant la robe de chambre qui avait une si noble
origine.
—Accroche l'habit de monsieur au porte-manteau, dit Schaunard à son
ami avec un clignement d'yeux significatif.
—Dis donc, murmura Marcel en se
jetant sur sa proie et en désignant le Blancheron, il est bien bon! Si tu
pouvais en garder un morceau?
—Je tâcherai! mais ce n'est pas ça, habille-toi
vite et file. Sois de retour à dix heures, je le garderai jusque-là. Surtout
rapporte-moi quelque chose dans tes poches.
—Je t'apporterai un ananas, dit
Marcel en se sauvant.
Il s'habilla à la hâte. L'habit lui allait comme un
gant, puis il sortit par la seconde porte de l'atelier.
Schaunard s'était mis
à la besogne. Comme la nuit était tout à fait venue, M. Blancheron entendit
sonner six heures et se souvint qu'il n'avait pas dîné. Il en fit la remarque au
peintre.
—Je suis dans le même cas; mais, pour vous obliger, je m'en passerai
ce soir. Pourtant j'étais invité dans une maison du faubourg Saint-Germain, dit
Schaunard. Mais nous ne pouvons pas nous déranger, ça compromettrait la
ressemblance.
Il se mit à l'œuvre.
—Après ça, dit-il tout à coup, nous
pouvons dîner sans nous déranger. Il y a en bas un excellent restaurant qui nous
montera ce que nous voudrons.
Et Schaunard attendit l'effet de son trio de
pluriels.
—Je partage votre idée, dit M. Blancheron, et en revanche j'aime à
croire que vous me ferez l'honneur de me tenir compagnie à table.
Schaunard
s'inclina.
—Allons, se dit-il à lui-même, c'est un brave homme, un véritable
envoyé de la Providence. Voulez-vous faire la carte? demanda-t-il à son
amphitryon.
—Vous m'obligerez de vous charger de ce soin, répondit poliment
celui-ci.
—Tu t'en repentiras, Nicolas, chanta le peintre en descendant les
escaliers quatre à quatre.
Il entra chez le restaurateur, se mit au comptoir
et rédigea un menu dont la lecture fit pâlir le Vatel en boutique.
—Du
bordeaux à l'ordinaire.
—Qu'est-ce qui payera?
—Pas moi probablement, dit
Schaunard, mais un mien oncle que vous verrez là-haut, un fin gourmet. Ainsi,
tâchez de vous distinguer, et que nous soyons servis dans une demi-heure, et
dans de la porcelaine surtout.
À huit heures, M. Blancheron
sentait déjà le besoin d'épancher dans le sein d'un ami ses idées sur
l'industrie sucrière, et il récita à Schaunard la brochure qu'il avait
écrite.
Celui-ci l'accompagna sur le piano.
À dix heures, M. Blancheron et
son ami dansaient le galop et se tutoyaient. À onze heures, ils jurèrent de ne
jamais se quitter et firent chacun un testament où ils se léguaient
réciproquement leur fortune.
À minuit, Marcel rentra et les trouva dans les
bras l'un de l'autre; ils fondaient en pleurs. Et il y avait déjà un demi-pouce
d'eau dans l'atelier. Marcel se heurta à la table et vit les splendides débris
du superbe festin. Il regarda les bouteilles, elles étaient parfaitement
vides.
Il voulut réveiller Schaunard, mais celui-ci le menaça de le tuer s'il
voulait lui ravir M. Blancheron, dont il se faisait un oreiller.
—Ingrat! dit
Marcel en tirant de la poche de son habit une poignée de noisettes. Moi qui lui
apportais à dîner!
III
LES AMOURS DE CARÊME
Un soir de
carême, Rodolphe rentra chez lui de bonne heure avec l'intention de travailler.
Mais à peine se fut-il mis à table et eut-il trempé sa plume dans l'encrier,
qu'il fut distrait par un bruit singulier; et, appliquant l'oreille à
l'indiscrète cloison qui le séparait de la chambre voisine, il écouta et
distingua parfaitement un dialogue alterné de baisers et autres amoureuses
onomatopées.
—Diable! pensa Rodolphe en regardant sa pendule, il n'est pas
tard... et ma voisine est une Juliette qui garde ordinairement son Roméo bien
après le chant de l'alouette. Je ne pourrai pas travailler cette nuit. Et,
prenant son chapeau, il sortit.
En remettant la clef dans la loge, il trouva
la femme du portier emprisonnée à demi dans les bras d'un galant. La pauvre
femme fut tellement effarouchée qu'elle resta plus de cinq minutes sans pouvoir
tirer le cordon.
—Au fait, pensa Rodolphe, il y a des moments où les
portières redeviennent des femmes.
En ouvrant la porte il trouva dans l'angle
un sapeur-pompier et une cuisinière en sortie qui se donnaient la main et
échangeaient les arrhes de l'amour.
—Eh parbleu! dit Rodolphe en faisant
allusion au guerrier et à sa robuste compagne, voilà des hérétiques qui ne
songent guère que nous sommes dans le carême.
Et il prit chemin pour se
rendre chez un de ses amis qui habitait le voisinage.
—Si Marcel est chez
lui, se disait-il, nous passerons la soirée à dire du mal de Colline. Il faut
bien faire quelque chose...
Comme il frappait un vigoureux appel, la porte
s'entrebâilla à demi, et un jeune homme simplement vêtu d'un lorgnon et d'une
chemise se présenta.
—Je ne peux pas te recevoir, dit-il à
Rodolphe.
—Pourquoi? demanda celui-ci.
—Tiens! dit Marcel en désignant une
tête féminine qui venait d'apparaître derrière un rideau: voici ma
réponse.
—Elle n'est pas belle, répondit Rodolphe auquel on venait de
refermer la porte sur le nez. Ah çà, se dit-il quand il fut dans la rue, que
faire? Si j'allais chez Colline? Nous passerions le temps à dire du mal de
Marcel.
En traversant la rue de l'ouest, ordinairement obscure et peu
fréquentée, Rodolphe distingua une ombre qui se promenait mélancoliquement en
mâchant des rimes entre ses dents.
—Hé! Hé! dit Rodolphe, quel est ce sonnet
qui fait le pied de grue? Tiens, Colline!
—Tiens, Rodolphe! Où
vas-tu?
—Chez toi.
—Tu ne m'y trouveras pas.
—Qu'est-ce que tu fais
là?
—J'attends.
—Et qu'est-ce que tu attends?
—Ah! dit Colline avec une
emphase railleuse, que peut-on attendre quand on a vingt ans, qu'il y a des
étoiles au ciel et des chansons dans l'air?
—Parle en prose.
—J'attends
une femme.
—Bonsoir, fit Rodolphe qui continua son chemin tout en
monologuant. Ouais! disait-il, est-ce donc aujourd'hui la Saint-Cupidon, et ne
pourrais-je faire un pas sans me heurter à des amoureux? Cela est immoral et
scandaleux. Que fait donc la police?
Comme le Luxembourg était encore ouvert,
Rodolphe y entra pour abréger son chemin. Au milieu des allées désertes, il
voyait souvent fuir devant lui, comme effrayés par le bruit de ses pas, des
couples mystérieusement enlacés et cherchant, comme dit un poëte: la double
volupté du silence et de l'ombre.
—Voilà, dit Rodolphe, une soirée qui a été
copiée dans un roman. Et cependant, pénétré malgré lui d'un charme langoureux,
il s'assit sur un banc et regarda sentimentalement la lune.
Au bout de
quelque temps, il était entièrement sous le joug d'une fièvre hallucinée. Il lui
sembla que les dieux et les héros de marbre qui peuplent le jardin quittaient
leurs piédestaux pour s'en aller faire la cour aux déesses et héroïnes leurs
voisines; et il entendit distinctement le gros Hercule faire un madrigal à la
Velléda, dont la tunique lui parut singulièrement raccourcie.
Du banc où il
était assis, il aperçut le cygne du bassin qui se dirigeait vers une nymphe
d'alentour.
—Bon! Pensa Rodolphe, qui acceptait toute cette mythologie, voilà
Jupiter qui va au rendez-vous de Léda. Pourvu que le gardien ne les surprenne
pas!
Puis il se prit le front dans les mains et s'enfonça plus avant les
aubépines du sentiment.
Mais, à ce beau moment de son rêve, Rodolphe fut
subitement réveillé par un gardien qui s'approcha de lui et lui frappa sur
l'épaule.
—Il faut sortir, monsieur, dit-il.
—C'est heureux, pensa
Rodolphe. Si je restais encore ici cinq minutes, j'aurais dans le cœur plus de
vergiss-meinnicht qu'il n'y en a sur les bords du Rhin ou dans les romans
d'Alphonse Karr.
Et, prenant sa course, il sortit en toute hâte du
Luxembourg, fredonnant à voix basse une romance sentimentale, qui était pour lui
la marseillaise de l'amour.
Une demi-heure après, ne sais comment, il était
au Prado, attablé devant du punch et causant avec un grand garçon célèbre par
son nez, qui, par un singulier privilége, est aquilin de profil et camard de
face; un maître nez qui ne manque pas d'esprit, et a eu assez d'aventures
galantes pour pouvoir en pareil cas donner un bon avis et être utile à son
ami.
—Donc, disait Alexandre Schaunard, l'homme au nez... vous êtes
amoureux?
—Oui, mon cher... ça m'a pris tout à l'heure, subitement, comme un
grand mal de dents qu'on aurait au cœur.
—Passez-moi le tabac, dit
Alexandre.
—Figurez-vous, continua Rodolphe, que depuis deux heures je ne
rencontre que des amoureux, des hommes et des femmes deux par deux. J'ai eu
l'idée d'entrer dans le Luxembourg, où j'ai vu toutes sortes de fantasmagories;
ça m'a remué le cœur extraordinairement; il m'y pousse des élégies; je bêle et
je roucoule; je me métamorphose moitié agneau, moitié pigeon. Regardez donc un
peu, je dois avoir de la laine et des plumes.
—Qu'est-ce que vous avez donc
bu? dit Alexandre impatienté, vous me faites poser, vous.
—Je vous assure que
je suis de sang-froid, dit Rodolphe. C'est-à-dire non. Mais je vous annoncerai
que j'ai besoin d'embrasser quelque chose. Voyez-vous, Alexandre, l'homme ne
doit pas vivre seul: en un mot, il faut que vous m'aidiez à trouver une femme...
nous allons faire le tour du bal, et la première que je vous montrerai, vous
irez lui dire que je l'aime.
—Pourquoi n'allez-vous pas le lui dire
vous-même? répondit Alexandre avec sa superbe basse nasale.
—Eh! Mon cher,
dit Rodolphe, je vous assure que j'ai tout à fait oublié comment on s'y prend
pour dire ces choses-là. De tous mes romans d'amour, ce sont mes amis qui ont
écrit la préface, et quelques-uns même le dénoûment. Je n'ai jamais su
commencer.
—Il suffit de savoir finir, dit Alexandre; mais je vous comprends.
J'ai vu une jeune fille qui aime le hautbois, vous pourrez peut-être lui
convenir.
—Ah! reprit Rodolphe, je voudrais bien qu'elle eût des gants blancs
et des yeux bleus.
—Diable! Des yeux bleus, je ne dis pas... mais les
gants... vous savez qu'on ne peut pas avoir tout à la fois... cependant, allons
dans le quartier de l'aristocratie.
—Tenez, dit Rodolphe en entrant dans le
salon où se tiennent les élégantes du lieu, en voici une qui paraît bien
douce... et il indiquait une jeune fille assez élégamment mise qui se tenait
dans un coin.
—C'est bon! répondit Alexandre, restez un peu en arrière; je
vais lui lancer pour vous le brûlot de la passion. Quand il faudra venir... je
vous appellerai.
Pendant dix minutes, Alexandre entretint la jeune fille qui,
de temps en temps, partait en joyeux éclats de rire et finit par lancer à
Rodolphe un sourire qui voulait assez dire: venez, votre avocat a gagné la
cause.
—Allez donc, dit Alexandre, la victoire est à nous, la petite n'est
sans doute pas cruelle; mais ayez l'air naïf pour commencer.
—Vous n'avez pas
besoin de me recommander cela.
—Alors, passez-moi un peu de tabac, dit
Alexandre, et allez vous asseoir près d'elle.
—Mon Dieu! dit la jeune fille,
quand Rodolphe eut pris place à ses côtés, comme votre ami est drôle, il parle
comme un cor de chasse.
—C'est qu'il est musicien, répondit Rodolphe.
Deux
heures après, Rodolphe et sa compagne étaient arrêtés devant une maison de la
rue Saint-Denis.
—C'est ici que je demeure, dit la jeune fille.
—Eh bien,
chère Louise, quand vous reverrai-je, et où?
—Chez vous, demain soir, à huit
heures.
—Bien vrai?
—Voilà ma promesse, répondit Louise en tendant ses
joues fraîches à Rodolphe qui mordit à même dans ces beaux fruits mûrs de
jeunesse et de santé. Rodolphe rentra chez luiivre fou.
—Ah! dit-il en
parcourant sa chambre à grands pas, ça ne peut pas se passer comme ça; il faut
que je fasse des vers.
Le lendemain matin, son portier trouva dans la chambre
une trentaine de feuilles de papier en tête desquelles s'étalait avec majesté
cet alexandrin solitaire:
Ô l'amour! Ô l'amour! Prince de la jeunesse!
Ce
jour-là, le lendemain, contre ses habitudes, Rodolphe s'était réveillé de fort
bonne heure, et, bien qu'ayant peu dormi, il se leva sur-le-champ.
—Ah!
s'écria-t-il, c'est donc aujourd'hui le grand jour... mais douze heures
d'attente... avec quoi combler ces douze éternités?...
Et comme son regard
était tombé sur son bureau, il lui sembla voir frétiller sa plume qui avait
l'air de lui dire: travaille?
—Ah! bien oui, travaille, foin de la prose!...
Je ne veux pas rester ici, ça pue l'encre.
Il fut s'installer dans un café où
il était sûr de ne point rencontrer d'amis.
—Ils verraient que je suis
amoureux, pensa-t-il, et me plumeraient d'avance mon idéal.
Après un repas
très-succinct, il courut au chemin de fer et monta dans un wagon.
Au bout
d'une demi-heure, il était dans les bois de Ville-D'Avray.
Rodolphe se
promena toute la journée, lâché à travers la nature rajeunie, et ne revint à
Paris qu'au tomber de la nuit.
Après avoir fait mettre en ordre le temple qui
allait recevoir son idole, Rodolphe fit une toilette de circonstance, et
regretta beaucoup de ne pouvoir s'habiller en blanc.
De sept à huit heures,
il fut en proie à la fièvre aiguë de l'attente. Supplice lent qui lui rappela
ses jours anciens, et les anciennes amours qui les avaient charmés. Puis,
suivant son habitude, il rêva déjà une grande passion, un amour en dix volumes,
un véritable poëme lyrique avec clairs de lune, soleils couchants, rendez-vous
sous les saules, jalousies, soupirs, et le reste. Et il en était ainsi chaque
fois que le hasard amenait une femme à sa porte, et pas une ne l'avait quitté
sans emporter au front une auréole et au cou un collier de larmes.
—Elles
aimeraient mieux un chapeau ou des bottines, lui disaient ses amis.
Mais
Rodolphe s'obstinait, et jusqu'ici les nombreuses écoles qu'il avait commises
n'avaient pu le guérir. Il attendait toujours une femme qui voulût bien poser en
idole, un ange en robe de velours à qui il pourrait tout à son aise adresser des
sonnets écrits sur feuilles de saule.
Enfin, Rodolphe entendit sonner
«l'heure sainte;» et comme le dernier coup résonnait sur le timbre de métal, il
crut voir l'Amour et la Psyché qui surmontaient sa pendule enlacer leurs corps
d'albâtre.
Au même moment on frappa deux coups timides à la porte. Rodolphe
alla ouvrir; c'était Louise.
—Je suis de parole, dit-elle, vous
voyez!
Rodolphe ferma les rideaux et alluma une bougie neuve.
Pendant ce
temps, la petite s'était débarrassée de son châle et de son chapeau, qu'elle
alla poser sur le lit. L'éblouissante blancheur des draps la fit sourire, et
presque rougir.
Louise était plutôt gracieuse que jolie; sa fraîche figure
offrait un piquant mélange de naïveté et de malice. C'était quelque chose comme
un motif de Greuze arrangé par Gavarni. Toute la jeunesse attrayante de la jeune
fille était adroitement mise en relief par une toilette qui, bien que
très-simple, attestait chez elle cette science innée de coquetterie que toutes
les femmes possèdent, depuis leur premier lange jusqu'à leur robe de noce.
Louise paraissait en outre avoir particulièrement étudié la théorie des
attitudes, et prenait devant Rodolphe, qui l'examinait en artiste, une foule de
poses séduisantes dont le maniérisme avait souvent plus de grâce que le naturel:
ses pieds, finement chaussés, étaient d'une exiguïté satisfaisante... même pour
un romantique épris des miniatures andalouses ou chinoises. Quant à ses mains,
leur délicatesse attestait l'oisiveté. En effet, depuis six mois, elles
n'avaient plus à redouter les morsures de l'aiguille. Pour tout dire, Louise
était un de ces oiseaux volages et passagers qui, par fantaisie et souvent par
besoin, font pour un jour, ou plutôt une nuit, leur nid dans les mansardes du
quartier latin et y demeurent volontiers quelques jours, si on sait les retenir
par un caprice, ou par des rubans.
Après avoir causé une heure avec Louise,
Rodolphe lui montra comme exemple le groupe de l'amour et psyché.
—Est-ce pas
Paul et Virginie? dit-elle.
—Oui, répondit Rodolphe, qui ne voulut pas
d'abord la contrarier par une contradiction.
—Ils sont bien imités, répondit
Louise.
—Hélas! pensa Rodolphe en la regardant, la pauvre enfant n'a guère de
littérature. Je suis sûr qu'elle se borne à l'orthographe du cœur, celle qui ne
met point d's au pluriel. Il faudra que je lui achète un Lhomond.
Cependant,
comme Louise se plaignait d'être gênée dans sa chaussure, il l'aida obligeamment
à délacer ses bottines.
Tout à coup la lumière s'éteignit.
—Tiens, s'écria
Rodolphe, qui donc a soufflé la bougie?
Un joyeux éclat de rire lui
répondit.
Quelques jours après, Rodolphe rencontra dans la rue un de ses
amis.
—Que fais-tu donc? Lui demanda celui-ci. On ne te voit plus.
—Je
fais de la poésie intime, répondit Rodolphe.
Le malheureux disait vrai. Il
avait voulu demander à Louise plus que la pauvre enfant ne pouvait lui donner.
Musette, elle n'avait point les sons d'une lyre. Elle parlait, pour ainsi dire,
le patois de l'amour, et Rodolphe voulait absolument en parler le beau langage.
Aussi ne se comprenaient-ils guère.
Huit jours après, au même bal où elle
avait trouvé Rodolphe... Louise rencontra un jeune homme blond, qui la fit
danser plusieurs fois, et à la fin de la soirée il la reconduisit chez
lui.
C'était un étudiant de seconde année, il parlait très-bien la prose du
plaisir, avait de jolis yeux et le gousset sonore.
Louise lui demanda du
papier et de l'encre, et écrivit à Rodolphe une lettre ainsi conçue:
«Ne
conte plus sur moi du tout, je t'embrâse pour la dernière foi.
Adieu.
«Louise.»
Comme Rodolphe lisait ce billet le soir en rentrant chez
lui, sa lumière mourut tout à coup.
—Tiens, dit Rodolphe en manière de
réflexion, c'est la bougie que j'ai allumée le soir où Louise est venue: elle
devait finir avec notre liaison. Si j'avais su, je l'aurais choisie plus longue,
ajouta-t-il avec un accent moitié dépit, moitié regret, et il déposa le billet
de sa maîtresse dans un tiroir qu'il appelait quelquefois les catacombes de ses
amours.
Un jour, étant chez Marcel, Rodolphe ramassa à terre, pour allumer sa
pipe, un morceau de papier sur lequel il reconnut l'écriture et l'orthographe de
Louise.
—J'ai, dit-il à son ami, un autographe de la même personne;
seulement, il y a deux fautes de moins que dans le tien. Est-ce que cela ne
prouve pas qu'elle m'aimait mieux que toi?
—Ça prouve que tu es un niais, lui
répondit Marcel: les blanches épaules et les bras blancs n'ont pas besoin de
savoir la grammaire.
IV
ALI-RODOLPHE, OU LE TURC PAR
NÉCESSITÉ
Frappé d'ostracisme par un propriétaire inhospitalier, Rodolphe
vivait depuis quelque temps plus errant que les nuages, et perfectionnait de son
mieux l'art de se coucher sans souper, ou de souper sans se coucher; son
cuisinier l'appelait le hasard, et il logeait fréquemment à l'auberge de la
Belle-Étoile.
Il y avait pourtant deux choses qui n'abandonnaient point
Rodolphe au milieu de ces pénibles traverses, c'était sa bonne humeur, et le
manuscrit du Vengeur, drame qui avait fait des stations dans tous les lieux
dramatiques de Paris.
Un jour, Rodolphe, conduit au violon pour cause de
chorégraphie trop macabre, se trouva nez à nez avec un oncle à lui, le sieur
Monetti, poêlier-fumiste, sergent de la garde nationale, et que Rodolphe n'avait
pas vu depuis une éternité.
Touché des malheurs de son neveu, l'oncle Monetti
promit d'améliorer sa position, et nous allons voir comme, si le lecteur ne
s'effraye pas d'une ascension de six étages.
Donc prenons la rampe et
montons. Ouf! Cent vingt-cinq marches. Nous voici arrivés. Un pas de plus nous
sommes dans la chambre, un autre nous n'y serions plus, c'est petit, mais c'est
haut; au reste, bon air et belle vue.
Le mobilier se compose de plusieurs
cheminées à la prussienne, de deux poêles, de fourneaux économiques, quand on
n'y fait pas de feu surtout, d'une douzaine de tuyaux en terre rouge ou en tôle,
et d'une foule d'appareils de chauffage; citons encore, pour clore l'inventaire,
un hamac suspendu à deux clous fichés dans la muraille, une chaise de jardin
amputée d'une jambe, un chandelier orné de sa bobêche, et divers autres objets
d'art et de fantaisie.
Quant à la seconde pièce, le balcon, deux cyprès
nains, mis en pots, la transforment en parc pour la belle saison.
Au moment
où nous entrons, l'hôte du lieu, jeune homme habillé en turc d'opéra-comique,
achève un repas dans lequel il viole effrontément la loi du prophète, ainsi que
l'indique la présence d'un ex-jambonneau et d'une bouteille ci-devant pleine de
vin. Son repas terminé, le jeune turc s'étendit à l'orientale sur le carreau, et
se mit à fumer nonchalamment un narguillé marqué J G. Tout en s'abandonnant à la
béatitude asiatique, il passait de temps en temps sa main sur le dos d'un
magnifique chien de Terre-Neuve, qui aurait sans doute répondu à ses caresses
s'il n'eût aussi été en terre cuite.
Tout à coup un bruit de pas se fit
entendre dans le corridor, et la porte de la chambre s'ouvrit, donnant entrée à
un personnage qui, sans mot dire, alla droit à l'un des poêles servant de
secrétaire, ouvrit la porte du four et en tira un rouleau de papiers qu'il
considéra avec attention.
—Comment, s'écria le nouveau venu avec un fort
accent piémontais, tu n'as pas achevé encore le chapitre des
Ventouses?
—Permettez, mon oncle, répondit le turc, le chapitre des ventouses
est un des plus intéressants de votre ouvrage, et demande à être étudié avec
soin. Je l'étudie.
—Mais, malheureux, tu me dis toujours la même chose. Et
mon chapitre des calorifères, où en est-il?
—Le calorifère va bien. Mais, à
propos, mon oncle, si vous pouviez me donner un peu de bois, cela ne me ferait
pas de peine. C'est une petite Sibérie ici. J'ai tellement froid, que je ferais
tomber le thermomètre au-dessous de zéro, rien qu'en le regardant.
—Comment,
tu as déjà consumé un fagot?
—Permettez, mon oncle, il y a fagots et fagots,
et le vôtre était bien petit.
—Je t'enverrai une bûche économique. Ça garde
la chaleur.
—C'est précisément pourquoi ça n'en donne pas.
—Eh bien! dit
le piémontais en se retirant, je te ferai monter un petit cotret. Mais je veux
mon chapitre des calorifères pour demain.
—Quand j'aurai du feu, ça
m'inspirera, dit le turc, qu'on venait de renfermer à double tour. Si nous
faisions une tragédie, ce serait ici le moment de faire apparaître le confident.
Il s'appellerait Noureddin ou Osman, et d'un air à la fois discret et protecteur
il s'avancerait auprès de notre héros, et lui tirerait adroitement les vers du
nez à l'aide de ceux-ci:
Quel funeste chagrin vous occupe, seigneur,
À
votre auguste front, pourquoi cette pâleur?
Allah se montre-t-il à vos
desseins contraire?
Ou le farouche Ali, par un ordre
sévère,
A-t-il sur d'autres bords, en apprenant vos vœux,
Éloigné
la beauté qui sut charmer vos yeux?
Mais nous ne faisons pas de tragédie,
et, malgré le besoin que nous avons d'un confident, il faut nous en
passer.
Notre héros n'est point ce qu'il paraît être, le turban ne fait pas
le turc. Ce jeune homme est notre ami Rodolphe recueilli par son oncle, pour
lequel il rédige actuellement un manuel du Parfait Fumiste. En effet, M.
Monetti, passionné pour son art, avait consacré ses jours à la fumisterie. Ce
digne piémontais avait arrangé pour son usage une maxime faisant à peu près
pendant à celle de Cicéron, et dans ses beaux moments d'enthousiasme, il
s'écriait: Nascuntur poê... liers. Un jour, pour l'utilité des races futures, il
avait songé à formuler un code théorique des principes d'un art dans la pratique
duquel il excellait, et il avait, comme nous l'avons vu, choisi son neveu pour
encadrer le fond de ses idées dans la forme qui pût les faire comprendre.
Rodolphe était nourri, couché, logé, etc... et devait, à l'achèvement du Manuel,
recevoir une gratification de cent écus.
Dans les premiers jours, pour
encourager son neveu au travail, Monetti lui avait généreusement fait une avance
de cinquante francs. Mais Rodolphe, qui n'avait point vu une pareille somme
depuis près d'un an, était sorti à moitié fou, accompagné de ses écus, et il
resta trois jours dehors: le quatrième il rentrait, seul!
Monetti, qui avait
hâte de voir achever son manuel, car il comptait obtenir un brevet, craignait de
nouvelles escapades de son neveu; et pour le forcer à travailler, en l'empêchant
de sortir, il lui enleva ses vêtements et lui laissa en place le déguisement
sous lequel nous l'avons vu tout à l'heure.
Cependant, le fameux Manuel n'en
allait pas moins piano, piano, Rodolphe manquant absolument des cordes
nécessaires à ce genre de littérature. L'oncle se vengeait de cette indifférence
paresseuse en matière de cheminées, en faisant subir à son neveu une foule de
misères. Tantôt il lui abrégeait ses repas, et souvent il le privait de tabac à
fumer.
Un dimanche, après avoir péniblement sué sang et encre sur le fameux
chapitre des ventouses, Rodolphe brisa sa plume qui lui brûlait les doigts, et
s'en alla se promener dans son parc.
Comme pour le narguer et exciter encore
son envie, il ne pouvait hasarder un seul regard autour de lui sans apercevoir à
toutes les fenêtres une figure de fumeur.
Au balcon doré d'une maison neuve,
un lion en robe de chambre mâchait entre ses dents le panatellas aristocratique.
Un étage au-dessus, un artiste chassait devant lui le brouillard odorant d'un
tabac levantin qui brûlait dans une pipe à bouquin d'ambre. À la fenêtre d'un
estaminet, un gros allemand faisait mousser la bière et repoussait avec une
précision mécanique les nuages opaques s'échappant d'une pipe de cudmer. D'un
autre côté, des groupes d'ouvriers se rendant aux barrières passaient en
chantant, le brûle-gueule aux dents. Enfin, tous les autres piétons qui
emplissaient la rue fumaient.
—Hélas! disait Rodolphe avec envie, excepté moi
et les cheminées de mon oncle, tout le monde fume à cette heure dans la
création.
Et Rodolphe, le front appuyé sur la barre du balcon, songea combien
la vie était amère.
Tout à coup un éclat de rire sonore et prolongé se fit
entendre au-dessous de lui. Rodolphe se pencha un peu en avant pour voir d'où
sortait cette fusée de folle joie, et il s'aperçutqu'il avait été aperçu par la
locataire occupant l'étage inférieur: Mademoiselle Sidonie, jeune première au
théâtre du Luxembourg.
Mademoiselle Sidonie s'avança sur sa terrasse en
roulant entre ses doigts, avec une habileté castillane, un petit papier gonflé
d'un tabac blond qu'elle tirait d'un sac en velours brodé.
—Oh! La belle
tabatière, murmura Rodolphe avec une admiration contemplative.
—Quel est cet
Ali-Baba? pensait de son côté Mademoiselle Sidonie.
Et elle rumina tout bas
un prétexte pour engager la conversation avec Rodolphe, qui, de son côté,
cherchait à en faire autant.
—Ah! Mon Dieu! s'écria Mademoiselle Sidonie,
comme si elle se parlait à elle-même; Dieu! Que c'est ennuyeux! Je n'ai pas
d'allumettes.
—Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous en offrir? dit
Rodolphe en laissant tomber sur le balcon deux ou trois allumettes chimiques
roulées dans du papier.
—Mille remerciements, répondit Sidonie en allumant sa
cigarette.
—Mon Dieu, mademoiselle... continua Rodolphe, en échange du léger
service que mon bon ange m'a permis de vous rendre, oserais-je vous
demander?...
—Comment! Il demande déjà! Pensa Sidonie en regardant Rodolphe
avec plus d'attention. Ah! dit-elle, ces turcs! On les dit volages, mais bien
agréables. Parlez, monsieur, fit-elle ensuite en relevant la tête vers Rodolphe:
que désirez-vous?
—Mon Dieu, mademoiselle, je vous demanderai la charité d'un
peu de tabac; il y a deux jours que je n'ai fumé. Une pipe seulement...
—Avec
plaisir, monsieur... mais comment faire? Veuillez prendre la peine de descendre
un étage.
—Hélas! Cela ne m'est point possible... je suis enfermé; mais il me
reste la liberté d'employer un moyen très-simple, dit Rodolphe.
Et il attacha
sa pipe à une ficelle, et la laissa glisser jusqu'à la terrasse, où Mademoiselle
Sidonie la bourra elle-même avec abondance. Rodolphe procéda ensuite, avec
lenteur et circonspection, à l'ascension de sa pipe, qui lui arriva sans
encombre.
—Ah! mademoiselle, dit-il à Sidonie, combien cette pipe m'eût
semblé meilleure si j'avais pu l'allumer au feu de vos yeux!
Cette agréable
plaisanterie en était au moins à la centième édition, mais Mademoiselle Sidonie
ne la trouva pas moins superbe.
—Vous me flattez! Crut-elle devoir
répondre.
—Ah! mademoiselle, je vous assure que vous me paraissez belle comme
les trois Grâces.
—Décidément, Ali-Baba est bien galant, pensa Sidonie...
Est-ce que vous êtes vraiment turc? demanda-t-elle à Rodolphe.
—Point par
vocation, répondit-il, mais par nécessité; je suis auteur dramatique,
madame.
—Et moi artiste, reprit Sidonie.
Puis elle ajouta:
—Monsieur
mon voisin, voulez-vous me faire l'honneur de venir dîner et passer la soirée
chez moi?
—Ah! Mademoiselle, dit Rodolphe, bien que cette proposition m'ouvre
le ciel, il m'est impossible de l'accepter. Comme j'ai eu l'honneur de vous le
dire, je suis enfermé par mon oncle, le sieur Monetti, poêlier-fumiste, dont je
suis actuellement le secrétaire.
—Vous n'en dînerez pas moins avec moi,
répliqua Sidonie; écoutez bien ceci: je vais rentrer dans ma chambre et frapper
à mon plafond. À l'endroit où je frapperai, vous regarderez et vous trouverez
les traces d'un judas qui existait et a été condamné depuis: trouvez le moyen
d'enlever la pièce de bois qui bouche le trou, et, quoique chacun chez nous,
nous serons presque ensemble...
Rodolphe se mit à l'œuvre sur-le-champ. Après
cinq minutes de travail, une communication était établie entre les deux
chambres.
—Ah! fit Rodolphe, le trou est petit, mais il y aura toujours assez
de place pour que je puisse vous passer mon cœur.
—Maintenant, dit Sidonie,
nous allons dîner... Mettez le couvert chez vous, je vais vous passer les
plats.
Rodolphe laissa glisser dans la chambre son turban attaché à une
ficelle et le remonta chargé de comestibles, puis le poëte et l'artiste se
mirent à dîner ensemble, chacun de son côté. Des dents, Rodolphe dévorait le
pâté, et des yeux, Mademoiselle Sidonie.
—Hélas! Mademoiselle, dit Rodolphe,
quand ils eurent achevé leur repas, grâce à vous, mon estomac est satisfait. Ne
satisferiez-vous pas de même la fringale de mon cœur, qui est à jeûne depuis si
longtemps?
—Pauvre garçon! dit Sidonie.
Et, montant sur un meuble, elle
apporta jusqu'aux lèvres de Rodolphe sa main, que celui-ci ganta de
baisers.
—Ah! s'écria le jeune homme, quel malheur que vous ne puissiez faire
comme Saint Denis, qui avait le droit de porter sa tête dans ses mains.
Après
le dîner commença une conversation amoroso-littéraire. Rodolphe parla du
Vengeur, et Mademoiselle Sidonie en demanda la lecture. Penché au bord du trou,
Rodolphe commença à déclamer son drame à l'actrice, qui, pour être plus à
portée, s'était assise dans un fauteuil échafaudé sur sa commode. Mademoiselle
Sidonie déclara le Vengeur un chef-d'œuvre; et, comme elle était un peu
maîtresse au théâtre, elle promit à Rodolphe de lui faire recevoir sa
pièce.
Au moment le plus tendre de l'entretien, l'oncle Monetti fit entendre
dans le corridor son pas léger comme celui du Commandeur. Rodolphe n'eut que le
temps de fermer le judas.
—Tiens, dit Monetti à son neveu, voici une lettre
qui court après toi depuis un mois.
—Voyons, dit Rodolphe. Ah! Mon oncle,
s'écria-t-il, mon oncle, je suis riche! Cette lettre m'annonce que j'ai remporté
un prix de trois cents francs à une académie de jeux floraux. Vite ma redingote
et mes affaires, que j'aille cueillir mes lauriers! On m'attend au
Capitole.
—Et mon chapitre des ventouses? dit Monetti froidement.
—Eh! Mon
oncle, il s'agit bien de cela! Rendez-moi mes affaires. Je ne peux pas sortir
dans cet équipage...
—Tu ne sortiras que lorsque mon manuel sera terminé, dit
l'oncle, en enfermant Rodolphe à double tour.
Resté seul, Rodolphe ne balança
point longtemps sur le parti qu'il avait à prendre... Il attacha solidement à
son balcon une couverture transformée en corde à nœuds; et, malgré le péril de
la tentative, il descendit, à l'aide de cette échelle improvisée, sur la
terrasse de Mademoiselle Sidonie.
—Qui est là? s'écria celle-ci en entendant
Rodolphe frapper à ses carreaux.
—Silence, répondit-il, ouvrez...
—Que
voulez-vous? Qui êtes-vous?
—Pouvez-vous le demander? Je suis l'auteur du
Vengeur, et je viens rechercher mon cœur que j'ai laissé tomber dans votre
chambre par le judas.
—Malheureux jeune homme, dit l'actrice, vous auriez pu
vous tuer!
—Écoutez, Sidonie... continua Rodolphe en montrant la lettre qu'il
venait de recevoir. Vous le voyez, la fortune et la gloire me sourient... que
l'amour fasse comme elles!...
Le lendemain matin, à l'aide d'un
déguisement masculin que lui avait fourni Sidonie, Rodolphe pouvait s'échapper
de la maison de son oncle... il courut chez le correspondant de l'académie des
jeux floraux recevoir une églantine d'or de la force de cent écus, qui vécurent
à peu près ce que vivent les roses.
Un mois après, M. Monetti était convié,
de la part de son neveu, d'assister à la première représentation du Vengeur.
Grâce au talent de Mademoiselle Sidonie, la pièce eut dix-sept représentations
et rapporta quarante francs à son auteur.
Quelque temps après, c'était dans
la belle saison, Rodolphe demeurait avenue de Saint-Cloud, dans le troisième
arbre à gauche en sortant du bois de Boulogne, sur la cinquième
branche.
V
L' ÉCU DE CHARLEMAGNE
Vers la fin du mois de
décembre, les facteurs de l'administration Bidault furent chargés de distribuer
environ cent exemplaires d'un billet de faire part, dont voici une copie que
nous certifions sincère et véritable:
M.
«MM. Rodolphe et Marcel vous
prient de leur faire l'honneur de venir passer la soirée chez eux, samedi
prochain, veille de noël.» On rira!
P.-S. nous n'avons qu'un temps à
vivre!!
Programme de la fête.
À 7 heures, ouverture des salons;
conversation vive et animée.
À 8 heures, entrée et promenade dans les salons
des spirituels auteurs de la montagne en couches, comédie refusée au théâtre de
l'Odéon.
À 8 heures et demie, M. Alexandre Schaunard, virtuose distingué,
exécutera sur le piano l'Influence du bleu dans les arts, symphonie
imitative.
À 9 heures, première lecture du mémoire sur l'abolition de la
peine de la tragédie.
À 9 heures et demie, M. Gustave Colline, philosophe
hyperphysique, et M. Schaunard entameront une discussion de philosophie et de
métapolitique comparées. Afin d'éviter toute collision entre les deux
antagonistes, ils seront attachés l'un et l'autre.
À 10 heures, M. Tristan,
homme de lettres, racontera ses premières amours. M. Alexandre Schaunard
l'accompagnera sur le piano.
À 10 heures et demie, deuxième lecture du
mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie.
À 11 heures, récit d'une
chasse au casoar, par un prince étranger.
Deuxième partie.
À minuit, M.
Marcel, peintre d'histoire, se fera bander les yeux, et improvisera au crayon
blanc l'entrevue de Napoléon et de Voltaire dans les Champs Élysées. M. Rodolphe
improvisera également un parallèle entre l'auteur de Zaïre et l'auteur de la
Bataille d'Austerlitz.
À minuit et demi, M. Gustave Colline, modestement
déshabillé, imitera les jeux athlétiques de la 4e olympiade.
À une heure du
matin, troisième lecture du Mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie,
et quête au profit des auteurs tragiques qui se trouveront un jour sans
emploi.
À 2 heures, ouverture des jeux et organisation des quadrilles, qui se
prolongeront jusqu'au matin.
À 6 heures, lever du soleil, et chœur final.
Pendant toute la durée de la fête, des ventilateurs joueront.
N.-B. toute
personne qui voudrait lire ou réciter des vers sera immédiatement mise hors des
salons et livrée entre les mains de la police; on est également prié de ne pas
emporter les bouts de bougie.
Deux jours après, des exemplaires de cette
lettre étaient en circulation dans les troisièmes dessous de la littérature et
des arts, et y déterminaient une profonde rumeur.
Cependant, parmi les
invités, il s'en trouvait quelques-uns qui mettaient en doute les splendeurs
annoncées par les deux amis.
—Je me méfie beaucoup, disait un de ces
sceptiques: j'ai été quelquefois aux mercredis de Rodolphe, rue de la
tour-d'Auvergne, on ne pouvait s'asseoir que moralement, et on buvait de l'eau
peu filtrée dans des poteries éclectiques.
—Cette fois, dit un autre, ce sera
très-sérieux. Marcel m'a montré le plan de la fête, et ça promet un effet
magique.
—Est-ce que vous aurez des femmes?
—Oui, Phémie, Teinturière a
demandé à être reine de la fête, et Schaunard doit amener des dames du
monde.
Voici, en quelques mots, l'origine de cette fête qui causait une si
grande stupéfaction dans le monde bohémien qui vit au delà des ponts. Depuis
environ un an, Marcel et Rodolphe avaient annoncé ce somptueux gala, qui devait
toujours avoir lieu samedi prochain; mais des circonstances pénibles avaient
forcé leur promesse à faire le tour de cinquante-deux semaines, si bien qu'ils
en étaient arrivés à ne pouvoir faire un pas sans se heurter à quelque ironie de
leurs amis, parmi lesquels ils s'en trouvait même d'assez indiscrets pour
formuler d'énergiques réclamations. La chose commençant à prendre le caractère
d'une scie, les deux amis résolurent d'y mettre fin en se liquidant des
engagements qu'ils avaient pris. C'est ainsi qu'ils avaient envoyé l'invitation
plus haut.
—Maintenant, avait dit Rodolphe, il n'y a plus à reculer, nous
avons brûlé nos vaisseaux, il nous reste devant nous huit jours pour trouver les
cent francs qui nous sont indispensables pour faire bien les
choses.
—Puisqu'il les faut, nous les aurons, avait répondu Marcel. Et avec
l'insolente confiance qu'ils avaient dans le hasard, les deux amis s'endormirent
convaincus que leurs cent francs étaient déjà en route; la route de
l'impossible.
Cependant la surveille du jour désigné pour la fête, et comme
rien n'était encore arrivé, Rodolphe pensa qu'il serait peut-être plus sûr
d'aider le hasard, s'il ne voulait pas rester en affront quand l'heure serait
venue d'allumer les lustres. Pour plus de facilité, les deux amis modifièrent
progressivement les somptuosités du programme qu'ils s'étaient imposé.
Et de
modification en modification, après avoir fait subir force deleatur à l'article
gâteaux, après avoir soigneusement revu et diminué l'article rafraîchissements,
le total des frais se trouva réduit à quinze francs.
La question était
simplifiée, mais non encore résolue.
—Voyons, voyons, dit Rodolphe, il faut
maintenant employer les grands moyens, d'abord nous ne pouvons pas faire relâche
cette fois.
—Impossible! reprit Marcel.
—Combien y a-t-il de temps que
j'ai entendu le récit de la bataille de Studzianka?
—Deux mois à peu
près.
—Deux mois, bon, c'est un délai honnête, mon oncle n'aura pas à se
plaindre. J'irai demain me faire raconter la bataille de Studzianka, ce sera
cinq francs, ça, c'est sûr.
—Et moi, dit Marcel, j'irai vendre un Manoir
abandonné, au vieux Médicis. Ça fera cinq francs aussi. Si j'ai assez de temps
pour mettre trois tourelles et un moulin, ça ira peut-être à dix francs, et nous
aurons notre budget.
Et les deux amis s'endormirent, rêvant que la princesse
de Belgiojoso les priait de changer leurs jours de réception, pour ne point lui
enlever ses habitués.
Éveillé dès le grand matin, Marcel prit une toile et
procéda vivement à la construction d'un Manoir abandonné, article qui lui était
particulièrement demandé par un brocanteur de la place du carrousel. De son côté
Rodolphe alla rendre visite à son oncle Monetti, qui excellait dans le récit de
la retraite de Russie, et auquel Rodolphe procurait, cinq ou six fois par an,
dans les circonstances graves, la satisfaction de narrer ses campagnes,
moyennant un prêt de quelque argent que le vétéran-poêlier-fumiste ne disputait
pas trop quand on savait montrer beaucoup d'enthousiasme à l'audition de ses
récits.
Sur les deux heures, Marcel, le front bas et portant sous ses bras
une toile, rencontra, place du carrousel, Rodolphe qui venait de chez son oncle;
son attitude annonçait une mauvaise nouvelle.
—Eh bien, dit Marcel, as-tu
réussi?
—Non, mon oncle est allé voir le musée de Versailles. Et toi?
—Cet
animal de Médicis ne veut plus de Châteaux en ruine; il m'a demandé un
Bombardement de Tanger.
—Nous sommes perdus de réputation si nous ne donnons
pas notre fête, murmura Rodolphe. Qu'est-ce que pensera mon ami le critique
influent, si je lui fais mettre une cravate blanche et des gants jaunes pour
rien?
Et tous deux rentrèrent à l'atelier, en proie à de vives
inquiétudes.
En ce moment quatre heures sonnaient à la pendule d'un
voisin.
—Nous n'avons plus que trois heures devant nous, dit
Rodolphe.
—Mais, s'écria Marcel en s'approchant de son ami, es-tu bien sûr,
très-sûr, qu'il ne nous reste pas d'argent ici?... hein?
—Ni ici ni ailleurs.
D'où proviendrait ce reliquat.
—Si nous cherchions sous les meubles... dans
les fauteuils? On prétend que les émigrés cachaient leurs trésors, du temps de
Robespierre. Qui sait!... Notre fauteuil a peut-être appartenu à un émigré; et
puis il est si dur, que j'ai souvent eu l'idée qu'il renfermait des métaux...
Veux-tu en faire l'autopsie?
—Ceci est du vaudeville, reprit Rodolphe d'un
ton où la sévérité se mêlait à l'indulgence. Tout à coup Marcel qui avait
continué ses fouilles dans tous les coins de l'atelier, poussa un grand cri de
triomphe.
—Nous sommes sauvés, s'écria-t-il, j'étais bien sûr qu'il y avait
des valeurs ici... tiens, vois! Et il montrait à Rodolphe une pièce de monnaie
grande comme un écu et à moitié rongée par la rouille et le
vert-de-gris.
C'était une monnaie carlovingienne de quelque valeur
artistique. Sur la légende heureusement conservée, on pouvait lire la date du
règne de Charlemagne.
—Ça, ça vaut trente sous, dit Rodolphe en jetant un
coup d'œil dédaigneux sur la trouvaille de son ami.
—Trente sous bien
employés font beaucoup d'effet, répondit Marcel. Avec douze cents hommes,
Bonaparte a fait rendre les armes à dix mille autrichiens. L'adresse égale le
nombre. Je m'en vais changer l'écu de Charlemagne chez le père Médicis. N'y
a-t-il pas encore quelque chose à vendre ici? Tiens, au fait, si j'emportais le
moulage du tibia de Jaconowski, le tambour-major russe, ça ferait
masse.
—Emporte le tibia. Mais c'est désagréable, il ne va pas rester un seul
objet d'art ici.
Pendant l'absence de Marcel, Rodolphe, bien décidé à donner
la soirée quand même, alla trouver son ami Colline, le philosophe hyperphysique
qui demeurait à deux pas de chez lui.
—Je viens te prier, lui dit-il, de me
rendre un service. En ma qualité de maître de maison, il faut absolument que
j'aie un habit noir, et... je n'en ai pas... prête-moi le tien.
—Mais, fit
Colline en hésitant, en ma qualité d'invité, j'ai besoin de mon habit noir
aussi, moi.
—Je te permets de venir en redingote.
—Je n'ai jamais eu de
redingote, tu le sais bien.
—Eh bien, écoute, ça peut s'arranger autrement.
Au besoin, tu pourrais ne pas venir à ma soirée, et me prêter ton habit
noir.
—Tout ça, c'est désagréable; puisque je suis sur le programme, je ne
peux pas manquer.
—Il y a bien d'autres choses qui manqueront, dit Rodolphe.
Prête-moi ton habit noir et, si tu veux venir, viens comme tu voudras... en bras
de chemise... tu passeras pour un fidèle domestique.
—Oh! Non, dit Colline en
rougissant. Je mettrai mon paletot noisette. Mais enfin, c'est bien désagréable
tout ça. Et comme il aperçut Rodolphe qui s'était déjà emparé du fameux habit
noir, il lui cria:
—Mais attends donc... Il y a quelques petites choses
dedans.
L'habit de Colline mérite une mention. D'abord cet habit était
complétement bleu, et c'était par habitude que Colline disait mon habit noir. Et
comme il était alors le seul de la bande possédant un habit, ses amis avaient
également la coutume de dire en parlant du vêtement officiel du philosophe:
l'habit noir de Colline. En outre, ce vêtement célèbre avait une forme
particulière, la plus bizarre qu'on pût voir: les basques très-longues,
attachées à une taille très-courte, possédaient deux poches, véritables
gouffres, dans lesquelles Colline avait l'habitude de loger une trentaine de
volumes qu'il portait éternellement sur lui, ce qui faisait dire à ses amis que,
pendant les vacances des bibliothèques, les savants et les hommes de lettres
pouvaient aller chercher des renseignements dans les basques de l'habit de
Colline, bibliothèque toujours ouverte aux lecteurs.
Ce jour-là, par
extraordinaire, l'habit de Colline ne contenait qu'un volume in-quarto de Bayle,
un traité des facultés hyperphysiques en trois volumes, un tome de Condillac,
deux volumes de Swedenborg et l'Essai sur l'homme de Pope. Quand il en eut
débarrassé son habit-bibliothèque, il permit à Rodolphe de s'en
vêtir.
—Tiens, dit celui-ci, la poche gauche est encore bien lourde; tu as
laissé quelque chose.
—Ah! dit Colline, c'est vrai; j'ai oublié de vider la
poche aux langues étrangères. Et il en retira deux grammaires arabes, un
dictionnaire Malai et un Parfait bouvier en chinois, sa lecture
favorite.
Quand Rodolphe rentra chez lui, il trouva Marcel qui jouait au
palet avec des pièces de cinq francs, au nombre de trois. Au premier moment,
Rodolphe repoussa la main que lui tendait son ami, il croyait à un
crime.
—Dépêchons-nous, dépêchons-nous, dit Marcel... nous avons les quinze
francs demandés... voici comment: j'ai rencontré un antiquaire chez Médicis.
Quand il a vu ma pièce, il a failli se trouver mal: c'était la seule qui manquât
à son médailler. Il a envoyé dans tous les pays pour combler cette lacune, et il
avait perdu tout espoir. Aussi, quand il a eu bien examiné mon écu de
Charlemagne, il n'a pas hésité un seul moment à m'offrir cinq francs. Médicis
m'a poussé du coude, son regard a complété le reste. Il voulait dire: partageons
le bénéfice de la vente et je surenchéris; nous avons monté jusqu'à trente
francs. J'en ai donné quinze au juif, et voilà le reste. Maintenant nos invités
peuvent venir, nous sommes en mesure de leur donner des éblouissements. Tiens tu
as un habit noir, toi?
—Oui, dit Rodolphe, l'habit de Colline. Et comme il
fouillait dans la poche pour prendre son mouchoir, Rodolphe fit tomber un petit
volume de mandchou, oublié dans la poche aux littératures
étrangères.
Sur-le-champ les deux amis procédèrent aux préparatifs. On rangea
l'atelier; on fit du feu dans le poêle; un châssis de toile, garni de bougies,
fut suspendu au plafond en guise de lustre, un bureau fut placé au milieu de
l'atelier pour servir de tribune aux orateurs; l'on plaça devant l'unique
fauteuil, qui devait être occupé par le critique influent, et l'on disposa sur
une table tous les volumes: romans, poëmes, feuilletons dont les auteurs
devaient honorer la soirée de leur présence. Afin d'éviter toute collision entre
les différents corps de gens de lettres, l'atelier avait été, en outre, disposé
en quatre compartiments, à l'entrée de chacun desquels, sur quatre écriteaux
fabriqués en toute hâte, on lisait:
CÔTÉ DES POÈTES.—ROMANTIQUES.
CÔTÉ DES
PROSATEURS.—CLASSIQUES.
Les dames devaient occuper un espace pratiqué au
centre.
—Ah çà! Mais, ça manque de chaises, dit Rodolphe.
—Oh! fit Marcel,
il y en a plusieurs sur le carré qui sont accrochées le long du mur. Si nous les
cueillions!
—Certainement qu'il faut les cueillir, dit Rodolphe en allant
s'emparer des siéges qui appartenaient à quelque voisin.
Six heures
sonnèrent; les deux amis allèrent dîner en toute hâte et remontèrent procéder à
l'éclairage des salons. Ils en demeurèrent éblouis eux-mêmes. À sept heures,
Schaunard arriva accompagné de trois dames qui avaient oublié de prendre leurs
diamants et leurs chapeaux. L'une d'elles avait un châle rouge, taché de noir.
Schaunard la désigna particulièrement à Rodolphe.
—C'est une femme très comme
il faut, dit-il, une anglaise que la chute des Stuarts a forcée à l'exil; elle
vit modestement en donnant des leçons d'anglais. Son père a été chancelier sous
Cromwell, à ce qu'elle m'a dit; faut être poli avec elle; ne la tutoie pas
trop.
Des pas nombreux se firent entendre dans l'escalier, c'étaient les
invités qui arrivaient; ils parurent étonnés de voir du feu dans le
poêle.
L'habit noir de Rodolphe allait au-devant des dames et leur baisait la
main avec une grâce toute régence; quand il y eut une vingtaine de personnes,
Schaunard demanda s'il n'y aurait pas une tournée de quelque chose.
—Tout à
l'heure, dit Marcel; nous attendons l'arrivée du critique influent pour allumer
le punch.
À huit heures, tous les invités étaient au complet, et l'on
commença à exécuter le programme. Chaque divertissement était alterné d'une
tournée de quelque chose; on a jamais su quoi.
Vers les dix heures on vit
apparaître le gilet blanc du critique influent; il ne resta qu'une heure et fut
très-sobre dans sa consommation.
Sur le minuit, comme il n'y avait plus de
bois et qu'il faisait très-froid, les invités qui étaient assis tiraient au sort
à qui jetterait sa chaise au feu.
À une heure tout le monde était
debout.
Une aimable gaieté ne cessa point de régner parmi les invités. On
n'eut aucun accident à regretter, sinon un accroc fait à la poche aux langues
étrangères de l'habit de Colline, et un soufflet que Schaunard appliqua à la
fille du chancelier de Cromwell.
Cette mémorable soirée fut pendant huit
jours l'objet de la chronique du quartier; et Phémie, Teinturière, qui avait été
reine de la fête, avait l'habitude de dire en en parlant à ses
amies:
—C'était fièrement beau; il y avait de la bougie, ma
chère.
VI
MADEMOISELLE MUSETTE
Mademoiselle Musette était
une jolie fille de vingt ans, qui, peu de temps après son arrivée à Paris, était
devenue ce que deviennent les jolies filles quand elles ont la taille fine,
beaucoup de coquetterie, un peu d'ambition et guère d'orthographe. Après avoir
fait longtemps la joie des soupers du quartier latin, où elle chantait d'une
voix toujours très-fraîche, sinon très-juste, une foule de rondes campagnardes
qui lui valurent le nom sous lequel l'ont depuis célébrée les plus fins
lapidaires de la rime, Mademoiselle Musette quitta brusquement la rue de la
harpe pour aller habiter les hauteurs cythéréennes du quartier Bréda.
Elle ne
tarda pas à devenir une des lionnes de l'aristocratie du plaisir, et s'achemina
peu à peu vers cette célébrité qui consiste à être citée dans les courriers de
Paris, ou lithographiée chez les marchands d'estampes.
Cependant Mademoiselle
Musette était une exception parmi les femmes au milieu desquelles elle vivait.
Nature instinctivement élégante et poétique, comme toutes les femmes vraiment
femmes, elle aimait le luxe et toutes les jouissances qu'il procure; sa
coquetterie avait d'ardentes convoitises pour tout ce qui était beau et
distingué; fille du peuple, elle n'eut été aucunement dépaysée au milieu des
somptuosités les plus royales. Mais Mademoiselle Musette, qui était jeune et
belle, n'aurait jamais voulu consentir à être la maîtresse d'un homme qui ne fût
pas comme elle jeune et beau. On lui avait vu une fois refuser bravement les
offres magnifiques d'un vieillard si riche, qu'on l'appelait le Pérou de la
Chaussée-D'Antin, et qui avait mis un escalier d'or aux pieds des fantaisies de
Musette. Intelligente et spirituelle, elle avait aussi en répugnance les sots et
les niais, quels que fussent leur âge, leur titre et leur nom.
C'était donc
une brave et belle fille que Musette, qui, en amour, adoptait la moitié du
célèbre aphorisme de Champfort: «L'amour est l'échange de deux fantaisies.»
Aussi, jamais ses liaisons n'avaient été précédées d'un de ces honteux marchés
qui déshonorent la galanterie moderne. Comme elle le disait elle-même, Musette
jouait franc jeu, et exigeait qu'on lui rendît la monnaie de sa
sincérité.
Mais si ses fantaisies étaient vives et spontanées, elles
n'étaient jamais assez durables pour arriver à la hauteur d'une passion. Et la
mobilité excessive de ses caprices, le peu de soin qu'elle apportait à regarder
la bourse et les bottes de ceux qui lui en voulaient conter, apportaient une
grande mobilité dans son existence, qui était une perpétuelle alternative de
coupés bleus et d'omnibus, d'entre-sol et de cinquième étage, de robes de soie
et de robes d'indienne. Ô fille charmante! Poëme vivant de jeunesse, au rire
sonore et au chant joyeux! Cœur pitoyable, battant pour tout le monde sous la
guimpe entre-bâillée, ô Mademoiselle Musette! Vous qui êtes la sœur de
Bernerette et de Mimi Pinson! Il faudrait la plume d'Alfred De Musset pour
raconter dignement votre insouciante et vagabonde course dans les sentiers
fleuris de la jeunesse; et certainement il aurait voulu vous célébrer aussi, si,
comme moi, il vous avait entendu chanter de votre jolie voix fausse ce rustique
couplet d'une de vos rondes favorites:
C'était un beau jour de
printemps
Que je me déclarai l'amant,
L'amant d'une
brunette
Au cœur de Cupidon,
Portant fine cornette,
Posée
en papillon.
L'histoire que nous allons raconter est un des épisodes les
plus charmants de la vie de cette charmante aventurière, qui a jeté tant de
bonnets par-dessus tant de moulins.
À une époque où elle était la maîtresse
d'un jeune conseiller d'état qui lui avait galamment mis entre les mains la clef
de son patrimoine, Mademoiselle Musette avait l'habitude de donner une fois par
semaine des soirées dans son joli salon de la rue de La Bruyère. Ces soirées
ressemblaient à la plupart des soirées parisiennes, avec cette différence qu'on
s'y amusait; quand il n'y avait pas assez de place, on s'asseyait les uns sur
les autres, et il arrivait souvent aussi que le même verre servait pour un
couple. Rodolphe, qui était l'ami de Musette, et qui ne fut jamais que son ami
(ils n'ont jamais su pourquoi ni l'un ni l'autre), Rodolphe demanda à Musette la
permission de lui amener son ami, le peintre Marcel; un garçon de talent,
ajouta-t-il, à qui l'avenir est en train de broder un habit
d'académicien.
—Amenez! dit Musette.
Le soir où ils devaient aller
ensemble chez Musette, Rodolphe monta chez Marcel pour le prendre. L'artiste
faisait sa toilette.
—Comment, dit Rodolphe, tu vas dans le monde avec une
chemise de couleur?
—Est-ce que ça blesse l'usage? dit tranquillement
Marcel.
—Si ça le blesse? Mais jusqu'au sang, malheureux.
—Diable, fit
Marcel en regardant sa chemise qui était à fond bleu, avec vignettes
représentant des sangliers poursuivis par une meute, c'est que je n'en ai pas
d'autre ici... ah bah! Tant pis! Je prendrai un faux col; et, comme Mathusalem
boutonne jusqu'au cou, on ne verra pas la couleur de mon linge.
—Comment, dit
Rodolphe avec inquiétude, tu vas encore mettre Mathusalem?
—Hélas! répondit
Marcel, il le faut bien; Dieu le veut, et mon tailleur aussi; d'ailleurs, il a
une garniture de boutons neuve, et je l'ai reprisé tantôt avec du noir de
pêche.
Mathusalem était simplement l'habit de Marcel; il le nommait ainsi
parce que c'était le doyen de sa garde-robe. Mathusalem était fait à la dernière
mode d'il y a quatre ans, et était en outre d'un vert atroce; mais, aux
lumières, Marcel affirmait qu'il jouait le noir.
Au bout de cinq minutes,
Marcel était habillé; il était mis avec le mauvais goût le plus parfait: tenue
de rapin allant dans le monde.
M. Casimir Bonjour ne sera jamais si étonné le
jour où on lui apprendra son élection à l'institut, que ne furent étonnés Marcel
et Rodolphe en arrivant à la maison de Mademoiselle Musette. Voici la cause de
leur étonnement: Mademoiselle Musette, qui depuis quelque temps s'était
brouillée avec son amant le conseiller d'état, avait été délaissée par lui dans
un moment fort grave. Poursuivie par ses créanciers et par son propriétaire, ses
meubles avaient été saisis et descendus dans la cour de la maison pour être
enlevés et vendus le lendemain. Malgré cet incident, Mademoiselle Musette n'eut
pas un moment l'idée de fausser compagnie à ses invités, et ne décommanda point
la soirée. Elle fit gravement disposer la cour en salon, mit un tapis sur le
pavé, prépara tout comme à l'ordinaire, s'habilla pour recevoir, et invita tous
les locataires à sa petite fête, à la splendeur de laquelle le bon Dieu voulut
bien contribuer pour les illuminations.
Cette bouffonnerie eut un succès
énorme; jamais les soirées de Musette n'avaient eu tant d'entrain et de gaieté;
on dansait et on chantait encore, que les commissionnaires vinrent enlever
meubles, tapis et divans, et force fut alors à la compagnie de se
retirer.
Musette reconduisait tout son monde en chantant:
On en parlera
longtemps, la ri ra,
De ma soirée de jeudi;
On en parlera
longtemps, la ri ri.
Marcel et Rodolphe restèrent seuls avec Musette, qui
était remontée dans son appartement, où il ne restait plus que le lit.
—Ah
çà! Mais, dit Musette, ce n'est pas déjà si gai mon aventure; il va falloir que
j'aille loger à l'hôtel de la belle étoile. Je le connais, cet hôtel; il y a
furieusement des courants d'air.
—Ah! Madame, dit Marcel, si j'avais les dons
de Plutus, je voudrais vous offrir un temple plus beau que celui de Salomon,
mais...
—Vous n'êtes pas Plutus, mon ami. C'est égal, je vous sais gré de
l'intention... Ah bah! ajouta-t-elle en parcourant son appartement du regard, je
m'ennuyais ici, moi; et puis le mobilier était vieux. Voilà près de six mois que
je l'avais! Mais ce n'est pas tout, ça; après le bal on soupe, que je
soupçonne.
—Soupe-çonnons donc, dit Marcel, qui avait la maladie du
calembour, le matin surtout, où il était terrible.
Comme Rodolphe avait gagné
quelque argent au lansquenet qui s'était fait pendant la nuit, il emmena Musette
et Marcel dans un restaurant qui venait d'ouvrir.
Après le déjeuner, les
trois convives, qui n'avaient aucune envie d'aller dormir, parlèrent d'aller
achever la journée à la campagne; et comme ils se trouvaient près du chemin de
fer, ils montèrent dans le premier convoi près de partir, qui les descendit à
Saint-Germain.
Toute la journée, ils coururent les bois, et ne revinrent à
Paris qu'à sept heures du soir, et cela malgré Marcel, qui soutenait qu'il ne
devait être que midi et demi, et que s'il faisait nuit, c'est parce que le temps
était couvert.
Pendant toute la nuit de la fête et tout le reste de la
journée, Marcel, dont le cœur était un salpêtre qu'un seul regard allumait,
s'était épris de Mademoiselle Musette, et lui avait fait une cour colorée, comme
il disait à Rodolphe. Il avait été jusqu'à proposer à la belle fille de lui
racheter un mobilier plus beau que l'ancien, avec le produit de la vente de son
fameux tableau du Passage de la mer Rouge. aussi l'artiste voyait-il avec peine
arriver le moment où il faudrait se séparer de Musette, qui, tout en se laissant
baiser les mains, le cou et divers autres accessoires, se bornait à le repousser
doucement toutes les fois qu'il voulait pénétrer dans son cœur avec
effraction.
En arrivant à Paris, Rodolphe avait laissé son ami avec la jeune
fille, qui pria l'artiste de l'accompagner jusqu'à sa porte.
—Me
permettrez-vous de venir vous voir? demanda Marcel; je vous ferai votre
portrait.
—Mon cher, dit la jolie fille, je ne peux pas vous donner mon
adresse, puisque je n'en aurai peut-être plus demain; mais j'irai vous voir, et
je vous raccommoderai votre habit qui a un trou si grand qu'on pourrait
déménager au travers sans payer.
—Je vous attendrai comme le messie, dit
Marcel.
—Pas si longtemps, dit Musette en riant.
—Quelle charmante fille!
disait Marcel en s'en allant lentement; c'est la déesse de la gaieté. Je ferai
deux trous à mon habit.
Il n'avait pas fait trente pas qu'il se sentit
frapper sur l'épaule: c'était Mademoiselle Musette.
—Mon cher Monsieur
Marcel, lui dit-elle, êtes-vous chevalier français?
—Je le suis: Rubens et ma
dame, voilà ma devise.
—Eh bien, alors, voyez ma peine et y compatissez,
noble sire, reprit Musette, qui était un peu teintée de littérature, bien
qu'elle se livrât sur la grammaire à d'horribles Saint-Barthélemy; mon
propriétaire a emporté la clef de mon appartement, et il est onze heures du
soir: comprenez-vous?
—Je comprends, dit Marcel en offrant son bras à
Musette. Il la conduisit à son atelier, situé quai aux fleurs.
Musette
tombait de sommeil; mais elle eut encore assez de force pour dire à Marcel en
lui serrant la main:
—Vous vous rappelerez ce que vous m'avez promis.
—Ô
Musette! Charmante fille, dit l'artiste d'une voix un peu émue, vous êtes ici
sous un toit hospitalier; dormez en paix, bonne nuit; moi, je m'en
vais.
—Pourquoi? dit Musette, les yeux presque fermés; je n'ai point peur, je
vous assure; d'abord il y a deux chambres, je me mettrai sur votre
canapé.
—Mon canapé est trop dur pour y dormir, ce sont des cailloux cardés.
Je vous donne l'hospitalité chez moi, et je vais aller la demander pour moi à un
ami qui demeure là sur mon carré; c'est plus prudent, dit-il. Je tiens
ordinairement ma parole; mais j'ai vingt-deux ans, et vous dix-huit, ô
Musette... et je m'en vais. Bonsoir.
Le lendemain matin, à huit heures,
Marcel rentra chez lui avec un pot de fleurs qu'il avait été acheter au marché.
Il trouva Musette qui s'était jetée tout habillée sur le lit et dormait encore.
Au bruit qu'il fit elle se réveilla et tendit la main à Marcel.
—Brave
garçon! Lui dit-elle.
—Brave garçon, répéta Marcel, n'est-il point là un
synonyme à ridicule?
—Oh! fit Musette, pourquoi me dites-vous cela? Ce n'est
pas aimable; au lieu de me dire des méchancetés, offrez-moi donc ce joli pot de
fleurs.
—C'est en effet à votre intention que je l'ai monté, dit Marcel.
Prenez-le donc, et, en retour de mon hospitalité, chantez-moi une de vos jolies
chansons; l'écho de ma mansarde gardera peut-être quelque chose de votre voix,
et je vous entendrai encore quand vous serez partie.
—Ah çà! mais, vous
voulez donc me mettre à la porte? dit Musette. Et si je ne veux pas m'en aller,
moi? Écoutez, Marcel, je ne monte pas à trente-six échelles pour dire ma façon
de penser. Vous me plaisez et je vous plais. Ça n'est pas de l'amour, mais c'en
est peut-être de la graine. Eh bien! Je ne m'en vais pas; je reste, et je
resterai ici tant que les fleurs que vous venez de me donner ne se faneront
pas.
—Ah! s'écria Marcel, mais elles seront flétries dans deux jours! Si
j'avais su, j'aurais pris des immortelles.
Depuis quinze jours
Musette et Marcel demeuraient ensemble et menaient, bien qu'ils fussent souvent
sans argent, la plus charmante vie du monde. Musette sentait pour l'artiste une
tendresse qui n'avait rien de commun avec ses passions antérieures, et Marcel
commençait à craindre qu'il ne fût amoureux sérieusement de sa maîtresse.
Ignorant qu'elle-même redoutait fort d'être éprise de lui, il regardait chaque
matin l'état dans lequel se trouvaient les fleurs dont la mort devait amener la
rupture de leur liaison, et il avait grand'peine à s'expliquer leur fraîcheur
chaque jour nouvelle. Mais il eut bientôt la clef du mystère: une nuit, en se
réveillant, il ne trouva plus Musette à côté de lui. Il se leva, courut dans la
chambre, et aperçut sa maîtresse qui profitait chaque nuit de son sommeil pour
arroser les fleurs et les empêcher de mourir.
VII
LES FLOTS DU
PACTOLE
C'était le 19 mars... et dût-il atteindre l'âge avancé de M.
Raoul-Rochette, qui a vu bâtir Ninive, Rodolphe n'oubliera jamais cette date,
car ce fut ce jour-là même, jour de Saint-Joseph, à trois heures de relevée, que
notre ami sortait de chez un banquier, où il venait de toucher une somme de cinq
cents francs en espèces sonnantes et ayant cours.
Le premier usage que
Rodolphe fit de cette tranche du Pérou, qui venait de tomber dans sa poche, fut
de ne point payer ses dettes; attendu qu'il s'était juré à lui-même d'aller à
l'économie et de ne faire aucun extra. Il avait d'ailleurs à ce sujet des idées
extrêmement arrêtées, et disait qu'avant de songer au superflu, il fallait
s'occuper du nécessaire; c'est pourquoi il ne paya point ses créanciers, et
acheta une pipe turque, qu'il convoitait depuis longtemps.
Muni de cette
emplette, il se dirigea vers la demeure de son ami Marcel, qui le logeait depuis
quelque temps. En entrant dans l'atelier de l'artiste, les poches de Rodolphe
carillonnaient comme un clocher de village le jour d'une grande fête. En
entendant ce bruit inaccoutumé, Marcel pensa que c'était un de ses voisins,
grand joueur à la baisse, qui passait en revue ses bénéfices d'agio, et il
murmura:
—Voilà encore cet intrigant d'à côté qui recommence ses épigrammes.
Si cela doit durer, je donnerai congé. Il n'y a pas moyen de travailler avec un
pareil vacarme. Cela donne des idées de quitter l'état d'artiste pauvre pour se
faire quarante voleurs. Et sans se douter le moins du monde que son ami Rodolphe
était métamorphosé en Crésus, Marcel se remit à son tableau du Passage de la mer
Rouge, qui était sur le chevalet depuis tantôt trois ans.
Rodolphe, qui
n'avait pas encore dit un mot, ruminant tout bas une expérience qu'il allait
faire sur son ami, se disait en lui-même:
—Nous allons bien rire tout à
l'heure; ah! Que ça va donc être gai, mon Dieu! Et il laissa tomber une pièce de
cinq francs à terre.
Marcel leva les yeux et regarda Rodolphe, qui était
sérieux comme un article de la Revue des deux Mondes.
L'artiste ramassa la
pièce avec un air très-satisfait et lui fit un très-gracieux accueil, car, bien
que rapin, il savait vivre et était fort civil avec les étrangers. Sachant, du
reste, que Rodolphe était sorti pour aller chercher de l'argent, Marcel, voyant
que son ami avait réussi dans ses démarches, se borna à en admirer le résultat,
sans lui demander à l'aide de quels moyens il avait été obtenu.
Il se remit
donc sans mot dire à son travail, et acheva de noyer un égyptien dans les flots
de la mer Rouge. Comme il accomplissait cet homicide, Rodolphe laissa tomber une
seconde pièce de cinq francs. Et observant la figure que le peintre allait
faire, il se mit à rire dans sa barbe, qui est tricolore, comme chacun
sait.
Au bruit sonore du métal, Marcel, comme frappé d'une commotion
électrique, se leva subitement et s'écria:
—Comment! Il y a un second
couplet?
Une troisième pièce roula sur le carreau puis une autre, puis une
autre encore; enfin tout un quadrille d'écus se mit à danser dans la
chambre.
Marcel commençait à donner des signes visibles d'aliénation mentale,
et Rodolphe riait comme le parterre du théâtre-français à la première
représentation de Jeanne de Flandre. Tout à coup, et sans aucuns ménagements,
Rodolphe fouilla à pleines mains dans ses poches, et les écus commencèrent un
steeple chase fabuleux. C'était le débordement du Pactole, le bacchanal de
Jupiter entrant chez Danaé.
Marcel était immobile, muet, l'œil fixe;
l'étonnement amenait à peu près chez lui une métamorphose pareille à celle dont
la curiosité rendit jadis la femme de Lot victime; et comme Rodolphe jetait sur
le carreau sa dernière pile de cent francs, l'artiste avait déjà tout un côté du
corps salé.
Rodolphe, lui, riait toujours. Et auprès de cette orageuse
hilarité, les tonnerres d'un orchestre de M. Saxe eussent semblé des soupirs
d'enfant à la mamelle.
Ébloui, strangulé, stupéfié par l'émotion, Marcel
pensa qu'il rêvait; et pour chasser le cauchemar qui l'obsédait, il se mordit le
doigt jusqu'au sang, ce qui lui procura une douleur atroce au point de le faire
crier.
Il s'aperçut alors qu'il était parfaitement éveillé; et voyant qu'il
foulait l'or à ses pieds, il s'écria, comme dans les tragédies:
—En
croirais-je mes yeux!
Puis il ajouta, en prenant la main de Rodolphe dans la
sienne:
—Donne-moi l'explication de ce mystère.
—Si je te l'expliquais, ce
n'en serait plus un.
—Mais encore?
—Cet or est le fruit de mes sueurs, dit
Rodolphe en ramassant l'argent, qu'il rangea sur une table; puis se reculant de
quelques pas, il considéra avec respect les cinq cents francs rangés en piles,
et il pensait en lui-même:
—C'est donc maintenant que je vais réaliser mes
rêves?
—Il ne doit pas y avoir loin de six mille francs, disait Marcel en
contemplant les écus qui tremblaient sur la table. J'ai une idée. Je vais
charger Rodolphe d'acheter mon Passage de la mer Rouge. Tout à coup Rodolphe
prit une pose théâtrale, et, avec une grande solennité dans le geste et dans la
voix, il dit à l'artiste:
—Écoute-moi, Marcel, la fortune que j'ai fait
briller à tes regards n'est point le résultat de viles manœuvres, je n'ai point
trafiqué de ma plume, je suis riche mais honnête; cet or m'a été donné par une
main généreuse, et j'ai fait serment de l'utiliser à acquérir par le travail une
position sérieuse pour l'homme vertueux. Le travail est le plus saint des
devoirs.
—Et le cheval le plus noble des animaux, dit Marcel en interrompant
Rodolphe. Ah çà! ajouta-t-il, que signifie ce discours, et d'où tires-tu cette
prose? Des carrières de l'école du bon sens, sans doute?
—Ne m'interromps
point et fais trêve à tes railleries, dit Rodolphe, elles s'émousseraient
d'ailleurs sur la cuirasse d'une invulnérable volonté dont je suis revêtu
désormais.
—Voyons, assez de prologue comme cela. Où veux-tu en
venir?
—Voici quels sont mes projets. À l'abri des embarras matériels de la
vie, je vais travailler sérieusement; j'achèverai ma grande machine, et je me
poserai carrément dans l'opinion. D'abord, je renonce à la bohème, je m'habille
comme tout le monde, j'aurai un habit noir et j'irai dans les salons. Si tu veux
marcher dans ma voie, nous continuerons à demeurer ensemble, mais il faudra
adopter mon programme. La plus stricte économie présidera à notre existence. En
sachant nous arranger, nous avons devant nous trois mois de travail assuré sans
aucune préoccupation. Mais il faut de l'économie.
—Mon ami, dit Marcel,
l'économie est une science qui est seulement à la portée des riches, ce qui fait
que toi et moi nous en ignorons les premiers éléments. Cependant, en faisant une
avance de fonds de six francs, nous achèterons les œuvres de M Jean-Baptiste
Say, qui est un économiste très-distingué, et il nous enseignera peut-être la
manière de pratiquer cet art... Tiens, tu as une pipe turque, toi?
—Oui, dit
Rodolphe, je l'ai achetée vingt-cinq francs.
—Comment! Tu mets vingt-cinq
francs à une pipe... et tu parles d'économie?...
—Et ceci en est certainement
une, répondit Rodolphe: je cassais tous les jours une pipe de deux sous; à la
fin de l'année, cela constituait une dépense bien plus forte que celle que je
viens de faire... C'est donc en réalité une économie.
—Au fait, dit Marcel,
tu as raison, je n'aurais pas trouvé celle-là.
En ce moment, une horloge
voisine sonna six heures.
—Dînons vite, dit Rodolphe, je veux dès ce soir me
mettre en route. Mais, à propos de dîner, je fais une réflexion: nous perdons
tous les jours un temps précieux à faire notre cuisine; or, le temps est la
richesse du travailleur, il faut donc en être économe. À compter d'aujourd'hui
nous prendrons nos repas en ville.
—Oui, dit Marcel, il y a à vingt pas d'ici
un excellent restaurant; il est un peu cher, mais comme il est notre voisin, la
course sera moins longue, et nous nous rattraperons sur le gain de
temps.
—Nous irons aujourd'hui, dit Rodolphe; mais demain ou après, nous
aviserons à adopter une mesure encore plus économique... Au lieu d'aller au
restaurant, nous prendrons une cuisinière.
—Non, non, interrompit Marcel,
nous prendrons plutôt un domestique qui sera en même temps notre cuisinier. Vois
un peu les immenses avantages qui en résulteront. D'abord, notre ménage sera
toujours fait: il cirera nos bottes, il lavera mes pinceaux, il fera nos
commissions; je tâcherai même de lui inculquer le goût des beaux-arts, et j'en
ferai mon rapin. De cette façon, à nous deux nous économiserons au moins six
heures par jour en soins et en occupations qui seraient d'autant nuisibles à
notre travail.
—Ah! fit Rodolphe, j'ai une autre idée, moi... mais allons
dîner.
Cinq minutes après, les deux amis étaient installés dans un des
cabinets du restaurant voisin, et continuaient à deviser d'économie.
—Voici
quelle est mon idée: si, au lieu de prendre un domestique, nous prenions une
maîtresse? Hasarda Rodolphe.
—Une maîtresse pour deux! fit Marcel avec
effroi, ce serait l'avarice portée jusqu'à la prodigalité, et nous dépenserions
nos économies à acheter des couteaux pour nous égorger l'un l'autre. Je préfère
le domestique; d'abord, cela donne de la considération.
—En effet, dit
Rodolphe, nous nous procurerons un garçon intelligent; et s'il a quelque
teinture d'orthographe, je lui apprendrai à rédiger.
Ça lui sera une
ressource pour ses vieux jours, dit Marcel en additionnant la carte qui se
montait à quinze francs. Tiens, c'est assez cher. Habituellement, nous dînions
pour trente sous à nous deux.
—Oui, reprit Rodolphe, mais nous dînions mal,
et nous étions obligés de souper le soir. À tout prendre, c'est donc une
économie.
—Tu es comme le plus fort, murmura l'artiste vaincu par ce
raisonnement, tu as toujours raison. Est-ce que nous travaillons ce soir?
—Ma
foi, non. Moi, je vais aller voir mon oncle, dit Rodolphe; c'est un brave homme,
je lui apprendrai ma nouvelle position, et il me donnera de bons conseils. Et
toi, où vas-tu, Marcel?
—Moi, je vais aller chez le vieux Médicis pour lui
demander s'il n'a pas de restaurations de tableaux à me confier. À propos,
donne-moi donc cinq francs.
—Pourquoi faire?
—Pour passer le pont des
Arts.
—Ah! Ceci est une dépense inutile, et, quoique peu considérable, elle
s'éloigne de notre principe.
—J'ai tort, en effet, dit Marcel, je passerai
par le pont neuf... mais je prendrai un cabriolet.
Et les deux amis se
quittèrent en prenant chacun un chemin différent, qui, par un singulier hasard,
les conduisit tous deux au même endroit, où ils se retrouvèrent.
—Tiens, tu
n'as donc pas trouvé ton oncle? demanda Marcel.
—Tu n'as donc point vu
Médicis? demanda Rodolphe. Et ils éclatèrent de rire.
Cependant ils
rentrèrent chez eux de très-bonne heure... le lendemain.
Deux jours après,
Rodolphe et Marcel étaient complétement métamorphosés. Habillés tous deux comme
des mariés de première classe, ils étaient si beaux, si reluisants, si élégants,
que, lorsqu'ils se rencontraient dans la rue, ils hésitaient à se reconnaître
l'un l'autre.
Leur système d'économie était, du reste, en pleine vigueur,
mais l'organisation du travail avait bien de la peine à se réaliser. Ils avaient
pris un domestique. C'était un grand garçon de trente-quatre ans, d'origine
suisse, et d'une intelligence qui rappelait celle de Jocrisse. Du reste, il
n'était pas né pour être domestique; et si un de ses maîtres lui confiait
quelque paquet un peu apparent à porter, Baptiste rougissait avec indignation,
et faisait faire la course par un commissionnaire. Cependant Baptiste avait des
qualités; ainsi, quand on lui donnait un lièvre, il en faisait un civet au
besoin. En outre, comme il avait été distillateur avant d'être valet, il avait
conservé un grand amour pour son art, et dérobait une grande partie du temps
qu'il devait à ses maîtres à chercher la composition d'un nouveau vulnéraire
supérieur, auquel il voulait donner son nom; il réussissait aussi dans le brou
de noix. Mais où Baptiste n'avait pas de rival, c'était dans l'art de fumer les
cigares de Marcel et de les allumer avec les manuscrits de Rodolphe.
Un jour
Marcel voulut faire poser Baptiste en costume de pharaon, pour son tableau du
Passage de la mer Rouge. À cette proposition, Baptiste répondit par un refus
absolu et demanda son compte.
—C'est bien, dit Marcel, je vous le réglerai ce
soir, votre compte.
Quand Rodolphe rentra, son ami lui déclara qu'il fallait
renvoyer Baptiste. Il ne nous sert absolument à rien, dit-il.
—Il est vrai,
répondit Marcel; c'est un objet d'art vivant.
—Il est bête à faire
cuire.
—Il est paresseux.
—Il faut le
renvoyer.
—Renvoyons-le.
—Cependant il a bien quelques qualités. Il fait
très-bien le civet.
—Et le brou de noix, donc. Il est le Raphaël du brou de
noix.
—Oui; mais il n'est bon qu'à cela, et cela ne peut nous suffire. Nous
perdons tout notre temps en discussions avec lui.
—Il nous empêche de
travailler.
—Il est cause que je ne pourrai pas avoir achevé mon Passage de
la mer Rouge pour le salon. Il a refusé de poser pour pharaon.
—Grâce à lui,
je n'ai point pu achever le travail qu'on m'avait demandé. Il n'a pas voulu
aller à la bibliothèque chercher les notes dont j'avais besoin.
—Il nous
ruine.
—Décidément, nous ne pouvons pas le garder.
—Renvoyons-le... mais
alors il faudra le payer.
—Nous le payerons, mais qu'il parte! Donne-moi de
l'argent, que je fasse son compte.
—Comment, de l'argent! Mais ce n'est pas
moi qui tiens la caisse, c'est toi.
—Du tout, c'est toi. Tu t'es chargé de
l'intendance générale, dit Rodolphe.
—Mais je t'assure que je n'ai pas
d'argent! Exclama Marcel.
—Est-ce qu'il n'y en aurait déjà plus? C'est
impossible! On ne peut pas dépenser 500 fr en huit jours, surtout quand on vit,
comme nous l'avons fait, avec l'économie la plus absolue, et qu'on se borne au
strict nécessaire. (C'est au strict superflu qu'il aurait dû dire.) il faut
vérifier les comptes, reprit Rodolphe; nous retrouverons l'erreur.
—Oui, dit
Marcel; mais nous ne retrouverons pas l'argent. C'est égal, consultons les
livres de dépense.
Voici le spécimen de cette comptabilité, qui avait été
commencée sous les auspices de la sainte économie:
—De 19 mars. En recette,
500 fr. En dépense: une pipe turque, 25 fr; dîner, 15 fr; dépenses diverses, 40
fr.
—Qu'est-ce que c'est que ces dépenses-là? dit Rodolphe à Marcel qui
lisait.
—Tu sais bien, répondit celui-ci, c'est le soir où nous ne sommes
rentrés chez nous que le matin. Du reste, cela nous a économisé du bois et de la
bougie.
—Après? Continue.
—Du 20 mars. Déjeuner, 1 fr 50 c; tabac, 20 c;
dîner, 2 fr; un lorgnon, 2 fr 50 c. Oh! dit Marcel, c'est pour ton compte le
lorgnon! Qu'avais-tu besoin d'un lorgnon? Tu y vois parfaitement...
—Tu sais
bien que j'avais à faire un compte rendu du salon dans l'Écharpe d'Iris; il est
impossible de faire de la critique de peinture sans lorgnon; c'était une dépense
légitime. Après?...
—Une canne en jonc...
—Ah! ça, c'est pour ton compte,
fit Rodolphe, tu n'avais pas besoin de canne.
—C'est tout ce qu'on a dépensé
le 20, fit Marcel sans répondre. Le 21, nous avons déjeuné en ville, et dîné
aussi, et soupé aussi.
—Nous n'avons pas dû dépenser beaucoup ce
jour-là?
—En effet, fort peu... à peine 30 fr.
—Mais à quoi donc,
alors?
—Je ne sais plus, dit Marcel; mais c'est marqué sous la rubrique
dépenses diverses.
—Un titre vague et perfide! interrompit Rodolphe.
—Le
22. C'est le jour d'entrée de Baptiste; nous lui avons donné un à-compte de 5 fr
sur ses appointements; pour l'orgue de barbarie, 50 c; pour le rachat de quatre
petits enfants chinois condamnés à être jetés dans le fleuve Jaune, par des
parents d'une barbarie incroyable, 2 fr 40 c.
—Ah çà! dit Rodolphe,
explique-moi un peu la contradiction qu'on remarque dans cet article. Si tu
donnes aux orgues de barbarie, pourquoi insultes-tu les parents barbares? Et
d'ailleurs quelle nécessité de racheter des petits chinois? S'ils avaient été à
l'eau-de-vie, seulement.
—Je suis né généreux, répliqua Marcel, va, continue;
jusqu'à présent on ne s'est que très-peu éloigné du principe de
l'économie.
—Du 23, il n'y a rien de marqué. Du 24, idem. Voilà deux bons
jours. Du 25, donné à Baptiste, à-compte sur ses appointements, 3 fr.
—Il me
semble qu'on lui donne bien souvent de l'argent, fit Marcel en manière de
réflexion.
—On lui devra moins, répondit Rodolphe. Continue.
—Du 26 mars,
dépenses diverses et utiles au point de vue de l'art, 36 fr 40 c.
—Qu'est-ce
qu'on peut donc avoir acheté de si utile? dit Rodolphe; je ne me souviens pas,
moi. 36 fr 40 c, qu'est-ce que ça peut donc être?
—Comment! Tu ne te souviens
pas?... C'est le jour où nous sommes montés sur les tours notre-dame pour voir
Paris à vol d'oiseau...
—Mais ça coûte huit sous pour monter aux tours, dit
Rodolphe.
—Oui, mais en descendant nous avons été dîner à
Saint-Germain.
—Cette rédaction pèche par la limpidité.
—Du 27, il n'y a
rien de marqué.
—Bon! Voilà de l'économie.
—Du 28, donné à Baptiste,
à-compte sur ses gages, 6 fr.
—Ah! Cette fois, je suis sûr que nous ne devons
plus rien à Baptiste. Il se pourrait même qu'il nous dût... il faudra
voir.
—Du 29. Tiens, on n'a pas marqué le 29; la dépense est remplacée par un
commencement d'article de mœurs.
—Le 30. Ah! Nous avions du monde à dîner;
forte dépense, 30 fr 55 c. Le 31, c'est aujourd'hui, nous n'avons encore rien
dépensé. Tu vois, dit Marcel en achevant, que les comptes ont été tenus
très-exactement. Le total ne fait pas 500 fr.
—Alors, il doit rester de
l'argent en caisse.
—On peut voir, dit Marcel en ouvrant un tiroir. Non,
dit-il, il n'y a plus rien. Il n'y a qu'une araignée.
—Araignée du matin,
chagrin, fit Rodolphe.
—Où diable a pu passer tant d'argent? reprit Marcel
atterré en voyant la caisse vide.
—Parbleu! C'est bien simple, dit Rodolphe,
on a tout donné à Baptiste.
—Attends donc! s'écria Marcel en fouillant dans
le tiroir où il aperçut un papier. La quittance du dernier terme!
s'écria-t-il.
—Bah! fit Rodolphe, comment est-elle arrivée là?
—Et
acquittée, encore, ajouta Marcel; c'est donc toi qui as payé le
propriétaire?
—Moi, allons donc! dit Rodolphe.
—Cependant, que
signifie...
—Mais je t'assure...
—«Quel est donc ce mystère?»
Chantèrent-ils tous deux en chœur sur l'air final de la Dame
Blanche.
Baptiste, qui aimait la musique, accourut aussitôt.
Marcel lui
montra la quittance.
—Ah! Oui, fit Baptiste négligemment, j'avais oublié de
vous le dire, c'est le propriétaire qui est venu ce matin pendant que vous étiez
sortis. Je l'ai payé, pour lui éviter la peine de revenir.
—Où avez-vous
trouvé de l'argent?
—Ah! Monsieur, fit Baptiste, je l'ai prise dans le tiroir
qui était ouvert; j'ai même pensé que ces messieurs l'avaient laissé ouvert dans
cette intention, et je me suis dit: mes maîtres ont oublié de me dire en
sortant: «Baptiste, le propriétaire viendra toucher son terme de loyer, il
faudra le payer;» et j'ai fait comme si l'on m'avait commandé... sans qu'on
m'ait commandé.
—Baptiste, dit Marcel avec une colère blanche, vous avez
outrepassé nos ordres; à compter d'aujourd'hui vous ne faites plus partie de
notre maison. Baptiste, rendez votre livrée!
Baptiste ôta la casquette de
toile cirée qui composait sa livrée et la rendit à Marcel.
—C'est bien, dit
celui-ci: maintenant vous pouvez partir...
—Et mes gages?
—Comment
dites-vous, drôle? Vous avez reçu plus qu'on ne vous devait. Je vous ai donné 14
fr en quinze jours à peine. Qu'est-ce que vous faites de tant d'argent? Vous
entretenez donc une danseuse?
—De corde, ajouta Rodolphe.
—Je vais donc
rester abandonné, dit le malheureux domestique, sans abri pour garantir ma
tête!
—Reprenez votre livrée, répondit Marcel ému malgré lui. Et il rendit la
casquette à Baptiste.
—C'est pourtant ce malheureux qui a dilapidé notre
fortune, dit Rodolphe en voyant sortir le pauvre Baptiste. Où dînerons-nous
aujourd'hui?
—Nous le saurons demain, répondit
Marcel.
VIII
CE QUE COÛTE UNE PIÈCE DE CINQ FRANCS
Un
samedi soir, dans le temps où il n'était pas encore en ménage avec Mademoiselle
Mimi, qu'on verra paraître bientôt, Rodolphe fit connaissance, à sa table
d'hôte, d'une marchande à la toilette en chambre, appelée Mademoiselle Laure.
Ayant appris que Rodolphe était rédacteur en chef de l'Écharpe d'Iris et du
Castor, journaux de fashion, la modiste, dans l'espérance d'obtenir des réclames
pour ses produits, lui fit une foule d'agaceries significatives. À ces
provocations, Rodolphe avait répondu par un feu d'artifice de madrigaux à rendre
jaloux Benserade, Voiture et tous les Ruggieri du style galant; et à la fin du
dîner, Mademoiselle Laure, ayant appris que Rodolphe était poëte, lui donna
clairement à entendre qu'elle n'était pas éloignée de l'accepter pour son
Pétrarque. Elle lui accorda même, sans circonlocution, un rendez-vous pour le
lendemain.
—Parbleu! Se disait Rodolphe en reconduisant Mademoiselle Laure,
voilà certainement une aimable personne. Elle me paraît avoir de la grammaire et
une garde-robe assez cossue. Je suis tout disposé à la rendre
heureuse.
Arrivée à la porte de sa maison, Mademoiselle Laure quitta le bras
de Rodolphe en le remerciant de la peine qu'il avait bien voulu prendre en
l'accompagnant dans un quartier aussi éloigné.
—Oh! Madame, répondit Rodolphe
en s'inclinant jusqu'à terre, j'aurais désiré que vous demeurassiez à Moscou ou
aux îles de la Sonde, afin d'avoir plus longtemps le plaisir d'être votre
cavalier.
—C'est un peu loin, répondit Laure en minaudant.
—Nous aurions
pris par les boulevards, madame, dit Rodolphe. Permettez-moi de vous baiser la
main sur la personne de votre joue, continua-t-il en embrassant sa compagne sur
les lèvres, avant que Laure eût pu faire résistance.
—Oh! Monsieur,
exclama-t-elle, vous allez trop vite.
—C'est pour arriver plus tôt, dit
Rodolphe. En amour les premiers relais doivent être franchis au galop.
—Drôle
de corps! Pensa la modiste en rentrant chez elle.
—Jolie personne! disait
Rodolphe en s'en allant.
Rentré chez lui, il se coucha à la hâte, et fit les
rêves les plus doux. Il se vit ayant à son bras, dans les bals, dans les
théâtres et aux promenades, Mademoiselle Laure vêtue de robes plus splendides
que celles ambitionnées par la coquetterie de peau-d'âne.
Le lendemain à onze
heures, selon son habitude, Rodolphe se leva. Sa première pensée fut pour
Mademoiselle Laure.
—C'est une femme très-bien, murmura-t-il; je suis sûr
qu'elle a été élevée à Saint-Denis. Je vais donc enfin connaître le bonheur
d'avoir une maîtresse qui ne soit pas grêlée. Décidément, je ferai des
sacrifices pour elle, je m'en vais toucher mon argent à l'Écharpe d'Iris,
j'achèterai des gants et je mènerai Laure dîner dans un restaurant où on donne
des serviettes. Mon habit n'est pas très-beau, dit-il en se vêtissant; mais,
bah! Le noir, ça habille si bien!
Et il sortit pour se rendre au bureau de
l'Écharpe d'Iris. En traversant la rue, il rencontra un omnibus sur les panneaux
duquel était collée une affiche où on lisait:
AUJOURD'HUI DIMANCHE, GRANDES
EAUX À VERSAILLES.
Le tonnerre tombant aux pieds de Rodolphe ne lui aurait
pas causé une impression plus profonde que la vue de cette
affiche.
—Aujourd'hui dimanche! Je l'avais oublié, s'écria-t-il, je ne
pourrai pas trouver d'argent.
Aujourd'hui dimanche!!! Mais tout ce qu'il y a
d'écus à Paris est en route pour Versailles.
Cependant, poussé par un de ces
espoirs fabuleux auquel l'homme s'accroche toujours, Rodolphe courut à son
journal, comptant qu'un bienheureux hasard y aurait amené le caissier.
M.
Boniface était venu, en effet, un instant, mais il était reparti
immédiatement.
—Pour aller à Versailles, dit à Rodolphe le garçon de
bureau.
—Allons, dit Rodolphe, c'est fini... mais, voyons, pensa-t-il, mon
rendez-vous n'est que pour ce soir. Il est midi, j'ai donc cinq heures pour
trouver 5 francs, 20 sous l'heure, comme les chevaux du bois de Boulogne. En
route!
Comme il se trouvait dans le quartier où demeurait un journaliste
qu'il appelait le critique influent, Rodolphe songea à faire près de lui une
tentative.
—Je suis sûr de le trouver, celui-là, dit-il en montant
l'escalier; c'est son jour de feuilleton, il n'y a pas de danger qu'il sorte. Je
lui emprunterai cinq francs.
—Tiens! C'est vous, dit l'homme de lettres en
voyant Rodolphe, vous arrivez bien; j'ai un petit service à vous
demander.
—Comme ça se trouve! Pensa le rédacteur de l'Écharpe
d'Iris.
—Étiez-vous à l'Odéon, hier?
—Je suis toujours à l'Odéon.
—Vous
avez vu la pièce nouvelle, alors?
—Qui l'aurait vue? Le public de l'Odéon,
c'est moi.
—C'est vrai, dit le critique: vous êtes une des cariatides de ce
théâtre. Le bruit court même que c'est vous qui en fournissez la subvention. Eh
bien! Voilà ce que j'ai à vous demander: le compte rendu de la nouvelle
pièce.
—C'est facile; j'ai une mémoire de créancier.
—De qui est-ce, cette
pièce? demanda le critique à Rodolphe pendant que celui-ci écrivait.
—C'est
d'un monsieur.
—Ça ne doit pas être fort.
—Moins fort qu'un turc,
assurément.
—Alors, ça n'est pas robuste. Les turcs, voyez-vous, ont une
réputation usurpée de force, ils ne pourraient pas être savoyards.
—Qu'est-ce
qui les en empêcherait?
—Parce que tous les savoyards sont auvergnats, et que
les auvergnats sont commissionnaires. Et puis, il n'y a plus de turcs, sinon aux
bals masqués des barrières et aux Champs-Élysées, où ils vendent des dattes. Le
turc est un préjugé. J'ai un de mes amis qui connaît l'orient, il m'a assuré que
tous les nationaux étaient venus au monde dans la rue Coquenard.
—C'est joli,
ce que vous dites-là, dit Rodolphe.
—Vous trouvez? fit le critique. Je vais
mettre ça dans mon feuilleton.
—Voilà mon analyse; c'est carrément fait,
reprit Rodolphe.
—Oui, mais c'est court.
—En mettant des tirets, et en
développant votre opinion critique, ça prendra de la place.
—Je n'ai guère le
temps, mon cher, et puis mon opinion critique ne prend pas assez de
place.
—Vous mettrez un adjectif tous les trois mots.
—Est-ce que vous ne
pourriez pas me faufiler à votre analyse une petite ou plutôt une longue
appréciation de la pièce, hein? demanda le critique.
—Dame, dit Rodolphe,
j'ai bien mes idées sur la tragédie, mais je vous préviens que je les ai
imprimées trois fois dans le Castor, et l'Écharpe d'Iris.
—C'est égal,
combien ça fait-il de lignes, vos idées?
—Quarante lignes.
—Fichtre! Vous
avez de grandes idées, vous! Eh bien, prêtez-moi donc vos quarante
lignes.
—Bon! Pensa Rodolphe, si je lui fais pour vingt francs de copie, il
ne pourra pas me refuser cinq francs. Je dois vous prévenir, dit-il au critique,
que mes idées ne sont pas absolument neuves. Elles sont un peu râpées, au coude.
Avant de les imprimer, je les ai hurlées dans tous les cafés de Paris, il n'y a
pas un garçon qui ne les sache par cœur.
—Oh! quéque ça me fait!... Vous ne
me connaissez donc pas! Est-ce qu'il y a quelque chose de neuf au monde? Excepté
la vertu.
—Voilà, dit Rodolphe quand il eut achevé.
—Foudre et tempête! Il
manque encore deux colonnes... Avec quoi combler cet abîme? s'écria le critique.
Tandis que vous y êtes, fournissez-moi donc quelques paradoxes!
—Je n'en ai
pas sur moi, dit Rodolphe: mais je puis vous en prêter quelques-uns; seulement,
ils ne sont pas de moi; je les ai achetés 50 centimes à un de mes amis qui était
dans la misère. Ils n'ont encore que peu servi.
—Très-bien! dit le
critique.
—Ah! fit Rodolphe en se mettant de nouveau à écrire, je vais
certainement lui demander dix francs; en ce temps-ci, les paradoxes sont aussi
chers que les perdreaux. Et il écrivit une trentaine de lignes où on remarquait
des balivernes sur les pianos, les poissons rouges, l'école du bon sens et le
vin du Rhin, qui était appelé un vin de toilette.
—C'est très-joli, dit le
critique; faites-moi donc l'amitié d'ajouter que le bagne est l'endroit du monde
où on trouve le plus d'honnêtes gens.
—Tiens, pourquoi ça?
—Pour faire
deux lignes. Bon, voilà qui est fait, dit le critique influent, en appelant son
domestique pour qu'il portât son feuilleton à l'imprimerie.
—Et maintenant,
dit Rodolphe, poussons-lui la botte! Et il articula gravement sa
demande.
—Ah! Mon cher, dit le critique, je n'ai pas un sou ici. Lolotte me
ruine en pommade, et tout à l'heure elle m'a dévalisé jusqu'à mon dernier as
pour aller à Versailles, voir les Néréides et les monstres d'airain vomir des
jets liquides.
—À Versailles! Ah çà! Mais, dit Rodolphe, c'est donc une
épidémie?
—Mais pourquoi avez-vous besoin d'argent?
—Voilà le poëme,
reprit Rodolphe. J'ai ce soir, à cinq heures, rendez-vous avec une femme du
monde, une personne distinguée, qui ne sort qu'en omnibus. Je voudrais unir ma
destinée à la sienne pour quelques jours, et il me paraît décent de lui faire
goûter les douceurs de la vie. Dîner, bal, promenades, etc, etc: il me faut
absolument cinq francs; si je ne les trouve pas, la littérature française est
déshonorée dans ma personne.
—Pourquoi n'emprunteriez-vous pas cette somme à
cette dame même? s'écria le critique.
—La première fois, ce n'est guère
possible. Il n'y a que vous qui puissiez me tirer de là.
—Par toutes les
momies d'Égypte, je vous jure ma grande parole d'honneur qu'il n'y a pas de quoi
acheter une pipe d'un sou ou une virginité. Cependant, j'ai là quelques bouquins
que vous pourriez aller laver.
—Aujourd'hui, dimanche, impossible; la mère
Mansut, Lebigre, et toutes les piscines des quais et de la rue Saint-Jacques
sont fermées. Qu'est-ce que c'est que vos bouquins? Des volumes de poésie, avec
le portrait de l'auteur en lunettes? Mais ça ne s'achète pas, ces
choses-là.
—À moins qu'on n'y soit condamné par la cour d'assises, dit le
critique. Attendez donc, voilà encore des romances et des billets de concert. En
vous y prenant adroitement, vous pourriez peut-être en faire de la
monnaie.
—J'aimerais mieux autre chose, un pantalon, par exemple.
—Allons!
dit le critique, prenez encore ce Bossuet et le plâtre de M. Odilon Barrot; ma
parole d'honneur, c'est le denier de la veuve.
—Je vois que vous y mettez de
la bonne volonté, dit Rodolphe. J'emporte les trésors; mais si j'en tire trente
sous, je considérerai cela comme le treizième travail d'Hercule.
Après avoir
fait environ quatre lieues, Rodolphe, à l'aide d'une éloquence dont il avait le
secret dans les grandes occasions, parvint à se faire prêter deux francs par sa
blanchisseuse, sur la consignation des volumes de poésies, des romances et du
portrait de M. Barrot.
—Allons, dit-il en repassant les ponts, voilà la
sauce, maintenant il faut trouver le fricot. Si j'allais chez mon oncle.
Une
demi-heure après, il était chez son oncle Monetti lequel lut sur la physionomie
de son neveu de quoi il allait être question. Aussi se mit-il en garde, et
prévint toute demande par une série de récriminations telles que
celles-ci:
—Les temps sont durs, le pain est cher, les créanciers ne payent
pas, les loyers qu'il faut payer, le commerce dans le marasme, etc, etc, toutes
les hypocrites litanies des boutiquiers.
—Croirais-tu, dit l'oncle, que j'ai
été forcé d'emprunter de l'argent à mon garçon de boutique pour payer un
billet?
—Il fallait envoyer chez moi, dit Rodolphe. Je vous aurais prêté de
l'argent; j'ai reçu deux cents francs il y a trois jours.
—Merci, mon garçon,
dit l'oncle, mais tu as besoin de ton avoir... ah! Pendant que tu es ici, tu
devrais bien, toi qui as une si belle main, me copier des factures que je veux
envoyer toucher.
—Voilà cinq francs qui me coûteront cher, dit Rodolphe en se
mettant à la besogne qu'il abrégea.
—Mon cher oncle, dit-il à Monetti, je
sais combien vous aimez la musique, et je vous apporte des billets de
concert.
—Tu es bien aimable, mon garçon. Veux-tu dîner avec
moi?...
—Merci, mon oncle, je suis attendu à dîner Faubourg Saint-Germain; je
suis même contrarié, parce que je n'ai pas le temps d'aller chez moi prendre de
l'argent pour acheter des gants.
—Tu n'as pas de gants? Veux-tu que je te
prête les miens? dit l'oncle.
—Merci, nous n'avons pas la même main;
seulement vous m'obligeriez de me prêter...
—Vingt-neuf sous pour en acheter?
Certainement, mon garçon, les voilà. Quand on va dans le monde, il faut y aller
bien mis. Mieux vaut faire envie que pitié, disait ta tante. Allons, je vois que
tu te lances, tant mieux... Je t'aurais bien donné plus, reprit-il, mais c'est
tout ce que j'ai dans mon comptoir; il faudrait que je monte en haut, et je ne
peux pas laisser la boutique seule: à chaque instant il vient des
acheteurs.
—Vous disiez que le commerce n'allait pas? L'oncle Monetti fit
semblant de ne pas entendre, et dit à son neveu, qui empochait les vingt-neuf
sous:
—Ne te presse pas pour me les rendre.
—Quel cancre! fit Rodolphe en
se sauvant. Ah çà! fit-il, il manque encore trente et un sous. Où les trouver?
Mais j'y songe, allons au carrefour de la Providence.
Rodolphe appelait ainsi
le point le plus central de Paris, c'est-à-dire le Palais-Royal. Un endroit où
il est presque impossible de rester dix minutes sans rencontrer dix personnes de
connaissance, des créanciers surtout. Rodolphe alla donc se mettre en faction au
perron du Palais-Royal. Cette fois, la Providence fut longue à venir. Enfin,
Rodolphe put l'apercevoir. Elle avait un chapeau blanc, un paletot vert et une
canne à pomme d'or... une Providence très-bien mise.
C'était un garçon
obligeant et riche, quoique phalanstérien.
—Je suis ravi de vous voir, dit-il
à Rodolphe; venez donc me conduire un peu, nous causerons.
—Allons, je vais
subir le supplice du phalanstère, murmura Rodolphe en se laissant entraîner par
le chapeau blanc, qui, en effet, le phalanstérina à outrance.
Comme ils
approchaient du pont des Arts, Rodolphe dit à son compagnon:
—Je vous quitte,
n'ayant pas de quoi acquitter cet impôt.
—Allons donc, dit l'autre en
retenant Rodolphe, et en jetant deux sous à l'invalide.
—Voilà le moment
venu, pensait le rédacteur de l'Écharpe d'Iris en traversant le pont; et arrivé
au bout, devant l'horloge de l'institut, Rodolphe s'arrêta court, montra le
cadran avec un geste désespéré et s'écria:
—Sacrebleu! Cinq heures moins le
quart! Je suis perdu?
—Qu'y a-t-il? dit l'autre étonné.
—Il y a, dit
Rodolphe, que, grâce à vous, qui m'avez entraîné malgré moi jusqu'ici, j'ai
manqué un rendez-vous.
—Important?
—Je le crois bien, de l'argent que je
devais aller chercher à cinq heures... aux Batignolles... Jamais je n'y serai...
Sacrebleu! Comment faire?...
—Parbleu! dit le phalanstérien, c'est bien
simple, venez chez moi, je vous en prêterai.
—Impossible! Vous demeurez à
Montrouge, et j'ai une affaire à six heures Chaussée-D'Antin...
sacrebleu!...
—J'ai quelques sous sur moi, dit timidement la Providence...
mais très-peu.
—Si j'avais de quoi prendre un cabriolet, peut-être
arriverais-je à temps aux Batignoles.
—Voilà le fond de ma bourse, mon cher,
trente et un sous.
—Donnez vite, donnez que je me sauve! dit Rodolphe qui
venait d'entendre sonner cinq heures, et il se hâta de courir au lieu de son
rendez-vous.
—Ç'a été dur à tirer, fit-il en comptant sa monnaie.
Cent
sous, juste comme de l'or. Enfin, je suis paré, et Laure verra qu'elle a affaire
à un homme qui sait vivre. Je ne veux pas rapporter un centime chez moi ce soir.
Il faut réhabiliter les lettres, et prouver qu'il ne leur manque que de l'argent
pour être riches.
Rodolphe trouva Mademoiselle Laure au rendez-vous.
—À la
bonne heure! dit-il. Pour l'exactitude, c'est une femme Bréguet.
Il passa la
soirée avec elle, et fondit bravement ses cinq francs au creuset de la
prodigalité. Mademoiselle Laure était enchantée de ses manières, et voulut bien
s'apercevoir que Rodolphe ne la reconduisait pas chez elle qu'au moment où il la
faisait entrer dans sa chambre à lui.
—C'est une faute que je fais, dit-elle.
N'allez point m'en faire repentir par une ingratitude qui est l'apanage de votre
sexe.
—Madame, dit Rodolphe, je suis connu pour ma constance. C'est au point
que tous mes amis s'étonnent de ma fidélité, et m'ont surnommé le général
Bertrand de l'amour.
IX
LES VIOLETTES DU PÔLE
En ce
temps-là, Rodolphe était très-amoureux de sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas
le souffrir, et le thermomètre de l'ingénieur Chevalier marquait douze degrés
au-dessous de zéro.
Mademoiselle Angèle était la fille de M. Monetti, le
poêlier-fumiste dont nous avons eu occasion de parler déjà. Mademoiselle Angèle
avait dix-huit ans, et arrivait de la Bourgogne, où elle avait passé cinq années
près d'une parente qui devait lui laisser son bien après sa mort. Cette parente
était une vieille femme qui n'avait jamais été ni jeune ni belle, mais qui avait
toujours été méchante, quoique dévote, ou parce que, Angèle qui, à son départ,
était une charmante enfant, dont l'adolescence portait déjà le germe d'une
charmante jeunesse, revint au bout de cinq années changée en une belle, mais
froide, mais sèche et indifférente personne. La vie retirée de province, les
pratiques d'une dévotion outrée et l'éducation à principes mesquins qu'elle
avait reçue, avaient rempli son esprit de préjugés vulgaires et absurdes,
rétréci son imagination, et fait de son cœur une espèce d'organe qui se bornait
à accomplir sa fonction de balancier. Angèle avait, pour ainsi dire, de l'eau
bénite au lieu de sang dans les veines. À son retour, elle accueillit son cousin
avec une réserve glaciale, et il perdit son temps toutes les fois qu'il essaya
de faire vibrer en elle la tendre corde des ressouvenirs, souvenirs du temps où
ils avaient ébauché tous deux cette amourette à la Paul et Virginie, qui est
traditionnelle entre cousin et cousine. Cependant, Rodolphe était très-amoureux
de sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas le souffrir; et ayant appris un jour
que la jeune fille devait aller prochainement à un bal de noces d'une de ses
amies, il s'était enhardi jusqu'au point de promettre à Angèle un bouquet de
violettes pour aller à ce bal. Et après avoir demandé la permission à son père,
Angèle accepta la galanterie de son cousin, en insistant toutefois pour avoir
des violettes blanches.
Rodolphe, tout heureux de l'amabilité de sa cousine,
gambadait et chantonnait en regagnant son mont Saint-Bernard. C'est ainsi qu'il
appelait son domicile. On verra pourquoi tout à l'heure. Comme il traversait le
Palais-Royal, en passant devant la boutique de Madame Provost, la célèbre
fleuriste, Rodolphe vit des violettes blanches à l'étalage, et par curiosité il
entra pour en demander le prix. Un bouquet présentable ne coûtait pas moins de
dix francs, mais il y en avait qui coûtaient davantage.
—Diable! dit
Rodolphe, dix francs, et rien que huit jours devant moi pour trouver ce million.
Il y aura du tirage; mais c'est égal, ma cousine aura son bouquet. J'ai mon
idée.
Cette aventure se passait au temps de la genèse littéraire de Rodolphe.
Il n'avait alors d'autre revenu qu'une pension de quinze francs par mois qui lui
était faite par un de ses amis, un grand poëte qui, après un long séjour à
Paris, était devenu, à l'aide de protections, maître d'école en province.
Rodolphe, qui avait eu la prodigalité pour marraine, dépensait toujours sa
pension en quatre jours; et, comme il ne voulait pas abandonner la sainte et peu
productive profession de poëte élégiaque, il vivait le reste du temps de cette
manne hasardeuse qui tombe lentement des corbeilles de la Providence. Ce carême
ne l'effrayait pas; il le traversait gaiement, grâce à une sobriété stoïque, et
aux trésors d'imagination qu'il dépensait chaque jour pour atteindre le 1er du
mois, ce jour de pâques qui terminait son jeûne. À cette époque, Rodolphe
habitait rue Contrescarpe-Saint-Marcel, dans un grand bâtiment qui s'appelait
autrefois l'hôtel de l'Éminence grise, parce que le père Joseph, l'âme damnée de
Richelieu, y avait habité, disait-on. Rodolphe logeait tout en haut de cette
maison, une des plus élevées qui soient à Paris. Sa chambre, disposée en forme
de belvédère, était une délicieuse habitation pendant l'été; mais d'octobre à
avril, c'était un petit kamtchatka. Les quatre vents cardinaux, qui pénétraient
par les quatre croisées dont chaque face était percée, y venaient exécuter de
farouches quatuor durant toute la mauvaise saison. Comme une ironie, on
remarquait encore une cheminée dont l'immense ouverture semblait être une entrée
d'honneur réservée à Borée et à toute sa suite. Aux premières atteintes du
froid, Rodolphe avait recouru à un système particulier de chauffage: il avait
mis en coupe réglée le peu de meubles qu'il avait, et au bout de huit jours son
mobilier se trouva considérablement abrégé, il ne lui restait plus que le lit et
deux chaises; il est vrai de dire que ces meubles étaient en fer et, par ainsi,
naturellement assurés contre l'incendie. Rodolphe appelait cette manière de se
chauffer, déménager par la cheminée.
On était donc au mois de janvier, et le
thermomètre, qui marquait douze degrés au quai des lunettes, en aurait marqué
deux ou trois de plus s'il avait été transporté dans le belvédère que Rodolphe
avait surnommé le mont Saint-Bernard, le Spitzberg, la Sibérie.
Le soir où il
avait promis des violettes blanches à sa cousine, Rodolphe fut pris d'une grande
colère en rentrant chez lui: les quatre vents cardinaux avaient encore cassé un
carreau en jouant aux quatre coins dans la chambre. C'était le troisième dégât
de ce genre depuis quinze jours. Aussi Rodolphe s'emporta en imprécations
furibondes contre Éole et toute sa famille le brise-tout. Après avoir bouché
cette brèche nouvelle avec un portrait d'un de ses amis, Rodolphe se coucha tout
habillé entre les deux planches cardées qu'il appelait ses matelas, et toute la
nuit il rêva violettes blanches.
Au bout de cinq jours, Rodolphe n'avait
encore trouvé aucun moyen qui pût l'aider à réaliser son rêve, et c'était le
surlendemain qu'il devait donner le bouquet à sa cousine. Pendant ce temps-là,
le thermomètre était encore descendu, et le malheureux poëte se désespérait en
songeant que les violettes étaient peut-être renchéries. Enfin la Providence eut
pitié de lui, et voici comme elle vint à son secours.
Un matin, Rodolphe alla
à tout hasard demander à déjeuner à son ami, le peintre Marcel, et il le trouva
en conversation avec une femme en deuil. C'était une veuve du quartier; elle
avait perdu son mari récemment, et elle venait demander combien on lui prendrai
pour peindre sur le tombeau qu'elle avait fait élever au défunt une main
d'homme, au-dessous de laquelle on écrirait:
JE T'ATTENDS, MON ÉPOUSE
CHÉRIE.
Pour obtenir le travail à meilleur compte, elle fit même observer à
l'artiste qu'à l'époque où Dieu l'enverrait rejoindre son époux il aurait à
peindre une seconde main, sa main à elle, ornée d'un bracelet, avec une nouvelle
légende qui serait ainsi conçue:
NOUS VOILÀ DONC ENFIN RÉUNIS...
—Je
mettrai cette clause dans mon testament, disait la veuve, et j'exigerai que ce
soit à vous que la besogne soit confiée.
—Puisque c'est ainsi, madame,
répondit l'artiste, j'accepte le prix que vous me proposez... mais c'est dans
l'espérance de la poignée de main. N'allez pas m'oublier dans votre
testament.
—Je désirerais que vous me donniez cela le plus tôt possible, dit
la veuve; néanmoins, prenez votre temps et n'oubliez pas la cicatrice au pouce.
Je veux une main vivante.
—Elle sera parlante, madame, soyez tranquille, fit
Marcel en reconduisant la veuve. Mais, au moment de sortir, celle-ci revint sur
ses pas.
—J'ai encore un renseignement à vous demander, monsieur le peintre;
je voudrais faire écrire sur la tombe de mon mari une machine en vers, où on
raconterait sa bonne conduite et les dernières paroles qu'il a prononcées à son
lit de mort. Est-ce distingué?
—C'est très-distingué, on appelle ça une
épitaphe, c'est très-distingué!
—Vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui
pourrait me faire cela à bon marché? Il y a bien mon voisin, M. Guérin,
l'écrivain public, mais il me demande les yeux de la tête.
Ici Rodolphe lança
un coup d'œil à Marcel, qui comprit sur-le-champ.
—Madame, dit l'artiste en
désignant Rodolphe, un hasard heureux a amené ici la personne qui peut vous être
utile en cette douloureuse circonstance. Monsieur est un poëte distingué, et
vous ne pourriez mieux trouver.
—Je tiendrais à ce que ce soit très-triste,
dit la veuve, et que l'orthographe fût bien mise.
—Madame, répondit Marcel,
mon ami sait l'orthographe sur le bout du doigt: au collége, il avait tous les
prix.
—Tiens, dit la veuve, mon neveu a eu aussi un prix; il n'a pourtant que
sept ans.
—C'est un enfant bien précoce, répliqua Marcel.
—Mais, dit la
veuve en insistant, monsieur sait-il faire des vers tristes?
—Mieux que
personne, madame, car il a eu beaucoup de chagrins dans sa vie. Mon ami excelle
dans les vers tristes, c'est ce que les journaux lui reprochent
toujours.
—Comment! s'écria la veuve, on parle de lui dans les journaux!
Alors, il est bien aussi savant que M. Guérin, l'écrivain public.
—Oh! Bien
plus! Adressez-vous à lui, madame, vous ne vous en repentirez pas.
Après
avoir expliqué au poëte le sens de l'inscription en vers qu'elle voulait faire
mettre sur la tombe de son mari, la veuve convint de donner dix francs à
Rodolphe, si elle était contente; seulement, elle voulait avoir les vers
très-vite. Le poëte promit de les lui envoyer le lendemain même par son
ami.
—Ô bonne fée Artémise, s'écria Rodolphe quand la veuve fut partie, je te
promets que tu seras contente; je te ferai bonne mesure de lyrisme funèbre, et
l'orthographe sera mieux mise qu'une duchesse. Ô bonne vieille, puisse, pour te
récompenser, le ciel te faire vivre cent sept ans, comme la bonne
eau-de-vie!
—Je m'y oppose, s'écria Marcel.
—C'est vrai, dit Rodolphe,
j'oubliais que tu as encore sa main à peindre après sa mort, et qu'une pareille
longévité te ferait perdre de l'argent. Et il leva les mains en disant: ciel
n'exaucez pas ma prière! Ah! J'ai une fière chance d'être venu ici,
ajouta-t-il.
—Au fait, qu'est-ce que tu me voulais? dit Marcel.
—J'y
resonge, et maintenant surtout que je suis forcé de passer la nuit pour faire
cette poésie, je ne puis me dispenser de ce que je venais de demander: 1º à
dîner; 2º du tabac, de la chandelle; et 3º ton costume d'ours blanc.
—Est-ce
que tu vas au bal masqué? C'est ce soir le premier, en effet.
—Non; mais tel
que tu me vois, je suis aussi gelé que la grande armée pendant la retraite de
Russie. Certainement mon paletot de lasting vert et mon pantalon en mérinos
écossais sont très-jolis; mais c'est trop printanier, et bon pour habiter sous
l'équateur; lorsqu'on demeure sous le pôle, comme moi, un costume d'ours blanc
est plus convenable, je dirai même plus, il est exigible.
—Prends le martin,
dit Marcel; c'est une idée; il est chaud comme braise, et tu seras là-dedans
comme un pain dans un four.
Rodolphe habitait déjà la peau de l'animal
fourré.
—Maintenant, dit-il le thermomètre va être furieusement
vexé.
—Est-ce que tu vas sortir comme ça? dit Marcel à son ami, après qu'ils
eurent achevé un dîner vague, servi dans de la vaisselle, timbrée à cinq
centimes.
—Parbleu, dit Rodolphe, je me moque pas mal de l'opinion;
d'ailleurs, c'est aujourd'hui le commencement du carnaval. Et il traversa tout
Paris avec l'attitude grave du quadrupède dont il habitait le poil. En passant
devant le thermomètre de l'ingénieur Chevalier, Rodolphe alla lui faire un pied
de nez.
Rentré chez lui, non sans avoir causé une grande frayeur à son
portier, le poëte alluma sa chandelle, et eut grand soin de l'entourer d'un
papier transparent pour prévenir les malices des aquilons; et sur-le-champ il se
mit à la besogne. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que si son corps était
préservé à peu près du froid, ses mains ne l'étaient pas; et il n'avait point
écrit deux vers de son épitaphe, qu'une onglée féroce vint lui mordre les
doigts, qui lâchèrent la plume.
—L'homme le plus courageux ne peut pas lutter
contre les éléments, dit Rodolphe en tombant anéanti sur sa chaise. César a
passé le Rubicon, mais il n'aurait point passé la Bérésina.
Tout à coup le
poëte poussa un cri de joie du fond de sa poitrine d'ours, et il se leva si
brusquement, qu'il renversa une partie de son encre sur la blancheur de sa
fourrure: il avait eu une idée, renouvelée de Chatterton.
Rodolphe tira de
dessous son lit un amas considérable de papiers, parmi lesquels se trouvaient
une dizaine de manuscrits énormes de son fameux drame du Vengeur. Ce drame,
auquel il avait travaillé deux ans, avait été fait, défait, refait tant de fois,
que les copies réunies formaient un poids de sept kilogrammes. Rodolphe mit de
côté le manuscrit le plus récent et traîna les autres devant la
cheminée.
—J'étais bien sûr que j'en trouverais le placement, s'écria-t-il...
avec de la patience! Voilà certainement un joli cotret de prose. Ah! Si j'avais
pu prévoir ce qui arrive, j'aurais fait un prologue, et aujourd'hui j'aurais
plus de combustible... Mais bah! On ne peut pas tout prévoir. Et il alluma dans
sa cheminée quelques feuilles du manuscrit, à la flamme desquels il se dégourdit
les mains. Au bout de cinq minutes, le premier acte du Vengeur était joué et
Rodolphe avait écrit trois vers de son épitaphe.
Rien au monde ne saurait
peindre l'étonnement des quatre vents cardinaux en apercevant du feu dans la
cheminée.
—C'est une illusion, souffla le vent du nord qui s'amusa à
rebrousser le poil de Rodolphe.
—Si nous allions souffler dans le tuyau,
reprit un autre vent, ça ferait fumer la cheminée. Mais comme ils allaient
commencer à tarabuster le pauvre Rodolphe, le vent du sud aperçut M. Arago à une
fenêtre de l'Observatoire, où le savant faisait du doigt une menace au quatuor
d'aquilons.
Aussi le vent du sud cria à ses frères: «Sauvons-nous bien vite,
l'almanach marque un temps calme pour cette nuit; nous nous trouvons en
contravention avec l'observatoire, et, si nous ne sommes pas rentrés à minuit,
M. Arago nous fera mettre en retenue.»
Pendant ce temps-là, le deuxième acte
du Vengeur brûlait avec le plus grand succès. Et Rodolphe avait écrit dix vers.
Mais il ne put en écrire que deux pendant la durée du troisième
acte.
—J'avais toujours pensé que cet acte-là était trop court, murmura
Rodolphe, mais il n'y a qu'à la représentation qu'on s'aperçoive d'un défaut.
Heureusement que celui-ci va durer plus longtemps: il y a vingt-trois scènes,
dont la scène du trône, qui devait être celui de ma gloire... La dernière tirade
de la scène du trône s'envolait en flammèches comme Rodolphe avait encore un
sixain à écrire.
—Passons au quatrième acte, dit-il, en prenant un air de
feu. Il durera bien cinq minutes, c'est tout monologue. Il passa au dénoûment,
qui ne fit que flamber et s'éteindre. Au même moment, Rodolphe encadrait dans un
magnifique élan de lyrisme les dernières paroles du défunt en l'honneur de qui
il venait de travailler. Il en restera pour une seconde représentation, dit-il
en poussant sous son lit quelques autres manuscrits.
Le
lendemain, à huit heures du soir, Mademoiselle Angèle faisait son entrée au bal,
ayant à la main un superbe bouquet de violettes blanches, au milieu desquelles
s'épanouissaient deux roses, blanches aussi. Toute la nuit, ce bouquet valut à
la jeune fille des compliments des femmes, et des madrigaux des hommes. Aussi
Angèle sut-elle un peu gré à son cousin qui lui avait procuré toutes ces petites
satisfactions d'amour-propre, et elle aurait peut-être pensé à lui davantage
sans les galantes persécutions d'un parent de la mariée qui avait dansé
plusieurs fois avec elle. C'était un jeune homme blond, et porteur d'une de ces
superbes paires de moustaches relevées en crocs, qui sont les hameçons où
s'accrochent les cœurs novices. Le jeune homme avait déjà demandé à Angèle
qu'elle lui donnât les deux roses blanches qui restaient de son bouquet,
effeuillé par tout le monde... mais Angèle avait refusé, pour oublier à la fin
du bal les deux fleurs sur une banquette, où le jeune homme blond courut les
prendre.
À ce moment-là il y avait quatorze degrés de froid dans le belvédère
de Rodolphe, qui, appuyé à sa fenêtre, regardait du côté de la barrière du Maine
les lumières de la salle de bal où dansait sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas
le souffrir.
X
LE CAP DES TEMPÊTES
Il y a dans les mois qui
commencent chaque nouvelle saison des époques terribles: le 1er et le 15
ordinairement. Rodolphe, qui ne pouvait voir sans effroi approcher l'une ou
l'autre de ces deux dates, les appelait le Cap des Tempêtes. Ce jour-là, ce
n'est point l'aurore qui ouvre les portes de l'orient, ce sont des créanciers,
des propriétaires, des huissiers et autres gens de sac... oches. Ce jour-là
commence par une pluie de mémoires, de quittances, de billets, et se termine par
une grêle de protêts, Dies irae!
Or, le matin d'un 15 avril, Rodolphe dormait
fort paisiblement... et rêvait qu'un de ses oncles lui léguait par testament
toute une province du Pérou, les Péruviennes avec.
Comme il nageait en plein
dans un Pactole imaginaire, un bruit de clef tournant dans la serrure vint
interrompre l'héritier présomptueux au moment le plus reluisant de son rêve
doré.
Rodolphe se dressa sur son lit, les yeux et l'esprit encore
ensommeillés, et il regarda autour de lui.
Il aperçut alors vaguement, debout
au milieu de sa chambre, un homme qui venait d'entrer, et quel homme?
Cet
étranger matinal avait un chapeau à trois cornes, sur le dos une sacoche, et à
la main un grand portefeuille; il était vêtu d'un habit à la française, couleur
gris de lin, et paraissant fort essoufflé d'avoir gravi les cinq étages. Ses
manières étaient très-affables, et sa démarche sonore comme pourrait être celle
d'un comptoir de changeur qui entrerait en locomotion.
Rodolphe fut un
instant effrayé, et, vu le chapeau à trois cornes et l'habit, il pensa voir un
sergent de ville.
Mais la vue de la sacoche passablement garnie le fit
revenir de son erreur.
—Ah! J'y suis, pensa-t-il, c'est un à-compte sur mon
héritage, cet homme vient des îles... Mais alors pourquoi n'est-il pas nègre? Et
faisant un signe à l'homme, il lui dit en désignant la sacoche:
—Je sais ce
que c'est. Mettez ça là. Merci.
L'homme était un garçon de la Banque de
France. À l'invitation de Rodolphe, il répondit en mettant sous les yeux de
celui-ci un petit papier hiéroglyphé de signes et de chiffres
multicolores.
—Vous voulez un reçu? dit Rodolphe. C'est juste. Passez-moi la
plume et l'encre. Là, sur la table.
—Non, je viens recevoir, répondit le
garçon de recette, un effet de cent cinquante francs. C'est aujourd'hui le 15
avril.
—Ah! reprit Rodolphe en examinant le billet... ordre Birmann. C'est
mon tailleur... Hélas! ajouta-t-il avec mélancolie en portant alternativement
les yeux sur une redingote jetée sur son lit et sur le billet, les causes s'en
vont, mais les effets reviennent. Comment! C'est aujourd'hui le 15 avril? C'est
extraordinaire! Je n'ai pas encore mangé de fraises!
Et le garçon de recette,
ennuyé de ses lenteurs, sortit en disant à Rodolphe:
—Vous avez jusqu'à
quatre heures pour payer.
—Il n'y a pas d'heure pour les honnêtes gens,
répondit Rodolphe. L'intrigant, ajouta-t-il avec regret en suivant des yeux le
financier en tricorne, il remporte son sac.
Rodolphe ferma les rideaux de son
lit, et essaya de reprendre le chemin de son héritage; mais il se trompa de
route, et entra tout enorgueilli dans un songe, où le directeur du
théâtre-français venait, chapeau bas, lui demander un drame pour son théâtre, et
Rodolphe, qui connaissait les usages, demandait des primes. Mais au moment même
où le directeur paraissait vouloir s'exécuter, le dormeur fut de nouveau éveillé
à demi par l'entrée d'un nouveau personnage, autre créature du 15
avril.
C'était M. Benoît, le mal nommé, maître de l'hôtel garni où logeait
Rodolphe: M. Benoît était à la fois le propriétaire, le bottier et l'usurier de
ses locataires; ce matin-là, M. Benoît exhalait une affreuse odeur de mauvaise
eau-de-vie et de quittance échue. Il avait à la main un sac vide.
—Diable!
Pensa Rodolphe... ce n'est plus le directeur des Français... il aurait une
cravate blanche... et le sac serait plein!
—Bonjour, Monsieur Rodolphe, fit
M. Benoît en s'approchant du lit.
—Monsieur Benoît... bonjour. Quel événement
me procure l'avantage de votre visite?
—Mais je venais vous dire que c'est
aujourd'hui le 15 avril.
—Déjà? Comme le temps passe vite! C'est
extraordinaire; il faudra que j'achète un pantalon de nankin. Le 15 avril! ah!
mon Dieu! Je n'y aurais jamais songé sans vous, Monsieur Benoît. Combien je vous
dois de reconnaissance!
—Vous me devez aussi cent soixante-deux francs,
reprit M. Benoît, et il se fait temps de régler ce petit compte.
—Je ne suis
pas absolument pressé... il ne faut pas vous gêner, Monsieur Benoît. Je vous
donnerai du temps... petit compte deviendra grand...
—Mais, dit le
propriétaire, vous m'avez déjà remis plusieurs fois.
—En ce cas, réglons,
réglons, Monsieur Benoît, cela m'est absolument indifférent; aujourd'hui ou
demain... Et puis, nous sommes tous mortels... Réglons.
Un aimable sourire
illumina les rides du propriétaire; et il n'y eut pas jusqu'à son sac vide qui
ne se gonflât d'espérance.
—Qu'est-ce que je vous dois? demanda
Rodolphe.
—D'abord, nous avons trois mois de loyer à vingt-cinq francs; ci,
soixante-quinze francs.
—Sauf erreur, dit Rodolphe. Après?
—Plus, trois
paires de bottes à vingt francs.
—Un instant, un instant, Monsieur Benoît, ne
confondons pas; je n'ai plus affaire au propriétaire, mais au bottier... je veux
un compte à part. Les chiffres sont chose grave, il ne faut pas
s'embrouiller.
—Soit, dit M. Benoît, adouci par l'espoir qu'il avait de
mettre enfin un acquit au bas de ses mémoires. Voici une note particulière pour
la chaussure. Trois paires de bottes à vingt francs; ci, soixante
francs.
Rodolphe jeta un regard de pitié sur une paire de bottes
fourbues.
—Hélas! Pensa-t-il, elles auraient servi au Juif Errant qu'elles ne
seraient point pires. C'est pourtant en courant après Marie qu'elles se sont
usées ainsi... Continuez, Monsieur Benoît...
—Nous disons soixante francs,
reprit celui-ci. Plus, argent prêté, vingt-sept francs.
—Halte-là, Monsieur
Benoît. Nous sommes convenus que chaque saint aurait sa niche. C'est à titre
d'ami que vous m'avez prêté de l'argent. Or donc, s'il vous plaît, quittons le
domaine de la chaussure, et entrons dans les domaines de la confiance et de
l'amitié, qui exigent un compte à part. À combien se monte votre amitié pour
moi?
—Vingt-sept francs.
—Vingt-sept francs. Vous avez un ami à bon
marché, Monsieur Benoît. Enfin, nous disons donc: soixante-quinze, soixante et
vingt-sept... Tout cela fait?
—Cent soixante-deux francs, dit M. Benoît en
présentant les trois notes.
—Cent soixante-deux francs, fit Rodolphe... c'est
extraordinaire. Quelle belle chose que l'addition! Eh bien! Monsieur Benoît,
maintenant que le compte est réglé, nous pouvons être tranquilles tous les deux,
nous savons à quoi nous en tenir. Le mois prochain, je vous demanderai votre
acquit, et comme pendant ce temps la confiance et l'amitié que vous avez en moi
ne pourront que s'augmenter, au cas ou cela serait nécessaire, vous pourrez
m'accorder un nouveau délai. Cependant, si le propriétaire et le bottier étaient
par trop pressés, je prierai l'ami de leur faire entendre raison. C'est
extraordinaire, Monsieur Benoît; mais toutes les fois que je songe à votre
triple caractère de propriétaire, de bottier et d'ami, je suis tenté de croire à
la Sainte-Trinité.
En écoutant Rodolphe, le maître d'hôtel était devenu à la
fois rouge, vert, jaune et blanc; et, à chaque nouvelle raillerie de son
locataire, cet arc-en-ciel de la colère allait se fonçant de plus en plus sur
son visage.
—Monsieur, dit-il, je n'aime pas qu'on se moque de moi. J'ai
attendu assez longtemps. Je vous donne congé, et si ce soir vous ne m'avez pas
donné d'argent... je verrai ce que j'aurai à faire.
—De l'argent! de
l'argent! est-ce que je vous en demande, moi? dit Rodolphe; et puis d'ailleurs,
j'en aurais que je ne vous en donnerais pas... Un vendredi, ça porte
malheur.
La colère de M. Benoît tournait à l'ouragan; et si le mobilier ne
lui eût pas appartenu, il aurait sans doute fracturé les membres de quelque
fauteuil.
Cependant il sortit en proférant des menaces.
—Vous oubliez
votre sac, lui cria Rodolphe en le rappelant.
—Quel métier! murmura le
malheureux jeune homme quand il fut seul. J'aimerais mieux dompter des
lions.
—Mais, reprit Rodolphe en sautant hors du lit et en s'habillant à la
hâte, je ne peux pas rester ici. L'invasion des alliés va se continuer. Il faut
fuir, il faut même déjeuner. Tiens, si j'allais voir Schaunard. Je lui
demanderai un couvert et je lui emprunterai quelques sous. Cent francs peuvent
me suffire... Allons chez Schaunard.
En descendant l'escalier, Rodolphe
rencontra M. Benoît qui venait de subir de nouveaux échecs chez ses autres
locataires, ainsi que l'attestait son sac vide, un objet d'art.
—Si l'on
vient me demander, vous direz que je suis à la campagne... dans les Alpes... dit
Rodolphe. Ou bien, non, dites que je ne demeure plus ici.
—Je dirai la
vérité, murmura M. Benoît, en donnant à ses paroles une accentuation
très-significative.
Schaunard demeurait à Montmartre. C'était tout Paris à
traverser. Cette pérégrination était des plus dangereuses pour
Rodolphe.
—Aujourd'hui, se disait-il, les rues sont pavées de
créanciers.
Pourtant il ne prit point les boulevards extérieurs comme il en
avait envie. Une espérance fantastique l'encouragea, au contraire, à suivre
l'itinéraire dangereux du centre parisien. Rodolphe pensait que, dans un jour où
les millions se promenaient en public sur le dos des garçons de recette, il se
pourrait bien faire qu'un billet de mille francs, abandonné sur le chemin,
attendît son Vincent De Paul. Aussi Rodolphe marchait-il doucement, les yeux à
terre. Mais il ne trouva que deux épingles.
Au bout de deux heures il arriva
chez Schaunard.
—Ah! C'est toi, dit celui-ci.
—Oui, je viens te demander à
déjeuner.
—Ah! Mon cher, tu arrives mal; ma maîtresse vient de venir, et il y
a quinze jours que je ne l'ai vue; si tu étais arrivé seulement dix minutes plus
tôt...
—Mais tu n'as pas une centaine de francs à me prêter? reprit
Rodolphe.
—Comment! Toi aussi, répondit Schaunard qui était au comble de
l'étonnement... tu viens me demander de l'argent! Tu te mêles à mes
ennemis!
—Je te le rendrai lundi.
—Ou à la trinité. Mon cher, tu oublies
donc quel jour nous sommes? Je ne puis rien pour toi. Mais il n'y a rien de
désespéré, la journée n'est pas achevée. Tu peux encore rencontrer la
Providence, elle ne se lève jamais avant midi.
—Ah! reprit Rodolphe, la
Providence a trop de besogne auprès des petits oiseaux. Je m'en vais aller voir
Marcel.
Marcel demeurait alors rue de Bréda. Rodolphe le trouva très-triste
en contemplation devant son grand tableau qui devait représenter le Passage de
la mer Rouge.
—Qu'as-tu? demanda Rodolphe en entrant, tu parais tout
mortifié.
—Hélas! fit le peintre en procédant par allégorie, voilà quinze
jours que je suis dans la Semaine Sainte.
Pour Rodolphe, cette réponse était
transparente comme de l'eau de roche.
—Harengs salés et radis noirs!
Très-bien. Je me souviens.
En effet, Rodolphe avait la mémoire encore salée
des souvenirs d'un temps où il avait été réduit à la consommation exclusive de
ce poisson.
—Diable! Diable, fit-il, ceci est grave! Je venais t'emprunter
cent francs.
—Cent francs! fit Marcel... Tu feras donc toujours de la
fantaisie. Me venir demander cette somme mythologique à une époque où l'on est
toujours sous l'équateur de la nécessité! Tu as pris du hatchich...
—Hélas!
dit Rodolphe, je n'ai rien pris du tout.
Et il laissa son ami au bord de la
mer Rouge.
De midi à quatre heures, Rodolphe mit tour à tour le cap sur
toutes les maisons de connaissance; il parcourut les quarante-huit quartiers et
fit environ huit lieues, mais sans aucun succès. L'influence du 15 avril se
faisait partout sentir avec une égale rigueur; cependant on approchait de
l'heure du dîner. Mais il ne paraissait guère que le dîner approchât avec
l'heure, et il sembla à Rodolphe qu'il était sur le radeau de la
Méduse.
Comme il traversait le pont neuf, il eut tout à coup une
idée:
—Oh! Oh! Se dit-il en retournant sur ses pas, le 15 avril... le 15
avril... mais j'ai une invitation à dîner pour aujourd'hui.
Et, fouillant
dans sa poche, il en tira un billet imprimé ainsi conçu:
barrière de
la villette.
AU GRAND VAINQUEUR.
Salon de 300 couverts.
banquet
anniversaire
EN L'HONNEUR DE LA NAISSANCE
du
MESSIE HUMANITAIRE
le
15 avril 184...
Bon pour une personne.
N.-B.—On n'a droit qu'à une
demi-bouteille de vin.
—Je ne partage pas les opinions des
disciples du messie, se dit Rodolphe... mais je partagerai volontiers leur
nourriture. Et avec une vélocité d'oiseau il dévora la distance qui le séparait
de la barrière.
Quand il arriva dans les salons du Grand-Vainqueur, la foule
était immense... Le salon de trois cents couverts contenait cinq cents
personnes. Un vaste horizon de veau aux carottes de déroulait à la vue de
Rodolphe.
On commença enfin à servir le potage.
Comme les convives
portaient leur cuiller à leur bouche, cinq ou six personnes en bourgeois et
plusieurs sergents de ville firent irruption dans la salle, un commissaire à
leur tête.
—Messieurs, dit le commissaire, par ordre de l'autorité
supérieure, le banquet ne peut avoir lieu. Je vous somme de vous
retirer.
—Oh! dit Rodolphe en sortant avec tout le monde, oh! La fatalité qui
vient de renverser mon potage!
Il reprit tristement le chemin de son
domicile, et y arriva sur les onze heures du soir.
M. Benoît
l'attendait.
—Ah! C'est vous, dit le propriétaire. Avez-vous songé à ce que
je vous ai dit ce matin? M'apportez-vous de l'argent?
—Je dois en recevoir
cette nuit; je vous en donnerai demain matin, répondit Rodolphe en cherchant sa
clef et son flambeau dans la case. Il ne trouva rien.
—Monsieur Rodolphe, dit
M. Benoît, j'en suis bien fâché, mais j'ai loué votre chambre, et je n'en ai
plus d'autre qui soit disponible; il faut voir ailleurs.
Rodolphe avait l'âme
grande, et une nuit à la belle étoile ne l'effrayait pas. D'ailleurs, en cas de
mauvais temps, il pouvait coucher dans une loge d'avant-scène à l'Odéon, ainsi
que cela lui était arrivé déjà. Seulement, il réclama ses affaires à M. Benoît,
lesquelles affaires consistaient en une liasse de papiers.
—C'est juste, dit
le propriétaire: je n'ai pas le droit de vous retenir ces choses-là, elles sont
restées dans le secrétaire. Montez avec moi; si la personne qui a pris votre
chambre n'est pas couchée, nous pourrons entrer.
La chambre avait été louée
dans la journée à une jeune fille qui s'appelait Mimi, et avec qui Rodolphe
avait jadis commencé un duo de tendresse.
Ils se reconnurent sur-le-champ.
Rodolphe parla tout bas à l'oreille de Mimi, et lui serra doucement la
main.
—Voyez comme il pleut! dit-il en indiquant le bruit de l'orage qui
venait d'éclater.
Mademoiselle Mimi alla droit à M. Benoît, qui attendait
dans un coin de la chambre.
—Monsieur, lui dit-elle en désignant Rodolphe...
monsieur est la personne que j'attendais ce soir... ma porte est
défendue.
—Ah! fit M. Benoît avec une grimace. C'est bien!
Pendant que
Mademoiselle Mimi préparait à la hâte un souper improvisé, minuit sonna.
—Ah!
dit Rodolphe en lui-même, le 15 avril est passé, j'ai enfin doublé mon cap des
tempêtes. Chère Mimi, fit le jeune homme en attirant la belle fille dans ses
bras et l'embrassant sur le cou à l'endroit de la nuque, il ne vous aurait pas
été possible de me laisser mettre à la porte. Vous avez la bosse de
l'hospitalité.
XI
UN CAFÉ DE LA BOHÈME
Voici par quelle
suite de circonstances Carolus Barbemuche, homme de lettres et philosophe
platonicien, devint membre de la Bohème en la vingt-quatrième année de son
âge.
En ce temps-là, Gustave Colline, le grand philosophe Marcel, le grand
peintre, Schaunard, le grand musicien, et Rodolphe, le grand poëte, comme ils
s'appelaient entre eux, fréquentaient régulièrement le café Momus, où on les
avait surnommés les quatre mousquetaires, à cause qu'on les voyait toujours
ensemble. En effet, ils venaient, s'en allaient ensemble, jouaient ensemble, et
quelquefois aussi ne payaient pas leur consommation, toujours avec un ensemble
digne de l'orchestre du conservatoire.
Ils avaient choisi pour se réunir une
salle où quarante personnes eussent été à l'aise; mais on les trouvait toujours
seuls, car ils avaient fini par rendre le lieu inabordable aux habitués
ordinaires.
Le consommateur de passage qui s'aventurait dans cet antre y
devenait, dès son entrée, la victime du farouche quatuor, et, la plupart du
temps, se sauvait sans achever sa gazette et sa demi-tasse, dont des aphorismes
inouïs sur l'art, le sentiment de l'économie politique faisaient tourner la
crème. Les conversations des quatre compagnons étaient de telle nature que le
garçon qui les servait était devenu idiot à la fleur de l'âge.
Cependant les
choses arrivèrent à un tel point d'arbitraire, que le maître du café perdit
enfin patience, et il monta un soir faire gravement l'exposé de ses
griefs:
1º M. Rodolphe venait dès le matin déjeuner, et emportait dans sa
salle tous les journaux de l'établissement; il poussait même l'exigence jusqu'à
se fâcher quand il trouvait les bandes rompues, ce qui faisait que les autres
habitués, privés des organes de l'opinion, demeuraient jusqu'au dîner ignorants
comme des carpes en matière politique. La société Bosquet savait à peine les
noms des membres du dernier cabinet.
M. Rodolphe avait même obligé le café à
s'abonner au Castor, dont il était rédacteur en chef. Le maître de
l'établissement s'y était d'abord refusé; mais comme M. Rodolphe et sa compagnie
appelaient tous les quarts d'heure le garçon, et criaient à haute voix: le
Castor! apportez-nous le Castor! quelques autres abonnés, dont la curiosité
était excitée par ces demandes acharnées, demandèrent aussi le Castor. On prit
donc un abonnement au Castor, journal de la chapellerie, qui paraissait tous les
mois, orné d'une vignette et d'un article de philosophie en variétés, par
Gustave Colline.
2º Ledit M. Colline et son ami M. Rodolphe se délassaient
des travaux de l'intelligence en jouant au trictrac depuis dix heures du matin
jusqu'à minuit; et comme l'établissement ne possédait qu'une seule table de
trictrac, les autres personnes se trouvaient lésées dans leur passion pour ce
jeu par l'accaparement de ces messieurs, qui, chaque fois qu'on venait le leur
demander, se bornaient à répondre:
—Le trictrac est en lecture; qu'on repasse
demain.
La société Bosquet se trouvait donc réduite à se raconter ses
premières amours ou à jouer au piquet.
3º M. Marcel, oubliant qu'un café est
un lieu public, s'est permis d'y transporter son chevalet, sa boîte à peindre et
tous les instruments de son art. Il pousse même l'inconvenance jusqu'à appeler
des modèles de sexes divers.
Ce qui peut affliger les mœurs de la société
Bosquet.
4º suivant l'exemple de son ami, M. Schaunard parle de transporter
son piano dans le café, et n'a pas craint d'y faire chanter en chœur un motif
tiré de sa symphonie: l'Influence du bleu dans les arts. M. Schaunard a été plus
loin, il a glissé dans la lanterne qui sert d'enseigne au café un transparent
sur lequel on lit:
COURS GRATUIT DE MUSIQUE VOCALE ET INSTRUMENTALE,
À
L'USAGE DES DEUX SEXES.
S'adresser au comptoir.
Ce qui fait que ledit
comptoir est tous les soirs encombré de personnes d'une mise négligée, qui
viennent s'informer par où qu'on passe.
En outre, M. Schaunard y donne des
rendez-vous à une dame qui s'appelle Phémie, Teinturière, et qui a toujours
oublié son bonnet.
Aussi M. Bosquet le jeune a-t-il déclaré qu'il ne mettrait
plus les pieds dans un établissement où l'on outrageait ainsi la nature.
5º
non contents de ne faire qu'une consommation très-modérée, ces messieurs ont
essayé de la modérer davantage. Sous prétexte qu'ils ont surpris le moka de
l'établissement en adultère avec de la chicorée, ils ont apporté un filtre à
esprit-de-vin, et rédigent eux-mêmes leur café, qu'ils édulcorent avec du sucre
acquis au dehors à bas prix, ce qui est une insulte faite au laboratoire.
6º
corrompu par les discours de ces messieurs, le garçon Bergami (ainsi nommé à
cause de ses favoris), oubliant son humble naissance et bravant toute retenue,
s'est permis d'adresser à la dame de comptoir une pièce de vers dans laquelle il
l'excite à l'oubli de ses devoirs de mère et d'épouse; au désordre de son style
on a reconnu que cette lettre avait été écrite sous l'influence pernicieuse de
M. Rodolphe et de sa littérature.
En conséquence, et malgré le regret qu'il
éprouve, le directeur de l'établissement se voit dans la nécessité de prier la
société Colline de choisir un autre endroit pour y établir ses conférences
révolutionnaires.
Gustave Colline, qui était le Cicéron de la bande, prit la
parole, et, à priori, prouva au maître du café que ses doléances étaient
ridicules et mal fondées; qu'on lui faisait grand honneur en choisissant son
établissement pour en faire un foyer d'intelligence; que son départ et celui de
ses amis causeraient la ruine de sa maison, élevée par leur présence à la
hauteur de café artistique et littéraire.
—Mais, dit le maître du café, vous
et ceux qui viennent vous voir, vous consommez si peu.
—Cette sobriété dont
vous vous plaignez est un argument en faveur de nos mœurs, répliqua
Colline.
Au reste, il ne tient qu'à vous que nous fassions une dépense plus
considérable; il suffira de nous ouvrir un compte.
—Nous fournirons le
registre, dit Marcel.
Le cafetier n'eut pas l'air d'entendre, et demanda
quelques éclaircissements à propos de la lettre incendiaire que Bergami avait
adressée à sa femme.
Rodolphe, accusé d'avoir servi de secrétaire à cette
passion illicite, s'innocenta avec vivacité.
—D'ailleurs, ajouta-t-il, la
vertu de madame était une sûre barrière qui...
—Oh! dit le cafetier avec un
sourire d'orgueil, ma femme a été élevée à Saint-Denis.
Bref, Colline acheva
de l'enferrer complétement dans les replits de son éloquence insidieuse, et tout
s'arrangea sur la promesse que les quatre amis ne feraient plus leur café
eux-mêmes, que l'établissement recevrait désormais le Castor gratis, que Phémie,
Teinturière, mettrait un bonnet; que le trictrac serait abandonné à la société
Bosquet, tous les dimanches de midi à deux heures, et surtout qu'on ne
demanderait pas de nouveaux crédits.
Tout alla bien pendant quelques
jours.
La veille de noël, les quatre amis arrivèrent au café accompagnés de
leurs épouses.
Il y a Mademoiselle Musette, Mademoiselle Mimi, la nouvelle
maîtresse de Rodolphe, une adorable créature dont la voix bruyante avait l'éclat
des cymbales, et Phémie, Teinturière, l'idole de Schaunard. Ce soir-là, Phémie,
Teinturière, avait un bonnet. Quant à Madame Colline, qu'on ne voyait jamais,
elle était comme toujours restée chez elle, occupée à mettre des virgules aux
manuscrits de son époux. Après le café qui fut, par extraordinaire, escorté d'un
bataillon de petits verres, on demande du punch. Peu habitué à ces grandes
manières, le garçon se fit répéter deux fois l'ordre. Phémie, qui n'avait jamais
été au café, paraissait extasiée et ravie de boire dans des verres à patte.
Marcel disputait Musette à propos d'un chapeau neuf dont il suspectait
l'origine. Mimi et Rodolphe, encore dans la lune de miel de leur ménage, avaient
ensemble une causerie muette alternée d'étranges sonorités. Quant à Colline, il
allait de femme en femme égrener avec une bouche en cœur toutes les galantes
verroteries de style ramassées dans la collection de l'Almanach des
Muses.
Pendant que cette joyeuse compagnie se livrait ainsi aux jeux et aux
ris, un personnage étranger, assis au fond de la salle à une table isolée,
observait le spectacle animé qui se passait devant lui avec des yeux dont le
regard était étrange.
Depuis quinze jours environ, il venait ainsi tous les
soirs: c'était de tous les consommateurs le seul qui avait pu résister au
vacarme effroyable que faisaient les bohémiens. Les scies les plus farouches
l'avaient trouvé inébranlable, il restait là toute la soirée, fumant sa pipe
avec une régularité mathématique, les yeux fixes comme s'il gardait un trésor,
et l'oreille ouverte à tout ce qui se disait autour de lui. Au demeurant, il
paraissait doux et fortuné, car il possédait une montre retenue en esclavage
dans sa poche par une chaîne d'or. Et un jour que Marcel s'était rencontré avec
lui au comptoir, il l'avait surpris changeant un louis pour payer sa
consommation. Dès ce moment, les quatre amis le désignèrent sous le nom
ducapitaliste.
Tout à coup Schaunard, qui avait la vue excellente, fit
remarquer que les vers étaient vides.
—Parbleu! dit Rodolphe, c'est
aujourd'hui le réveillon; nous sommes tous bons chrétiens, il faut faire un
extra.
—Ma foi oui, fit Marcel; demandons des choses
surnaturelles.
—Colline, ajouta Rodolphe, sonne un peu le garçon. Colline
agita la sonnette avec frénésie.
—Qu'allons-nous prendre? dit Marcel. Colline
se courba en deux comme un arc et dit en montrant les femmes:
—C'est à ces
dames qu'il appartient de régler l'ordre et la marche des
rafraîchissements.
—Moi, dit Musette en faisant claquer sa bouche, je ne
craindrais pas du champagne.
—Es-tu folle? Exclama Marcel, du champagne, ce
n'est pas du vin, d'abord.
—Tant pis, j'aime ça, ça fait du bruit.
—Moi,
dit Mimi en câlinant Rodolphe d'un regard, j'aime mieux du beaune, dans un petit
panier.
—Perds-tu la tête? fit Rodolphe.
—Non, je veux la perdre, répondit
Mimi, sur qui le beaune exerçait une influence particulière. Son amant fut
foudroyé par ce mot.
—Moi, dit Phémie, Teinturière, en se faisant rebondir
sur l'élastique divan, je voudrais bien du parfait amour. C'est bon pour
l'estomac.
Schaunard articula d'une voix nasale quelques mots qui firent
tressaillir Phémie sur sa base.
—Ah! Bah! dit le premier Marcel, faisons pour
cent mille francs de dépense, une fois par hasard.
—Et puis, ajouta Rodolphe,
le comptoir se plaint qu'on ne consomme pas assez. Il faut le plonger dans
l'étonnement.
—Oui, dit Colline, livrons-nous à un festin splendide:
d'ailleurs nous devons à ces dames l'obéissance la plus passive, l'amour vit de
dévouement, le vin est le jus du plaisir, le plaisir est le devoir de la
jeunesse, les femmes sont des fleurs, on doit les arroser. Arrosons! Garçon!
Garçon! Et Colline se pendit au cordon de sonnette avec une agitation
fièvreuse.
Le garçon arriva rapide comme les aquilons.
Quand il entendit
parler de champagne, et de beaune, et de liqueurs diverses, sa physionomie
exécuta toutes les gammes de la surprise.
—J'ai des trous dans l'estomac, dit
Mimi, je prendrais bien du jambon.
—Et moi des sardines et du beurre, ajouta
Musette.
—Et moi des radis, fit Phémie, avec un peu de viande
autour...
—Dites donc tout de suite que vous voulez souper, alors, reprit
Marcel.
—Ça nous irait assez, reprirent les femmes.
—Garçon! Montez-nous
ce qu'il faut pour souper, dit Colline gravement.
Le garçon était devenu
tricolore à force de surprise.
Il descendit lentement au comptoir, et fit
part au maître du café des choses extraordinaires qu'on venait de lui
demander.
Le cafetier crut que c'était une plaisanterie, mais à un nouvel
appel de la sonnette, il monta lui-même et s'adressa à Colline, pour qui il
avait une certaine estime. Colline lui expliqua qu'on désirait célébrer chez lui
la solennité du réveillon, et qu'il voulût bien faire servir ce qu'on lui avait
demandé.
Le cafetier ne répondit rien, il s'en alla à reculons en faisant des
nœuds à sa serviette. Pendant un quart d'heure il se consulta avec sa femme, et,
grâce à l'éducation libérale qu'elle avait reçue à Saint-Denis, cette dame, qui
avait un faible pour les beaux-arts et les belles-lettres, engagea son époux à
faire servir le souper.
—Au fait, dit le cafetier, ils peuvent bien avoir de
l'argent, une fois par hasard. Et il donna ordre au garçon de monter en haut
tout ce qu'on lui demandait. Puis il s'abîma dans une partie de piquet avec un
vieil abonné. Fatale imprudence!
Depuis dix heures jusqu'à minuit le garçon
ne fit que monter et descendre les escaliers. À chaque instant on lui demandait
des suppléments. Musette se faisait servir à l'anglaise et changeait de couvert
à chaque bouchée; Mimi buvait de tous les vins dans tous les verres; Schaunard
avait dans le gosier un Sahara inaltérable; Colline exécutait des feux croisés
avec ses yeux, et, tout en coupant sa serviette avec ses dents, pinçait le pied
de la table, qu'il prenait pour le genoux de Phémie. Quant à Marcel et Rodolphe,
ils ne quittaient point les étriers du sang-froid, et voyaient, non sans
inquiétude, arriver l'heure du dénoûment.
Le personnage étranger considérait
cette scène avec une curiosité grave; de temps en temps on voyait sa bouche
s'ouvrir comme pour un sourire; puis on entendait un bruit pareil à celui d'une
fenêtre qui grince en se fermant. C'était l'étranger qui riait en dedans.
À
minuit moins le quart, la dame de comptoir envoya l'addition. Elle atteignait
des hauteurs exagérées, 25 fr 75 c.
—Voyons, dit Marcel, nous allons tirer au
sort quel sera celui qui ira parlementer avec le cafetier. Ça va être
grave.
On prit un jeu de dominos et on tira au plus gros dé.
Le sort
désigna malheureusement Schaunard comme plénipotentiaire. Schaunard était
excellent virtuose, mais mauvais diplomate. Il arriva justement au comptoir
comme le cafetier venait de perdre avec son vieil habitué. Fléchissant sous la
honte de trois capotes, Momus était d'une humeur massacrante, et, aux premières
ouvertures de Schaunard, il entra dans une violente colère. Schaunard était bon
musicien, mais il avait un caractère déplorable. Il répondit par des insolences
à double détente. La querelle s'envenima, et le cafetier monta en haut signifier
qu'on eût à le payer, sans quoi l'on ne sortirait pas. Colline essaya
d'intervenir avec son éloquence modérée, mais en apercevant une serviette avec
laquelle Colline avait fait de la charpie, la colère du cafetier redoubla, et,
pour se garantir, il osa même porter une main profane sur le paletot noisette du
philosophe et sur les pelisses des dames.
Un feu de peloton d'injures
s'engagea entre les bohémiens et le maître de l'établissement.
Les trois
femmes parlaient amourettes et chiffons.
Le personnage étranger se dérangeait
de son impassibilité; peu à peu il s'était levé, avait fait un pas, puis deux,
et marchait comme une personne naturelle; il s'avança près du cafetier, le prit
à part et lui parla tout bas. Rodolphe et Marcel le suivaient du regard. Le
cafetier sortit enfin en disant à l'étranger:
—Certainement que je consens,
Monsieur Barbemuche, certainement; arrangez-vous avec eux.
M. Barbemuche
retourna à sa table pour prendre son chapeau, le mit sur sa tête, fit une
conversion à droite, et, en trois pas, arriva près de Rodolphe et de Marcel, ôta
son chapeau, s'inclina devant les hommes, envoya un salut aux dames, tira son
mouchoir, se moucha et prit la parole d'une voix timide:
—Pardon, messieurs,
de l'indiscrétion que je vais commettre, dit-il. Il y a longtemps que je brûle
du désir de faire votre connaissance, mais je n'avais pas trouvé jusqu'ici
d'occasion favorable pour me mettre en rapport avec vous. Me permettez-vous de
saisir celle qui se présente aujourd'hui?
—Certainement, certainement, fit
Colline qui voyait venir l'étranger.
Rodolphe et Marcel saluèrent sans rien
dire.
La délicatesse trop exquise de Schaunard faillit tout
perdre.
—Permettez, monsieur, dit-il avec vivacité, vous n'avez pas l'honneur
de nous connaître, et les convenances s'opposent à ce que... Auriez-vous la
bonté de me donner une pipe de tabac?... Du reste, je serai de l'avis de mes
amis...
—Messieurs, reprit Barbemuche, je suis comme vous un disciple des
beaux-arts. Autant que j'ai pu m'en apercevoir en vous entendant causer, nos
goûts sont les mêmes, j'ai le plus vif désir d'être de vos amis, et de pouvoir
vous retrouver ici chaque soir... le propriétaire de cet établissement est un
brutal, mais je lui ai dit deux mots, et vous êtes libres de vous retirer...
j'ose espérer que vous ne me refuserez pas les moyens de vous retrouver en ces
lieux, en acceptant le léger service que...
La rougeur de l'indignation monta
au visage de Schaunard.
—Il spécule sur notre situation, dit-il, nous ne
pouvons pas accepter. Il a payé notre addition: je vais lui jouer les vingt-cinq
francs au billard, et je lui rendrai des points.
Barbemuche accepta la
proposition et eut le bon esprit de perdre, mais ce beau trait lui gagna
l'estime de la Bohème.
On se quitta en se donnant rendez-vous pour le
lendemain.
—Comme ça, disait Schaunard à Marcel, nous ne lui devons rien;
notre dignité est sauvegardée.
—Et nous pouvons presque exiger un nouveau
souper ajouta Colline.
XII
UNE RÉCEPTION DANS LA BOHÈME
Le
soir où il avait, dans un café, soldé sur sa cassette particulière la note d'un
souper consommé par les bohèmes, Carolus s'était arrangé de façon à se faire
accompagner par Gustave Colline. Depuis qu'il assistait aux réunions des quatre
amis dans l'estaminet où il les avait tirés d'embarras, Carolus avait
spécialement remarqué Colline, et éprouvait déjà une sympathie attractive pour
ce Socrate, dont il devait plus tard devenir le Platon. C'est pourquoi il
l'avait choisi tout d'abord pour être son introducteur dans le cénacle. Chemin
faisant, Barbemuche offrit à Colline d'entrer prendre quelque chose dans un café
qui se trouvait encore ouvert. Non-seulement Colline refusa, mais encore il
doubla le pas en passant devant ledit café, et renfonça soigneusement sur ses
yeux son feutre hyperphysique.
—Pourquoi ne voulez-vous pas entrer là? dit
Barbemuche, en insistant avec une politesse de bon goût.
—J'ai des raisons,
répliqua Colline: il y a dans cet établissement une dame de comptoir qui
s'occupe beaucoup de sciences exactes, et je ne pourrais m'empêcher d'avoir avec
elle une discussion fort prolongée, ce que j'essaye d'éviter en ne passant
jamais dans cette rue à midi, ni aux autres heures du soleil. Oh! C'est bien
simple, répondit naïvement Colline, j'ai habité ce quartier avec
Marcel.
—J'aurais pourtant bien voulu vous offrir un verre de punch et causer
un instant avec vous. Ne connaîtriez-vous pas dans les alentours un endroit où
vous pourriez entrer sans être arrêté par des difficultés... mathématiques?
ajouta Barbemuche, qui jugea à propos d'être énormément spirituel.
Colline
rêva un instant.
—Voici un petit local où ma situation est plus nette,
dit-il.
Et il indiquait un marchand de vin.
Barbemuche fit la grimace et
parut hésiter.
—Est-ce un lieu convenable? fit-il.
Vu son attitude
glaciale et réservée, sa parole rare, son sourire discret, et vu surtout sa
chaîne à breloques et sa montre, Colline s'était imaginé que Barbemuche était
employé dans une ambassade, et il pensa qu'il craignait de se compromettre en
entrant dans un cabaret.
—Il n'y a pas de danger que nous soyons vus, dit-il;
à cette heure, tout le corps diplomatique est couché.
Barbemuche se décida à
entrer; mais, au fond de l'âme, il aurait bien voulu avoir un faux nez. Pour
plus de sûreté, il demanda un cabinet et eut soin d'attacher une serviette aux
carreaux de la porte vitrée. Ces précautions prises, il parut moins inquiet et
fit venir un bol de punch. Excité un peu par la chaleur du breuvage, Barbemuche
devint plus communicatif; et, après avoir donné quelques détails sur lui-même,
il osa articuler l'espérance qu'il avait conçue de faire officiellement partie
de la société des bohèmes, et il sollicitait l'appui de Colline pour l'aider
dans la réussite de ce dessein ambitieux.
Colline répondit que pour son
compte il se tenait tout à la disposition de Barbemuche, mais qu'il ne pouvait
cependant rien assurer d'une manière absolue.
—Je vous promets ma voix,
dit-il, mais je ne puis prendre sur moi de disposer de celle de mes
camarades.
—Mais, fit Barbemuche, pour quelles raisons refuseraient-ils de
m'admettre parmi eux?
Colline déposa sur la table le verre qu'il se disposait
à porter à sa bouche, et d'un air très-sérieux parla à peu près ainsi à
l'audacieux Carolus:
—Vous cultivez les beaux-arts? demanda Colline.
—Je
laboure modestement ces nobles champs de l'intelligence, répondit Carolus, qui
tenait à arborer les couleurs de son style.
Colline trouva la phrase bien
mise, et s'inclina:
—Vous connaissez la musique? fit-il.
—J'ai joué de la
contre-basse.
—C'est un instrument philosophique, il rend des sons graves.
Alors, si vous connaissez la musique, vous comprenez qu'on ne peut pas, sans
blesser les lois de l'harmonie, introduire un cinquième exécutant dans un
quatuor; autrement ça cesse d'être quatuor.
—Ça devient un quintette,
répondit Carolus.
—Vous dites? fit Colline.
—Quintette.
—Parfaitement,
de même que, si à la trinité, ce divin triangle, vous ajoutez une autre
personne, ça ne sera plus la trinité, ce sera un carré, et voilà une religion
fêlée dans son principe!
—Permettez, dit Carolus, dont l'intelligence
commençait à trébucher parmi toutes les ronces du raisonnement de Colline, je ne
vois pas bien...
—Regardez et suivez-moi... continua Colline, connaissez-vous
l'astronomie?
—Un peu; je suis bachelier.
—Il y a une chanson là-dessus,
fit Colline. «Bachelier dit Lisette...» Je ne me souviens plus de l'air...
Allons, vous devez savoir qu'il y a quatre points cardinaux. Eh bien, s'il
surgissait un cinquième point cardinal, toute l'harmonie de la nature serait
bouleversée. C'est ce qu'on appelle un cataclysme. Vous comprenez?
—J'attends
la conclusion.
—En effet, la conclusion est le terme du discours, de même que
la mort est le terme de la vie, et que le mariage est le terme de l'amour. Eh
bien! Mon cher monsieur, moi et mes amis nous sommes habitués à vivre ensemble,
et nous craignons de voir rompre, par l'introduction d'un autre, l'harmonie qui
règne dans notre concert de mœurs, d'opinions, de goûts et de caractères. Nous
devons être un jour les quatre points cardinaux de l'art contemporain; je vous
le dis sans mitaines; et, habitués à cette idée, cela nous gênerait de voir un
cinquième point cardinal...
—Cependant, quand on est quatre, on peut bien
être cinq, hasarda Carolus.
—Oui, mais on n'est plus quatre.
—Le prétexte
est futile.
—Il n'y a rien de futile en ce monde, tout est dans tout, les
petits ruisseaux font les grandes rivières, les petites syllabes font des
alexandrins, et les montagnes sont faites de grains de sable; c'est dans la
Sagesse des nations; il y en a un exemplaire sur le quai.
—Vous croyez alors
que ces messieurs feront des difficultés pour m'admettre à l'honneur de leur
compagnie intime?
—Je le crains, de cheval, fit Colline, qui ne ratait jamais
cette plaisanterie.
—Vous avez dit?... demanda Carolus étonné.
—Pardon...
c'est une paillette! Et Colline reprit: dites-moi, mon cher monsieur, quel est,
dans les nobles champs de l'intelligence, le sillon que vous creusez de
préférence?
—Les grands philosophes et les bons auteurs classiques sont mes
modèles; je me nourris de leur étude. Télémaque m'a le premier inspiré la
passion qui me dévore.
—Télémaque, il est beaucoup sur le quai, fit Colline.
On l'y trouve à toute heure, je l'ai acheté cinq sous, parce que c'était une
occasion; cependant je consentirais à m'en défaire pour vous obliger. Au reste,
bon ouvrage, et bien rédigé, pour le temps.
—Oui, monsieur, continua Carolus,
la haute philosophie et la saine littérature, voilà où j'aspire. À mon sens,
l'art est un sacerdoce.
—Oui, oui, oui... dit Colline, il y a aussi une
chanson là-dessus.
Et il se mit à chanter:
Oui, l'art est
sacerdoce
Et sachons nous en servir.
—Je crois que c'est dans
Robert le Diable, ajouta-t-il.
—Je disais donc que, l'art étant une fonction
solennelle, les écrivains doivent incessamment...
—Pardon, monsieur,
interrompit Colline qui entendait sonner une heure avancée, il va être demain
matin, et je crains de rendre inquiète une personne qui m'est chère; d'ailleurs,
murmura-t-il à lui-même, je lui avais promis de rentrer... c'est son
jour!
—En effet, il est tard, dit Carolus; retirons-nous.
—Vous logez
loin? demanda Colline.
—Rue Royale-Saint-Honoré, numéro 10...
Colline
avait eu autrefois occasion d'aller dans cette maison, et se ressouvint que
c'était un magnifique hôtel.
—Je parlerai de vous à ces messieurs, dit-il à
Carolus en le quittant, et soyez sûr que j'userai de toute mon influence pour
qu'ils vous soient favorables... ah! Permettez-moi de vous donner un
conseil.
—Parlez, dit Carolus.
—Soyez aimable et galant avec
mesdemoiselles Mimi, Musette et Phémie; ces dames exercent une autorité sur mes
amis, et, en sachant les mettre sous la pression de leurs maîtresses, vous
arriveriez plus facilement à obtenir ce que vous voulez de Marcel, Schaunard et
Rodolphe.
—Je tâcherai, dit Carolus.
Le lendemain, Colline tomba au milieu
du phalanstère bohème: c'était l'heure du déjeuner, et le déjeuner était arrivé
avec l'heure. Les trois ménages étaient à table et se livraient à une orgie
d'artichauts à la poivrade.
—Fichtre! dit Colline, on fait bonne chère ici,
ça ne pourra pas durer. Je viens, dit-il ensuite, comme ambassadeur du mortel
généreux que nous avons rencontré hier soir au café.
—Enverrait-il déjà
redemander l'argent qu'il a avancé pour nous? demanda Marcel.
—Oh! fit
Mademoiselle Mimi, je n'aurais pas cru ça de lui, il a l'air si comme il
faut?
—Il ne s'agit pas de ça, répondit Colline; ce jeune homme désire être
des nôtres, il veut prendre des actions dans notre société, et avoir une part
dans les bénéfices, bien entendu.
Les trois bohèmes levèrent la tête et
s'entre-regardèrent.
—Voilà, termina Colline; maintenant la discussion est
ouverte.
—Quelle est la position sociale de ton protégé? demanda
Rodolphe.
—Ce n'est pas mon protégé, répliqua Colline: hier soir, en vous
quittant, vous m'aviez prié de le suivre; de son côté, il m'a invité à
l'accompagner, ça se trouvait parfaitement bien. Je l'ai donc suivi; il m'a
abreuvé une partie de la nuit d'attentions et de liqueurs fines, mais j'ai
néanmoins gardé mon indépendance.
—Très-bien, dit
Schaunard.
—Esquisse-nous quelques-uns des traits principaux de son
caractère, fit Marcel.
—Grandeur d'âme, mœurs austères, a peur d'entrer chez
les marchands de vin, bachelier ès lettres, hostie de candeur joue de la
contre-basse, nature qui change quelquefois cinq francs.
—Très-bien, dit
Schaunard.
—Quelles sont ses espérances?
—Je vous l'ai déjà dit, son
ambition n'a pas de bornes; il aspire à nous tutoyer.
—C'est-à-dire qu'il
veut nous exploiter, répliqua Marcel. Il veut être vu montant dans nos
carrosses.
—Quel est son art? demanda Rodolphe.
—Oui, continua Marcel, de
quoi joue-t-il?
—Son art? dit Colline, de quoi il joue? Littérature et
philosophie mêlées.
—Quelles sont ses connaissances philosophiques?
—Il
pratique une philosophie départementale. Il appelle l'art un sacerdoce.
—Il
dit sacerdoce! fit Rodolphe avec épouvante.
—Il le dit.
—Et en littérature
quelle est sa voie?
—Il fréquente Télémaque.
—Très-bien, dit Schaunard en
mâchant le foin des artichauts.
—Comment! Très-bien, imbécile? interrompit
Marcel; ne t'avise pas de répéter cela dans la rue.
Schaunard, contrarié de
cette réprimande, donna par-dessous la table un coup de pied à Phémie, qu'il
venait de surprendre faisant une invasion dans sa sauce.
—Encore une fois,
dit Rodolphe, quelle est sa condition dans le monde? De quoi vit-il? Son nom? Sa
demeure?
—Sa condition est honorable, il est professeur de toutes sortes de
choses au sein d'une riche famille. Il s'appelle Carolus Barbemuche, mange ses
revenus dans des habitudes de luxe et loge rue Royale, dans un hôtel.
—Un
hôtel garni?
—Non, il y a des meubles.
—Je demande la parole, dit Marcel.
Il est évident pour moi que Colline est corrompu; il a vendu d'avance son vote
pour une somme quelconque de petits verres. N'interromps pas, fit Marcel, en
voyant le philosophe se lever pour protester, tu répondras tout à l'heure.
Colline, âme vénale, vous a présenté cet étranger sous un aspect trop favorable
pour qu'il soit l'image de la vérité. Je vous l'ai dit, j'entrevois les desseins
de cet étranger. Il veut spéculer sur nous. Il s'est dit: voilà des gaillards
qui font leur chemin; il faut me fourrer dans leur poche, j'arriverai avec eux
au débarcadère de la renommée.
—Très-bien, dit Schaunard; est-ce qu'il n'y a
plus de sauce?
—Non, répondit Rodolphe, l'édition est épuisée.
—D'un autre
côté, continua Marcel, ce mortel insidieux que patronne Colline n'aspire
peut-être à l'honneur de notre intimité qu'avec de coupables pensées. Nous ne
sommes pas seuls ici, messieurs, continua l'orateur en jetant sur les femmes un
regard éloquent; et le protégé de Colline, en s'introduisant à notre foyer sous
le manteau de la littérature, pourrait bien n'être qu'un séducteur félon.
Réfléchissez! Pour moi, je vote contre l'admission.
—Je demande la parole
pour une rectification seulement, dit Rodolphe. Dans son improvisation
remarquable, Marcel a dit que le nommé Carolus voulait, dans le but de nous
déshonorer, s'introduire chez nous sous le manteau de la
littérature.
—C'était une figure parlementaire, fit Marcel.
—Je blâme
cette figure; elle est mauvaise. La littérature n'a pas de manteau.
—Puisque
je fais ici les fonctions de rapporteur, dit Colline en se levant, je
soutiendrai les conclusions de mon rapport. La jalousie qui le dévore égare les
sens de notre ami Marcel, le grand artiste est insensé...
—À l'ordre! Hurla
Marcel.
—...Insensé, au point que lui, si bon dessinateur, vient d'introduire
dans son discours une figure dont le spirituel orateur qui m'a succédé à cette
tribune a relevé les incorrections.
—Colline est un idiot, s'écria Marcel en
donnant sur la table un violent coup de poing qui détermina une profonde
sensation parmi les assiettes, Colline n'entend rien en matière de sentiment, il
est incompétent dans la question, il a un vieux bouquin à la place du cœur.
(Rires prolongés chez Schaunard.) Pendant tout ce tumulte, Colline secouait
gravement les torrents d'éloquence contenus aux plis de sa cravate blanche.
Quand le silence fut rétabli, il continua ainsi son discours.
—Messieurs, je
vais d'un seul mot faire évanouir dans vos esprits les craintes chimériques que
les soupçons de Marcel auraient pu y faire naître à l'endroit de
Carolus.
—Essaye un peu de faire évanouir, dit Marcel en raillant.
—Ce ne
sera pas plus difficile que ça, répondit Colline, en éteignant d'un souffle
l'allumette avec laquelle il venait d'allumer sa pipe.
—Parlez! Parlez!
Crièrent en masse Rodolphe, Schaunard et les femmes, pour qui le débat offrait
un grand intérêt.
—Messieurs, dit Colline, bien que j'aie été personnellement
et violemment attaqué dans cette enceinte, bien qu'on m'ait accusé d'avoir vendu
l'influence que je puis exercer parmi vous pour des spiritueux, fort de ma
conscience, je ne répondrai pas aux attaques qu'on fait à ma probité, à ma
loyauté, à ma moralité. (Émotion.) Mais, il est une chose que je veux faire
respecter, moi. (L'orateur se donne deux coups de poing sur le ventre.) C'est ma
prudence bien connue de vous qu'on a voulu mettre en doute. On m'accuse de
vouloir faire pénétrer parmi vous un mortel ayant le dessein d'être hostile à
votre bonheur... sentimental. Cette supposition est une insulte à la vertu de
ces dames, et, de plus, une insulte à leur bon goût. Carolus Barbemuche est fort
laid. (Dénégation visible sur le visage de Phémie, Teinturière, rumeur sous la
table. C'est Schaunard qui corrige à coups de pied la franchise compromettante
de sa jeune amie.)
—Mais, continua Colline, ce qui va réduire en poudre le
misérable argument dont mon adversaire se fait une arme contre Carolus en
exploitant vos terreurs, c'est que ledit Carolus est philosophe platonicien.
(Sensation au banc des hommes, tumulte au banc des femmes.)
—Platonicien,
qu'est-ce que ça veut dire? demanda Phémie.
—C'est la maladie des hommes qui
n'osent pas embrasser les femmes, dit Mimi, j'ai eu un amant comme ça, je l'ai
gardé deux heures.
—Des bêtises, quoi! fit Mademoiselle Musette.
—Tu as
raison, ma chère, lui dit Marcel, le platonisme en amour, c'est de l'eau dans du
vin, vois-tu? Buvons notre vin pur.
—Et vive la jeunesse! ajouta
Musette.
La déclaration de Colline avait déterminé une réaction favorable
envers Carolus. Le philosophe voulut profiter du bon mouvement opéré par son
éloquente et adroite inculpation.
—Maintenant, continua-t-il, je ne vois pas
quelles seraient justement les préventions qu'on pourrait élever contre ce jeune
mortel, qui, après tout, nous a rendu service. Quant à moi qu'on accuse d'avoir
agi à l'étourdie en voulant l'introduire parmi nous, je considère cette opinion
comme attentatoire à ma dignité. J'ai agi dans cette affaire avec la prudence du
serpent; et si un vote motivé ne me conserve pas cette prudence, j'offre ma
démission.
—Voudrais-tu poser la question de cabinet? dit Marcel.
—Je la
pose, répondit Colline. Les trois bohèmes se consultèrent, et d'un commun accord
on s'entendit pour restituer au philosophe le caractère de haute prudence qu'il
réclamait. Colline laissa ensuite la parole à Marcel, lequel, revenu un peu de
ses préventions, déclara qu'il voterait peut-être pour les conclusions du
rapporteur. Mais avant de passer au vote définitif qui ouvrirait à Carolus
l'intimité de la bohème, Marcel fit mettre aux voix cet amendement:
«Comme
l'introduction d'un nouveau membre dans le cénacle était chose grave, qu'un
étranger pouvait y apporter des éléments de discorde, en ignorant les mœurs, les
caractères et les opinions de ses camarades, chacun des membres passerait une
journée avec ledit Carolus, et se livrerait à une enquête sur sa vie, ses goûts,
sa capacité littéraire et sa garde-robe. Les bohémiens se communiqueraient
ensuite leurs impressions particulières, et l'on statuerait après sur le refus
ou l'admission: en outre, avant cette admission, Carolus devrait subir un
noviciat d'un mois, c'est-à-dire qu'il n'aurait pas avant cette époque le droit
de les tutoyer et de leur donner le bras dans la rue. Le jour de la réception
arrivé, une fête splendide serait donnée aux frais du récipiendaire. Le budget
de ces réjouissances ne pourrait pas s'élever à moins de douze francs.»
Cet
amendement fut adopté à la majorité de trois voix contre une, celle de Colline,
qui trouvait qu'on ne s'en rapportait pas assez à lui, et que cet amendement
attentait de nouveau à sa prudence.
Le soir même, Colline alla exprès de
très-bonne heure au café, afin d'être le premier à voir Carolus.
Il ne
l'attendit pas longtemps. Carolus arriva bientôt, portant à la main trois
énormes bouquets de roses.
—Tiens! dit Colline avec étonnement, que
comptez-vous faire de ce jardin?
—Je me suis souvenu de ce que vous m'avez
dit hier, vos amis viendront sans doute avec leurs dames, et c'est à leur
intention que j'apporte ces fleurs; elles sont fort belles.
—En effet, il y
en a au moins pour quinze sous.
—Y pensez-vous? reprit Carolus: au mois de
décembre, si vous disiez quinze francs.
—Ah! Ciel! s'écria Colline, un trio
d'écus pour ces simples dons de flore, quelle folie! Vous êtes donc parent des
cordillères? Eh bien, mon cher monsieur, voilà quinze francs que nous allons
être forcés d'effeuiller par la fenêtre.
—Comment! Que voulez-vous
dire?
Colline raconta alors les soupçons jaloux que Marcel avait fait
concevoir à ses amis, et instruisit Carolus de la violente discussion qui avait
eu lieu entre les bohèmes à propos de son introduction dans le cénacle. J'ai
protesté que vos intentions étaient immaculées, ajouta Caroline, mais
l'opposition n'a pas été moins vive. Gardez-vous donc de renouveler les soupçons
jaloux qu'on a pu concevoir sur vous en étant trop galant avec ces dames, et,
pour commencer, faisons disparaître ces bouquets.
Et Colline prit les roses
et les cacha dans une armoire qui servait de débarras.
—Mais ce n'est pas
tout, reprit-il: ces messieurs désirent avant de se lier intimement avec vous,
se livrer, chacun en particulier à une enquête sur votre caractère, vos goûts,
etc. Puis, pour que Barbemuche ne heurtât pas trop ses amis, Colline lui traça
rapidement un portrait moral de chacun des bohèmes. Tâchez de vous trouver
d'accord avec eux séparément, ajouta le philosophe, et à la fin ils seront tous
pour vous.
Carolus consentit à tout.
Les trois amis arrivèrent bientôt,
accompagnés de leurs épouses.
Rodolphe se montra poli avec Carolus, Schaunard
fut familier, Marcel resta froid. Pour Carolus, il s'efforça d'être gai et
affectueux avec les hommes, en étant très-indifférent avec les femmes.
En se
quittant le soir, Barbemuche invita Rodolphe à dîner pour le lendemain.
Seulement, il le pria de venir chez lui à midi.
Le poëte accepta.
—Bon, se
dit-il à lui-même, c'est moi qui commencerai l'enquête.
Le lendemain, à
l'heure convenue, Rodolphe se rendit chez Carolus. Barbemuche logeait en effet
dans un fort bel hôtel de la Rue Royale, et y occupait une chambre où régnait un
certain confortable. Seulement, Rodolphe parut étonné de voir, bien qu'on fût en
plein jour, les volets fermés, les rideaux tirés et deux bougies allumées sur
une table. Il en demanda des explications à Barbemuche.
—L'étude est fille du
mystère et du silence, répondit celui-ci. On s'assit et on causa. Au bout d'une
heure de conversation, Carolus, avec une patience et une adresse oratoire
infinies, sut amener une phrase qui, malgré sa forme humble n'était rien moins
qu'une sommation faite à Rodolphe d'avoir à écouter un petit opuscule qui était
le fruit des veilles dudit Carolus.
Rodolphe comprit qu'il était pris.
Curieux, en outre, de voir la couleur du style de Barbemuche, il s'inclina
poliment, en assurant qu'il était enchanté de ce que...
Carolus n'attendit
pas le reste de la phrase. Il courut mettre le verrou à la porte de la chambre,
la ferma à clef en dedans, et revint près de Rodolphe. Il prit ensuite un petit
cahier dont le format étroit et le peu d'épaisseur amenèrent un sourire de
satisfaction sur la figure du poëte.
—C'est là le manuscrit de votre ouvrage?
demanda-t-il.
—Non, répondit Carolus, c'est le catalogue de mes manuscrits,
et je cherche le numéro de celui que vous me permettez de vous lire... Voilà:
Don Lopez, ou la Fatalité, numéro 14. C'est sur le troisième rayon, dit Carolus,
et il alla ouvrir une petite armoire dans laquelle Rodolphe aperçut avec
épouvante une grande quantité de manuscrits. Carolus en prit un, ferma l'armoire
et vint s'asseoir en face du poëte.
Rodolphe jeta un coup d'œil sur l'un des
quatre cahiers dont se composait l'ouvrage, écrit sur un papier format du champ
de mars.
—Allons, se dit-il, ce n'est pas en vers... mais ça s'appelle Don
Lopez!
Carolus prit le premier cahier et commença ainsi sa lecture:
«Par
une froide nuit d'hiver, deux cavaliers, enveloppés dans les plis de leurs
manteaux et montés sur des mules indolentes, cheminaient côte à côte sur l'une
des routes qui traversent la solitude affreuse des déserts de la Sierra
Morena...»
—Où suis-je? Pensa Rodolphe atterré par ce début. Carolus continua
ainsi la lecture du premier chapitre, écrit tout dans ce style.
Rodolphe
écoutait vaguement et songeait à trouver un moyen de s'évader.
—Il y a bien
la fenêtre, se disait-il en lui-même; mais, outre qu'elle est fermée, nous
sommes au quatrième. Ah! Je comprends maintenant toutes ces précautions.
—Que
dites-vous de mon premier chapitre? demanda Carolus; je vous en supplie, ne me
ménagez pas les critiques.
Rodolphe crut se rappeler qu'il avait entendu des
lambeaux de philosophie déclamatoire sur le suicide, proférés par le nommé
Lopez, héros du roman, et il répondit à tout hasard:
—La grande figure de Don
Lopez est étudiée avec conscience; ça rapelle la Profession de foi du vicaire
savoyard; la description de la mule de Don Alvar me plaît infiniment; on dirait
une ébauche de Géricault. Le paysage offre de belles lignes; quant aux idées,
c'est de la graine de J-J Rousseau semée dans le terrain de
Lesage.
Seulement, permettez-moi une observation. Vous mettez trop de
virgules, et vous abusez du mot dorénavant; c'est un joli mot qui fait bien de
temps en temps, ça donne de la couleur, mais il ne faut pas en abuser. Carolus
prit son second cahier et relut encore une fois le titre de D Lopez ou la
Fatalité.
—J'ai connu un Don Lopez jadis, dit Rodolphe; il vendait des
cigarettes et du chocolat de Bayonne, c'était peut-être un parent du vôtre...
Continuez...
À la fin du second chapitre, le poëte interrompit
Carolus.
—Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu de mal à la gorge? Lui
demanda-t-il.
—Aucunement, répondit Carolus; vous allez savoir l'histoire
d'Inésille.
—J'en suis très-curieux... Cependant, si vous étiez fatigué, dit
le poëte, il ne faudrait pas...
—Chapitre iii dit Carolus d'une voix
claire.
Rodolphe examina attentivement Carolus, et s'aperçut qu'il avait le
cou très-court et le teint sanguin.
J'ai encore un espoir, pensa le poëte
après qu'il eut fait cette découverte. C'est l'apoplexie.
—Nous allons passer
au Chapitre iv. Vous aurez l'obligeance de me dire ce que vous pensez de la
scène d'amour.
Et Carolus reprit sa lecture.
Dans un moment où il
regardait Rodolphe pour lire sur sa figure l'effet que produisait son dialogue,
Carolus aperçut le poëte qui, incliné sur sa chaise, tendait la tête dans
l'attitude d'un homme qui écoute des sons lointains.
—Qu'avez-vous? Lui
demanda-t-il.
—Chut! dit Rodolphe: n'entendez-vous pas? Il me semble qu'on
crie au feu! Si nous allions voir? Carolus écouta un instant, mais n'entendit
rien.
—L'oreille m'aura tinté, fit Rodolphe, continuez; Don Alvar m'intéresse
prodigieusement; c'est un noble jeune homme.
Carolus continua à lire et mit
toute la musique de son organe sur cette phrase du jeune Don Alvar.
«Ô
Inésille, qui que vous soyez, ange ou démon, et quelle que soit votre patrie, ma
vie est à vous, et je vous suivrai, fût-ce au ciel, fût-ce en enfer.»
En ce
moment on frappa à la porte, et une voix appela Carolus du dehors.
—C'est mon
portier, dit-il en allant entre-bâiller sa porte.
C'était en effet le
portier; il apportait une lettre; Carolus l'ouvrit avec précipitation. Fâcheux
contre-temps, dit-il; nous sommes obligés de remettre la lecture à une autre
fois; je reçois une nouvelle qui me force à sortir sans retard.
—Oh! Pensa
Rodolphe, voilà une lettre qui tombe du ciel; je reconnais le cachet de la
Providence.
—Si vous voulez, reprit Carolus, nous ferons ensemble la course à
laquelle m'oblige ce message, après quoi nous irons dîner.
—Je suis à vos
ordres, dit Rodolphe.
Le soir, quand il revint dans le cénacle, le poëte fut
interrogé par ses amis à propos de Barbemuche.
—Es-tu content de lui?
T'a-t-il bien traité? demandèrent Marcel et Schaunard.
—Oui, mais ça m'a
coûté cher, dit Rodolphe.
—Comment? Est-ce que Carolus t'aurait fait payer?
demanda Schaunard avec une indignation croissante.
—Il m'a lu un roman dans
l'intérieur duquel on se nomme Don Lopez et Don Alvar, et où les jeunes premiers
appellent leur maîtresse Ange ou Démon.
—Quelle horreur! Dirent tous les
bohèmes en chœur.
—Mais autrement, fit Colline, littérature à part, quel est
ton avis sur Carolus?
—C'est un bon jeune homme. Au reste, vous pourrez faire
personnellement vos observations: Carolus compte nous traiter tous les uns après
les autres. Schaunard est invité à déjeuner pour demain. Seulement, ajouta
Rodolphe, quand vous irez chez Barbemuche, méfiez-vous de l'armoire aux
manuscrits, c'est un meuble dangereux.
Schaunard fut exact au rendez-vous, et
se livra à une enquête de commissaire-priseur et d'huissier opérant une saisie.
Aussi revint-il le soir l'esprit rempli de notes; il avait étudié Carolus sous
le point de vue des choses mobilières.
—Eh bien lui demanda-t-on, quel est
ton avis?
—Mais, reprit Schaunard, ce Barbemuche est pétri de bonnes
qualités; il sait les noms de tous les vins, et m'a fait manger des choses
délicates, comme on n'en fait pas chez ma tante le jour de sa fête. Il me paraît
lié assez intimement avec des tailleurs de la rue Vivienne et des bottiers des
panoramas. J'ai remarqué, en outre, qu'il était à peu près de notre taille à
tous, ce qui fait qu'au besoin nous pourrions lui prêter nos habits. Ses mœurs
sont moins sévères que Colline voulait bien le dire; il s'est laissé mener
partout où j'ai voulu le conduire, et m'a payé un déjeuner en deux actes, dont
le second s'est passé dans un cabaret de la halle, où je suis connu pour y avoir
fait des orgies diverses dans le carnaval. Carolus est entré là-dedans comme un
homme naturel. Voilà! Marcel est invité pour demain.
Carolus savait que
Marcel était, parmi les bohèmes, celui qui faisait le plus obstacle à sa
réception dans le cénacle: aussi il le traita avec une recherche particulière;
mais où il se rendit surtout l'artiste favorable, ce fut en lui donnant
l'espérance qu'il lui procurerait des portraits dans la famille de son
élève.
Quand ce fut au tour de Marcel de faire son rapport, ses amis n'y
trouvèrent plus cette hostilité de parti pris qu'il avait montrée d'abord contre
Carolus. Le quatrième jour, Colline informa Barbemuche qu'il était
admis.
—Quoi! Je suis reçu, dit Carolus au comble de la joie.
—Oui,
répondit Colline, mais à corrections.
—Qu'entendez-vous par là?
—Je veux
dire que vous avez encore un tas de petites habitudes vulgaires dont il faudra
vous corriger.
—Je ferai en sorte de vous imiter, répondit Carolus. Pendant
tout le temps que dura son noviciat, le philosophe platonicien fréquenta
assidûment les bohèmes; et, mis à même d'étudier plus profondément les mœurs, il
n'était pas sans éprouver quelquefois de grands étonnements.
Un matin,
Colline entra chez Barbemuche le visage radieux.
—Eh bien, mon cher, lui
dit-il, vous êtes définitivement des nôtres, c'est fini. Reste maintenant à
fixer le jour de la grande fête et l'endroit où elle aura lieu; je viens
m'entendre avec vous.
—Mais ça se trouve parfaitement, répondit Carolus: les
parents de mon élève sont en ce moment à la campagne; le jeune vicomte, dont je
suis le mentor, me prêtera pour une soirée les appartements: comme ça, nous
serons plus à notre aise; seulement, il faudra inviter le jeune vicomte.
—Ce
serait assez délicat, répondit Colline; nous lui ouvrirons les horizons
littéraires; mais croyez-vous qu'il consente?
—J'en suis sûr
d'avance.
—Alors il ne reste plus qu'à fixer le jour.
—Nous arrangerons
cela ce soir au café, dit Barbemuche.
Carolus alla ensuite retrouver son
élève et lui annonça qu'il venait d'être reçu membre d'une haute société
littéraire et artistique, et que, pour célébrer sa réception, il comptait donner
un dîner suivi d'une petite fête; il lui proposait donc de faire partie des
convives:
—Et comme vous ne pouvez pas rentrer tard, et que la fête se
prolongera dans la nuit, pour notre commodité, ajouta Carolus, nous donnerons ce
petit gala ici, dans les appartements. François, votre domestique, est discret,
vos parents ne sauront rien, et vous aurez fait connaissance avec les gens les
plus spirituels de Paris, des artistes, des auteurs.
—Imprimés? dit le jeune
homme.
—Imprimés, certainement; l'un d'eux est rédacteur en chef de l'Écharpe
d'Iris que reçoit madame votre mère; ce sont des gens très-distingués, presque
célèbres; je suis leur ami intime; ils ont de charmantes femmes.
—Il y aura
des femmes? dit le vicomte Paul.
—Ravissantes, reprit Carolus.
—Ô mon cher
maître, je vous remercie; certainement, nous donnerons la fête ici; on allumera
tous les lustres et je ferai ôter les housses des meubles. Le soir, au café,
Barbemuche annonça que la fête aurait lieu le samedi suivant.
Les bohèmes
invitèrent leurs maîtresses à songer à leur toilette.
—N'oubliez pas, leur
dirent-ils, que nous allons dans des vrais salons. Ainsi donc, préparez-vous;
toilette simple, mais riche.
À compter de ce jour, toute la rue fut instruite
que mesdemoiselles Mimi, Phémie et Musette allaient dans le monde.
Le matin
de la solennité, voici ce qui arriva. Colline, Schaunard, Marcel et Rodolphe se
rendirent en chœur chez Barbemuche, qui parut étonné de les voir si
matinalement.
—Serait-il arrivé quelque accident qui oblige la fête à être
remise? demanda-t-il avec une certaine inquiétude.
—Oui et non, répondit
Colline. Seulement, voici ce qui arrive. Entre nous, nous ne faisons jamais de
cérémonie; mais quand nous devons nous trouver avec des étrangers, vous voulons
garder un certain décorum.
—Eh bien? fit Barbemuche.
—Eh bien, continua
Colline, comme nous devons nous rencontrer ce soir avec le jeune gentilhomme qui
nous ouvre ses salons, par respect pour lui et par respect pour nous, que notre
tenue quasi-négligée pourrait compromettre, nous venons simplement vous demander
si vous ne pourriez pas, pour ce soir, nous prêter quelques hardes d'une coupe
avantageuse. Il nous est presque impossible, vous devez le comprendre, d'entrer
en vareuse et en paletot sous les lambris somptueux de cette
résidence.
—Mais, dit Carolus, je n'ai pas quatre habits noirs.
—Ah! dit
Colline, nous nous arrangerons de ce que vous aurez.
—Voyez donc, fit Carolus
en leur ouvrant une garde-robe assez bien fournie.
—Mais vous avez là un
arsenal complet d'élégances.
—Trois chapeaux! dit Schaunard avec extase;
peut-on avoir trois chapeaux quand on n'a qu'une tête?
—Et les bottes, dit
Rodolphe, voyez donc!
—Il y en a des bottes! Hurla Colline.
En un clin
d'œil ils avaient choisi chacun un équipement complet.
—À ce soir, dirent-ils
en quittant Barbemuche; ces dames se proposent d'être éblouissantes.
—Mais,
dit Barbemuche en jetant un coup d'œil sur les porte-manteaux complétement
dégarnis, vous ne me laissez rien, à moi. Comment vous recevrai-je?
—Ah!
Vous, c'est différent, dit Rodolphe, vous êtes le maître de la maison; vous
pouvez laisser l'étiquette de côté.
—Cependant, dit Carolus, il ne reste plus
qu'une robe de chambre, un pantalon à pied, un gilet de flanelle et des
pantoufles; vous avez tout pris.
—Qu'importe? Nous vous excusons d'avance,
répondirent les bohémiens.
À six heures, un fort beau dîner était servi dans
la salle à manger. Les bohémiens arrivèrent. Marcel boitait un peu et était de
mauvaise humeur. Le jeune vicomte Paul se précipita au-devant des dames et les
conduisit aux meilleures places. Mimi avait une toilette de haute fantaisie.
Musette était mise avec un goût plein de provocation. Phémie ressemblait à une
fenêtre garnie de verres de couleur, elle n'osait pas se mettre à table. Le
dîner dura deux heures et demie et fut d'une gaieté ravissante.
Le jeune
vicomte Paul marchait avec fureur sur le pied de Mimi qui était sa voisine, et
Phémie redemandait quelque chose à chaque service. Schaunard était dans les
pampres. Rodolphe improvisait des sonnets et cassait des verres en marquant le
rhythme. Colline causait avec Marcel, qui était toujours maussade.
—Qu'as-tu?
Lui disait-il.
—Je souffre horriblement des pieds et ça me gêne. Ce Carolus a
un pied de petite-maîtresse.
—Mais, dit Colline, il suffira de lui faire
comprendre que ça ne peut pas durer comme ça, et qu'à l'avenir il ait à faire
faire sa chaussure quelques points plus large; sois tranquille, j'arrangerai
cela. Mais passons au salon, où les liqueurs des îles nous appellent.
La fête
recommença avec plus d'éclat. Schaunard se mit au piano et exécuta, avec une
verve prodigieuse, sa nouvelle symphonie: La mort de la jeune fille. Le beau
morceau de la marche du créancier obtint les honneurs du ter. Il y eut deux
cordes brisées au piano.
Marcel était toujours morose, et comme Carolus
venait s'en plaindre à lui, l'artiste lui répondit:
—Mon cher monsieur, nous
ne serons jamais amis intimes, et voici pourquoi. Les dissemblances physiques
sont presque toujours l'indice certain d'une dissemblance morale, la philosophie
et la médecine sont d'accord là-dessus.
—Eh bien? fit Carolus.
—Eh bien,
dit Marcel en montrant ses pieds, votre chaussure, infiniment trop étroite pour
moi, m'indique que nous n'avons pas le même caractère; du reste, votre petite
fête était charmante.
À une heure du matin, les bohémiens se retirèrent et
rentrèrent chez eux en faisant de longs détours. Barbemuche fut malade et tint
des discours insensés à son élève qui, de son côté, rêvait aux yeux bleus de
Mademoiselle Mimi.
XIII
LA CRÉMAILLÈRE
Ceci se passait
quelque temps après la mise en ménage du poëte Rodolphe avec la jeune
Mademoiselle Mimi; et depuis environ huit jours tout le cénacle bohémien était
fort en peine à cause de la disparition de Rodolphe, qui était subitement devenu
impondérable. On l'avait cherché dans tous les endroits où il avait habitude
d'aller, et partout on avait reçu la même réponse:
—Nous ne l'avons pas vu
depuis huit jours. Gustave Colline, surtout, était dans une grande inquiétude,
et voici à quel propos. Quelques jours auparavant, il avait confié à Rodolphe un
article de haute philosophie que celui-ci devait insérer dans les colonnes
Variétés du journal le Castor, revue de la chapellerie élégante dont il était
rédacteur en chef. L'article philosophique était-il paru aux yeux de l'Europe
étonnée? Telle était la question que se posait le malheureux Colline; et on
comprendra cette anxiété quand on saura que le philosophe n'avait pas encore eu
les honneurs de la typographie, et qu'il brûlait du désir de voir quel effet
produirait sa prose imprimée en caractère cicéro. Pour se procurer cette
satisfaction d'amour-propre, il avait déjà dépensé six francs en séance de
lecture dans tous les salons littéraires de Paris, sans y rencontrer le Castor.
N'y pouvant plus tenir, Colline se jura à lui-même qu'il ne prendrait pas une
minute de repos avant d'avoir mis la main sur l'introuvable rédacteur de cette
feuille.
Aidé par des hasards qu'il serait trop long de faire connaître, le
philosophe s'était tenu parole. Deux jours après, il connaissait bien le
domicile de Rodolphe, et se présentait chez lui à six heures du
matin.
Rodolphe habitait alors un hôtel garni d'une rue déserte située dans
le faubourg Saint-Germain, et il logeait au cinquième parce qu'il n'y avait
point de sixième. Lorsque Colline arriva à la porte, il ne trouva point la clef
dessus. Il frappa pendant dix minutes sans qu'on lui répondît de l'intérieur; le
vacarme matinal attira même le portier qui vint prier Colline de se
taire.
—Vous voyez bien que ce monsieur dort, dit-il.
—C'est pour cela que
je veux le réveiller, répondit Colline en frappant de nouveau.
—Il ne veut
pas vous répondre, alors, reprit le concierge en déposant à la porte de Rodolphe
une paire de bottes vernies et une paire de bottines de femme qu'il venait de
cirer.
—Attendez donc un peu, fit Colline en examinant la chaussure mâle et
femelle, des bottes vernies toutes neuves! Je me serai trompé de porte, ce n'est
pas ici que j'ai affaire.
—Au fait, dit le portier, après qui
demandez-vous?
—Des bottines de femme! continua Colline en se parlant à
lui-même et en songeant aux mœurs austères de son ami; oui, décidément je me
suis trompé. Ce n'est pas ici la chambre de Rodolphe.
—Faites excuse,
monsieur, c'est ici.
—Eh bien, alors, c'est donc vous qui vous trompez, mon
brave homme?
—Que voulez-vous dire?
—Certainement que vous faites erreur,
ajouta Colline en indiquant les bottes vernies. Qu'est-ce que c'est que
ça?
—Ce sont les bottes de M. Rodolphe; qu'est-ce qu'il y a
d'étonnant?
—Et ceci, reprit Colline en montrant les bottines, est-ce aussi à
M. Rodolphe?
—C'est à sa dame, dit le portier.
—À sa dame! Exclama Colline
stupéfait! Ah! Le voluptueux! Voilà pourquoi il ne veut pas ouvrir.
—Dame!
dit le portier, il est libre, ce jeune homme; si monsieur veut me dire son nom,
j'en ferai part à M. Rodolphe.
—Non, dit Colline, maintenant que je sais où
le trouver, je reviendrai; et il alla sur-le-champ annoncer les grandes
nouvelles aux amis.
Les bottes vernies de Rodolphe furent généralement
traitées de fables, dues à la richesse d'imagination de Colline, et on déclara à
l'unanimité que sa maîtresse était un paradoxe.
Ce paradoxe était pourtant
une vérité; car, le soir même, Marcel reçut une lettre collective pour tous les
amis. Cette lettre était ainsi conçue:
«Monsieur et Madame Rodolphe, hommes
de lettres, vous prient de leur faire l'honneur de venir dîner chez eux demain
soir, à cinq heures précises.»
N.-B. Il y aura des assiettes.
—Messieurs,
dit Marcel en allant communiquer la lettre à ses camarades, la nouvelle se
confirme; Rodolphe a vraiment une maîtresse; de plus il nous invite à dîner, et,
continua Marcel, le post-scriptum promet de la vaisselle. Je ne vous cache pas
que ce paragraphe me paraît une exagération lyrique; cependant il faudra
voir.
Le lendemain, à l'heure indiquée, Marcel, Gustave Colline et Alexandre
Schaunard, affamés comme le dernier jour du carême, se rendirent chez Rodolphe,
qu'ils trouvèrent en train de jouer avec un chat écarlate, tandis qu'une jeune
femme disposait le couvert.
—Messieurs, dit Rodolphe en serrant la main à ses
amis et en leur désignant la jeune femme, permettez-moi de vous présenter la
maîtresse de céans.
—C'est toi qui es céans, n'est-ce pas? dit Colline, qui
avait la lèpre de ce genre de bons mots.
—Mimi, répondit Rodolphe, je te
présente mes meilleurs amis, et maintenant va tremper la soupe.
—Oh! Madame,
fit Alexandre Schaunard en se précipitant vers Mimi, vous êtes fraîche comme une
fleur sauvage.
Après s'être convaincu qu'il y avait en réalité des assiettes
sur la table, Schaunard s'informa de ce qu'on allait manger. Il poussa même la
curiosité jusqu'à soulever le couvercle des casseroles ou cuisait le dîner. La
présence d'un homard lui causa une vive impression.
Quant à Colline, il avait
tiré Rodolphe à part pour lui demander des nouvelles de son article
philosophique.
—Mon cher, il est à l'imprimerie. Le Castor paraît jeudi
prochain.
Nous renonçons à peindre la joie du philosophe.
—Messieurs, dit
Rodolphe à ses amis, je vous demande pardon si je suis resté si longtemps sans
vous donner de mes nouvelles, mais j'étais dans ma lune de miel. Et il raconta
l'histoire de son mariage avec cette charmante créature qui lui avait apporté en
dot ses dix-huit ans et six mois, deux tasses en porcelaine et un chat rouge qui
s'appelait Mimi comme elle.
—Allons, messieurs, dit Rodolphe, nous allons
pendre la crémaillère de mon ménage. Je vous préviens, au reste, que nous allons
faire un repas de bourgeois; les truffes seront remplacées par la plus franche
cordialité.
En effet, cette aimable déesse ne cessa point de régner parmi les
convives, qui trouvaient cependant que ce repas, soi-disant frugal, ne manquait
pas d'une certaine tournure. Rodolphe, en effet, s'était mis en frais. Colline
faisait remarquer qu'on changeait d'assiettes, et déclara à haute voix que
Mademoiselle Mimi était digne de l'écharpe azurée dont on décore les
impératrices du fourneau, phrase qui était complétement sanscrite pour la jeune
fille, et que Rodolphe traduisait en lui disant: «qu'elle ferait un excellent
cordon bleu.»
L'entrée en scène du homard causa une admiration générale. Sous
le prétexte qu'il avait étudié l'histoire naturelle, Schaunard demanda à le
partager lui-même; il profita même de la circonstance pour casser un couteau et
pour s'adjuger la plus grosse part, ce qui excita l'indignation générale. Mais
Schaunard n'avait point d'amour-propre, en matière de homard surtout; et comme
il en restait encore une portion, il eut l'audace de la mettre de côté, disant
qu'elle lui servirait de modèle pour un tableau de nature morte qu'il avait en
train.
L'indulgente amitié eut l'air de croire à ce mensonge, fils d'une
gourmandise immodérée.
Quant à Colline, il réservait ses sympathies pour le
dessert, et s'obstina même cruellement à ne point échanger sa part de gâteau au
rhum contre une entrée à l'orangerie de Versailles que lui proposait
Schaunard.
En ce moment, la conversation commença à s'animer. Aux trois
bouteilles de cachet rouge succédèrent trois bouteilles de cachet vert, au
milieu desquelles on vit bientôt apparaître un flacon qu'à son goulot surmonté
d'un casque argenté on reconnut pour faire partie du régiment de
Royal-Champenois, un champagne de fantaisie récolté dans les vignobles de
Saint-Ouen, et vendu à Paris deux francs la bouteille, pour cause de
liquidation, à ce que prétendait le marchand.
Mais ce n'est pas le pays qui
fait le vin, et nos bohèmes acceptèrent comme de l'aï authentique la liqueur
qu'on leur servit dans des verres ad hoc; et malgré le peu de vivacité que le
bouchon mit à s'évader de sa prison, ils s'extasièrent sur l'excellence du crû
en voyant la quantité de mousse. Schaunard employa ce qui lui restait de
sang-froid à se tromper de verre et à prendre celui de Colline, lequel trempait
gravement son biscuit dans le moutardier, en expliquant à Mademoiselle Mimi
l'article philosophique qui devait paraître dans le Castor; puis tout à coup il
devint pâle et demanda la permission d'aller à la fenêtre pour voir le soleil
couchant, bien qu'il fût dix heures du soir et que le soleil fût couché et
endormi depuis longtemps.
—C'est bien malheureux que le champagne ne soit pas
frappé, dit Schaunard en essayant encore de substituer son verre vide au verre
plein de son voisin, tentative qui n'eut point de succès.
—Madame, disait à
Mimi Colline, qui avait cessé de prendre l'air, on frappe le champagne avec la
glace, la glace est formée par la condensation de l'eau, aqua en latin. L'eau
gèle à deux degrés, et il y a quatre saisons, l'été, l'automne et l'hiver; c'est
ce qui a causé la retraite de Russie; Rodolphe, donne-moi un hémistiche de
champagne.
—Qu'est-ce qu'il dit donc, ton ami? demanda Mimi, qui ne
comprenait pas, à Rodolphe.
—C'est un mot, répondit celui-ci; Colline veut
dire un demi-verre.
Tout à coup Colline frappa brusquement sur l'épaule de
Rodolphe, et lui dit d'une voix embarrassée qui semblait mettre des syllabes en
pâte:
—C'est demain jeudi, n'est-ce pas?
—Non, répondit Rodolphe, c'est
demain dimanche.
—Non, jeudi.
—Non, encore une fois, c'est demain
dimanche.
—Ah! Dimanche, fit Colline en dodelinant de la tête, plus souvent,
c'est demain jeu... di...
Et il s'endormit en allant mouler sa figure dans le
fromage à la crème qui était sur son assiette.
—Qu'est-ce qu'il chante donc
avec son jeudi? fit Marcel.
—Ah! J'y suis maintenant, dit Rodolphe qui
commençait à comprendre l'insistance du philosophe, tourmenté par son idée fixe;
c'est à cause de son article du Castor... tenez, il en rêve tout haut.
—Bon!
dit Schaunard, il n'aura pas de café, n'est-ce pas, madame?
—À propos, dit
Rodolphe, sers-nous donc le café, Mimi.
Celle-ci allait se lever, quand
Colline, qui avait retrouvé un peu de sang-froid, la retint par la taille et lui
dit confidentiellement à l'oreille:
—Madame, le café est originaire de
l'Arabie, où il fut découvert par une chèvre. L'usage en passa en Europe.
Voltaire en prenait soixante-douze tasses par jour. Moi, je l'aime sans sucre,
mais je le prends très-chaud.
—Dieu! Comme ce monsieur est savant! Pensait
Mimi en apportant le café et les pipes.
Cependant l'heure s'avançait; minuit
avait sonné depuis longtemps, et Rodolphe essaya de faire comprendre à ses
convives qu'il était temps de se retirer. Marcel, qui avait conservé toute sa
raison, se leva pour partir.
Mais Schaunard s'aperçut qu'il y avait encore de
l'eau-de-vie dans une bouteille, et déclara qu'il ne serait pas minuit tant
qu'il resterait quelque chose dans le flacon. Pour Colline, il était à cheval
sur sa chaise et murmurait à voix basse:
—Lundi, mardi, mercredi,
jeudi.
—Ah çà! disait Rodolphe très-embarrassé, je ne peux pourtant pas les
garder ici cette nuit; autrefois, c'était bien; mais maintenant c'est autre
chose, ajouta-t-il en regardant Mimi, dont le regard, doucement allumé, semblait
appeler la solitude à deux.
—Comment donc faire? Conseille-moi donc un peu,
toi, Marcel. Invente une ficelle pour les éloigner.
—Non, je n'inventerai
pas, dit Marcel, mais j'imiterai.
—Je me rappelle une comédie où un valet
intelligent trouve le moyen de mettre à la porte de chez son maître trois
coquins ivres comme Silène.
—Je me souviens de ça, fit Rodolphe, c'est dans
Kean. En effet, la situation est la même.
—Eh bien, dit Marcel, nous allons
voir si le théâtre est la nature. Attends un peu, nous commencerons par
Schaunard. Eh! Schaunard! s'écria le peintre.
—Hein? Qu'est-ce qu'il y a?
répondait celui-ci, qui semblait nager dans le bleu d'une douce ivresse.
—Il
y a qu'il n'y a plus rien à boire ici, et que nous avons tous soif.
—Ah! Oui,
dit Schaunard, ces bouteilles, c'est si petit.
—Eh bien, reprit Marcel,
Rodolphe a décidé qu'on passerait la nuit ici; mais il faut aller chercher
quelque chose avant que les boutiques soient fermées...
—Mon épicier demeure
au coin de la rue, dit Rodolphe. Schaunard, tu devrais y aller. Tu prendras deux
bouteilles de rhum de ma part.
—Oh! Oui, oh! Oui, oh! Oui, dit Schaunard en
se trompant de paletot et prenant celui de Colline, qui faisait des losanges sur
la nappe avec son couteau.
—Et d'un! dit Marcel quand Schaunard fut parti.
Passons maintenant à Colline, celui-là sera dur. Ah! Une idée. Eh! Eh! Colline,
fit-il en heurtant violemment le philosophe.
—Quoi?... quoi?...
quoi?...
—Schaunard vient de partir et a pris par erreur ton paletot
noisette.
Colline regarda autour de lui et aperçut en effet, à la place ou
était son vêtement, le petit habit à carreaux de Schaunard. Une idée soudaine
lui traversa l'esprit et l'emplit d'inquiétude. Colline, selon son habitude,
avait bouquiné dans la journée, et il avait acheté, pour quinze sous, une
grammaire finlandaise et un petit roman de M. Nisard, intitulé: le Convoi de la
Laitière. À ces deux acquisitions étaient joints sept ou huit volumes de haute
philosophie, qu'il avait toujours sur lui, afin d'avoir un arsenal où puiser des
arguments en cas de discussion philosophique. L'idée de savoir cette
bibliothèque entre les mains de Schaunard lui donna une sueur froide.
—Le
malheureux! s'écria Colline, pourquoi a-t-il pris mon paletot?
—C'est par
erreur.
—Mais mes livres... il peut en faire un mauvais usage.
—N'aie
point peur, il ne les lira pas, dit Rodolphe.
—Oui, mais je le connais, moi;
il est capable d'allumer sa pipe avec.
—Si tu es inquiet, tu peux le
rattraper, dit Rodolphe, il vient de sortir à l'instant; si tu trouveras à la
porte.
—Certainement que je le rattraperai, répondit Colline en se couvrant
de son chapeau, dont les bords sont si larges, qu'on pourrait facilement servir
dessus un thé pour dix personnes.
—Et de deux, dit Marcel à Rodolphe; te
voilà libre, je m'en vais, et je recommanderai au portier de ne point ouvrir si
on frappe.
—Bonne nuit, fit Rodolphe, et merci.
Comme il venait de
reconduire son ami, Rodolphe entendit dans l'escalier un miaulement prolongé,
auquel son chat écarlate répondit par un autre miaulement, en essayant avec
subtilité une évasion par la porte entre-bâillée.
—Pauvre Roméo! dit
Rodolphe, voilà sa Juliette qui l'appelle; allons, va, fit-il en ouvrant sa
porte à la bête enamourée qui ne fit qu'un bond de l'escalier jusque entre les
pattes de son amante.
Resté seul avec sa maîtresse qui, debout devant un
miroir, bouclait ses cheveux dans une charmante attitude provocatrice, Rodolphe
s'approcha de Mimi et l'enlaça dans ses bras. Puis, comme un musicien qui, avant
de commencer son morceau, frappe un placage d'accords pour s'assurer de la
capacité de son instrument, Rodolphe assit la jeune Mimi sur ses genoux et lui
appuya sur l'épaule un long et sonore baiser qui imprima une vibration soudaine
au corps de la printanière créature.
L'instrument était
d'accord.
XIV
MADEMOISELLE MIMI
Ô mon ami Rodolphe,
qu'est-il donc advenu pour que vous soyez changé ainsi? Dois-je croire les
bruits que l'on rapporte, et ce malheur a-t-il pu abattre à ce point votre
robuste philosophie? Comment pourrai-je, moi, l'historien ordinaire de votre
épopée bohème, si pleine d'éclats de rire, comment pourrai-je raconter sur un
ton assez mélancolique la pénible aventure qui met un crêpe à votre constante
gaieté, et arrête ainsi tout à coup la sonnerie de vos paradoxes?
Ô Rodolphe,
mon ami! Je veux bien que le mal soit grand, mais là, en vérité, ce n'est point
de quoi s'aller jeter à l'eau. Donc je vous convie au plus vite à faire une
croix sur le passé. Fuyez surtout la solitude peuplée de fantômes qui
éterniseraient vos regrets. Fuyez le silence, où les échos des souvenirs
seraient encore pleins de vos joies et de vos douleurs passées. Jetez
courageusement à tous les vents de l'oubli le nom que vous avez tant aimé, et
jetez avec lui tout ce qui vous reste encore de celle-là qui le portait. Boucles
de cheveux mordues par les lèvres folles du désir; flacon de Venise, où dort
encore un reste de parfum, qui, en ce moment, serait plus dangereux à respirer
pour vous que tous les poisons du monde; au feu les fleurs, les fleurs de gaze,
de soie et de velours; les jasmins blancs; les anémones empourprées par le sang
d'Adonis, les myosotis bleus, et tous ces charmants bouquets qu'elle composait
aux jours lointains de votre court bonheur. Alors, je l'aimais aussi, moi, votre
Mimi, et je ne voyais pas de danger à ce que vous l'aimassiez. Mais suivez mon
conseil: au feu les rubans, les jolis rubans roses, bleus et jaunes dont elle se
faisait des colliers pour agacer le regard; au feu les dentelles et les bonnets,
et les voiles et tous ces chiffons coquets dont elle se parait pour aller faire
de l'amour mathématique avec M. César, M. Jérôme, M. Charles, ou tel autre
galant du calendrier, alors que vous l'attendiez à votre fenêtre, frissonnant
sous les bises et les givres de l'hiver; au feu, Rodolphe, et sans pitié, tout
ce qui lui a appartenu et pourrait encore vous parler d'elle; au feu les lettres
d'amour. Tenez, en voici précisément une, et vous avez pleuré dessus comme une
fontaine, ô mon ami infortuné!
«Comme tu ne rentres pas, je sors pour aller
chez ma tante; j'emporte l'argent qu'il y a ici, pour prendre une
voiture.—Lucile.» Et ce soir-là, ô Rodolphe, vous n'avez pas dîné, vous en
souvenez-vous? Et vous êtes venu chez moi me tirer un feu d'artifice de
plaisanteries qui attestaient de la tranquillité de votre esprit. Car vous
croyiez Mimi chez sa tante, et si je vous avais dit qu'elle était chez M. César,
ou avec un comédien de Montparnasse, vous auriez certainement voulu me couper la
gorge. Au feu encore cet autre billet qui a toute la tendresse laconique du
premier:
«Je vais me commander des bottines, il faut absolument que tu
trouves de l'argent pour que je les aille chercher après-demain.» Ah! mon ami,
ces bottines-là ont dansé bien des contre-danses où vous ne faisiez pas
vis-à-vis. À la flamme tous ces souvenirs, et au vent leurs cendres.
Mais
d'abord, Ô Rodolphe, par amour pour l'humanité et pour la gloire de l'Écharpe
d'Iris et du Castor, reprenez les rênes du bon goût que vous aviez abandonnées
durant votre souffrance égoïste, sans quoi il peut arriver des choses horribles
et dont vous seriez responsable. Nous en reviendrions aux manches à gigot, aux
pantalons à petit pont, et on verrait un jour venir à la mode des chapeaux qui
fâcheraient l'univers et appelleraient la colère du ciel.
Et maintenant,
voici le moment venu de raconter les amours de notre ami Rodolphe avec
Mademoiselle Lucile, surnommée Mademoiselle Mimi. Ce fut au détour de sa
vingt-quatrième année, que Rodolphe fut pris subitement au cœur par cette
passion, qui eut une grande influence sur sa vie. À l'époque où il rencontra
Mimi, Rodolphe menait cette existence accidentée et fantastique que nous avons
essayé de décrire dans les précédentes scènes de cette série. C'était
certainement un des plus gais porte-misère qui fussent au pays de Bohème. Et
lorsque dans sa journée il avait fait un mauvais dîner et un bon mot, il
marchait plus fier sur le pavé qui souvent faillit lui servir de gîte, plus fier
sous son habit noir criant merci par toutes les coutures, qu'un empereur sous la
robe de pourpre. Dans le cénacle où vivait Rodolphe, par une pose assez commune
à quelques jeunes gens, on affectait de traiter l'amour comme une chose de luxe,
un prétexte à bouffonnerie. Gustave Colline, qui était depuis fort longtemps en
relation avec une giletière qu'il rendit contrefaite de corps et d'esprit à
force de lui faire copier jour et nuit les manuscrits de ses ouvrages
philosophiques, prétendait que l'amour était une espèce de purgation, bonne à
prendre à chaque saison nouvelle, pour se débarrasser des humeurs. Au milieu de
tous ces faux sceptiques, Rodolphe était le seul qui osât parler avec quelque
révérence de l'amour; et quand on avait le malheur de lui laisser prendre cette
corde, il en avait pour une heure à roucouler des élégies sur le bonheur d'être
aimé, l'azur du lac paisible, chanson de la brise, concert d'étoiles, etc, etc.
Cette manie l'avait fait surnommer l'harmonica, par Schaunard. Marcel avait
aussi fait à ce propos un mot très-joli, où, faisant allusion aux tirades
sentimentales et germaniques de Rodolphe, ainsi qu'à sa calvitie précoce, il
l'appelait: myosotis chauve. La vérité vraie était ceci: Rodolphe croyait alors
sérieusement en avoir fini avec toutes les choses de jeunesse et d'amour; il
chantait insolemment le De Profundis sur son cœur qu'il croyait mort, alors
qu'il n'était qu'immobile, mais prêt au réveil, mais facile à la joie et plus
tendre que jamais à toutes les chères douleurs qu'il n'espérait plus et qui le
désespéraient aujourd'hui. Vous l'avez voulu, ô Rodolphe! et nous ne vous
plaindrons pas, car ce mal dont vous souffrez est un de ceux qu'on envie le
plus, surtout si l'on sait qu'on en est à jamais guéri.
Rodolphe rencontra
donc la jeune Mimi qu'il avait jadis connue, alors qu'elle était la maîtresse
d'un de ses amis. Et il en fit la sienne. Ce fut d'abord un grand haro parmi les
amis de Rodolphe lorsqu'ils apprirent son mariage; mais comme Mademoiselle Mimi
était fort avenante, point du tout bégueule, et supportait sans maux de tête la
fumée de la pipe et les conversations littéraires, on s'accoutuma à elle et on
la traita comme une camarade. Mimi était une charmante femme et d'une nature qui
convenait particulièrement aux sympathies plastiques et poétiques de Rodolphe.
Elle avait vingt-deux ans; elle était petite, délicate, mièvre. Son visage
semblait l'ébauche d'une figure aristocratique; mais ses traits, d'une certaine
finesse et comme doucement éclairés par les lueurs de ses yeux bleus et
limpides, prenaient en de certains moments d'ennui ou d'humeur un caractère de
brutalité presque fauve, où un physiologiste aurait peut-être reconnu l'indice
d'un profond égoïsme ou d'une grande insensibilité. Mais c'était le plus souvent
une charmante tête au sourire jeune et frais, aux regards tendres ou pleins
d'impérieuse coquetterie. Le sang de la jeunesse courait chaud et rapide dans
ses veines, et colorait de teintes rosées sa peau transparente aux blancheurs de
camélia. Cette beauté maladive séduisait Rodolphe, et il passait souvent, la
nuit, bien des heures à couronner de baisers le front pâle de sa maîtresse
endormie, dont les yeux humides et lassés brillaient à demi clos sous le rideau
de ses magnifiques cheveux bruns. Mais ce qui contribua surtout à rendre
Rodolphe amoureux fou de Mademoiselle Mimi, ce furent ses mains que, malgré les
soins du ménage, elle savait conserver plus blanches que les mains de la déesse
de l'oisiveté. Cependant, ces mains si frêles, si mignonnes, si douces aux
caresses de la lèvre, ces mains d'enfant entre lesquelles Rodolphe avait déposé
son cœur de nouveau en floraison, ces mains blanches de Mademoiselle Mimi
devaient bientôt mutiler le cœur du poëte avec leurs ongles roses.
Au bout
d'un mois, Rodolphe commença à s'apercevoir qu'il avait épousé une tempête, et
que sa maîtresse avait un grand défaut. Elle voisinait, comme on dit, et passait
une grande partie de son temps chez des femmes entretenues du quartier, dont
elle avait fait la connaissance. Il en résulta bientôt ce que Rodolphe avait
craint lorsqu'il s'était aperçu des relations contractées par sa maîtresse.
L'opulence variable de quelques-unes de ses amies nouvelles avait fait naître
une forêt d'ambition dans l'esprit de Mademoiselle Mimi, qui jusque-là n'avait
eu que des goûts modestes et se contentait du nécessaire, que Rodolphe lui
procurait de son mieux. Mimi commença à rêver la soie, le velours et la
dentelle. Et malgré les défenses de Rodolphe, elle continua à fréquenter les
femmes, qui toutes étaient d'accord pour lui persuader de rompre avec le
bohémien qui ne pouvait pas seulement lui donner cent cinquante francs pour
s'acheter une robe de drap.
—Jolie comme vous êtes, lui disaient ses
conseillères, vous trouverez facilement une position meilleure. Il ne faut que
chercher.
Et Mademoiselle Mimi se mit à chercher. Témoin de ses fréquentes
sorties, maladroitement motivées, Rodolphe entra dans la voie douloureuse des
soupçons. Mais dès qu'il se sentait sur la trace de quelque preuve d'infidélité,
il s'enfonçait avec acharnement un bandeau sur les yeux, afin de ne rien voir.
Cependant, quoi qu'il en fût, il adorait Mimi. Il avait pour elle cet amour
jaloux, fantasque, querelleur et bizarre que la jeune femme ne comprenait pas,
parce qu'elle n'éprouvait alors pour Rodolphe que cet attachement tiède qui
résulte de l'habitude. Et d'ailleurs, la moitié de son cœur avait déjà été
dépensée au temps de son premier amour, et l'autre moitié était encore pleine
des souvenirs de son premier amant.
Huit mois se passèrent ainsi, alternés de
jours bons et mauvais. Pendant ce temps, Rodolphe fut vingt fois sur le point de
se séparer de Mademoiselle Mimi, qui avait pour lui toutes les cruautés
maladroites de la femme qui n'aime pas. À proprement parler, cette existence
était devenue pour tous deux un enfer. Mais Rodolphe s'était habitué à ces
luttes quotidiennes, et ne craignait rien tant que de voir cesser cet état de
choses, parce qu'il sentait qu'avec lui cesseraient à jamais et ces fièvres de
jeunesse et ces agitations qu'il n'avait point ressenties depuis si longtemps.
Et puis, s'il faut tout dire aussi, il y avait des heures où Mademoiselle Mimi
savait faire oublier à Rodolphe tous les soupçons auxquels il se déchirait le
cœur. Il y avait des moments où elle courbait à ses genoux comme un enfant, sous
le charme de son regard bleu, ce poëte à qui elle avait fait retrouver la poésie
perdue, ce jeune à qui elle avait rendu la jeunesse, et qui, grâce à elle, était
rentré sous l'équateur de l'amour. Deux ou trois fois par mois, au milieu de
leurs orageuses querelles, Rodolphe et Mimi s'arrêtaient d'un commun accord dans
l'oasis fraîche d'une nuit d'amour et de douces causeries. Alors, Rodolphe
prenait entre ses bras la tête souriante et animée de son amie, et pendant des
heures entières il se laissait aller à lui parler cet admirable et absurde
langage que la passion improvise à ses heures de délire. Mimi écoutait calme
d'abord, plutôt étonnée qu'émue, mais à la fin, l'éloquence enthousiaste de
Rodolphe, tour à tour tendre, gai, mélancolique, la gagnait peu à peu. Elle
sentait fondre, au contact de cet amour, les glaces d'indifférence qui
engourdissaient son cœur, des fièvres contagieuses commençaient à l'agiter, elle
se jetait au cou de Rodolphe et lui disait en baisers tout ce qu'elle n'aurait
pu lui dire en paroles. Et l'aube les surprenait ainsi, enlacés l'un à l'autre,
les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, tandis que leurs bouches
humides et brûlantes murmuraient encore le mot immortel:
«Qui, depuis cinq
mille ans,
Se suspend chaque nuit aux lèvres des amants.»
Mais le
lendemain, le plus futile prétexte amenait une querelle, et l'amour épouvanté
s'enfuyait encore pour longtemps.
À la fin, cependant, Rodolphe s'aperçut
que, s'il n'y prenait garde, les mains blanches de Mademoiselle Mimi
l'achemineraient à un abîme où il laisserait son avenir et sa jeunesse. Un
instant la raison austère parla en lui plus fort que l'amour, et il se
convainquit par de beaux raisonnements appuyés de preuves que sa maîtresse ne
l'aimait pas. Il alla jusqu'à se dire que les heures de tendresse qu'elle lui
accordait n'étaient qu'un caprice de sens pareil à ceux que les femmes mariées
éprouvent pour leurs maris lorsqu'elles ont la fièvre d'un cachemire, d'une robe
nouvelle, ou que leur amant se trouve éloigné d'elles, ce qui fait pendant au
proverbe: «quand on n'a point de pain blanc on se contente de pain bis.» Bref,
Rodolphe pouvait tout pardonner à sa maîtresse, excepté de n'être point aimé. Il
prit donc un parti suprême et annonça à Mademoiselle Mimi qu'elle eût à chercher
un autre amant. Mimi se mit à rire et fit des bravades. À la fin, voyant que
Rodolphe tenait bon dans sa résolution, et l'accueillait avec beaucoup de
tranquillité lorsqu'elle rentrait à la maison après une nuit et un jour passés
au dehors, elle commença à s'inquiéter un peu devant cette fermeté à laquelle
elle n'était point habituée. Elle fut alors charmante pendant deux ou trois
jours. Mais son amant ne revenait point sur ce qu'il avait dit, et se contentait
de lui demander si elle avait trouvé quelqu'un.
—Je n'ai seulement pas
cherché, répondait-elle. Cependant elle avait cherché, et même avant que
Rodolphe lui en eût donné le conseil. En quinze jours elle avait fait deux
tentatives. Une de ses amies l'avait aidée et lui avait d'abord ménagé la
connaissance d'un jeune jouvenceau qui avait fait briller aux yeux de Mimi un
horizon de cachemires de l'Inde et de mobiliers en palissandre. Mais, de l'avis
de Mimi elle-même, ce jeune lycéen, qui pouvait être très-fort en algèbre,
n'était pas un très-grand clerc en amour; et comme Mimi n'aimait point à faire
les éducations, elle planta là son amoureux novice avec ses cachemires, qui
broutaient encore les prairies du Tibet, et ses mobiliers de palissandre, encore
en feuilles dans les forêts du nouveau-monde.
Le lycéen ne tarda pas à être
remplacé par un gentilhomme breton, dont Mimi s'était rapidement affolée, et
elle n'eut point besoin de prier longtemps pour devenir comtesse.
Malgré les
protestations de sa maîtresse, Rodolphe eut vent de quelque intrigue; il voulut
savoir au juste où il en était, et un matin, après une nuit où Mademoiselle Mimi
n'était point rentrée, il courut à l'endroit où il la soupçonnait être, et là il
put à loisir s'enfoncer en plein cœur une de ces preuves auxquelles il faut
croire quand même. Les yeux bordés d'une auréole de volupté, il vit Mademoiselle
Mimi sortir du manoir où elle s'était fait anoblir, pendue au bras de son
nouveau maître et seigneur, lequel, il faut le dire, paraissait beaucoup moins
fier de sa nouvelle conquête que ne le fut Pâris, le beau berger grec, après
l'enlèvement de la belle Hélène.
En voyant arriver son amant, Mademoiselle
Mimi parut un peu surprise. Elle s'approcha de lui, et pendant cinq minutes ils
s'entretinrent fort tranquillement. Ils se séparèrent ensuite pour aller chacun
de son côté. Leur rupture était résolue.
Rodolphe rentra chez lui et passa la
journée à disposer en paquets tous les objets qui appartenaient à sa
maîtresse.
Durant la journée qui suivit le divorce avec sa maîtresse,
Rodolphe reçut la visite de plusieurs de ses amis, et leur annonça tout ce qui
s'était passé. Tout le monde le complimenta de cet événement comme d'un grand
bonheur.
—Nous vous aiderons, ô mon poëte, lui disait un de ceux-là qui
avaient été le plus souvent témoins des misères que Mademoiselle Mimi faisait
endurer à Rodolphe, nous vous aiderons à retirer votre cœur des mains d'une
méchante créature. Et avant peu, vous serez guéri et tout prêt à courir avec une
autre Mimi les verts chemins d'Aulnay et de Fontenay-Aux-Roses.
Rodolphe jura
que c'en était à jamais fini avec les regrets et le désespoir. Il se laissa même
entraîner au bal Mabille, où sa tenue délabrée représentait fort mal l'Écharpe
d'Iris qui lui procurait ses entrées dans ce beau jardin de l'élégance et du
plaisir. Là, Rodolphe rencontra de nouveaux amis avec qui il se mit à boire. Il
leur raconta son malheur avec un luxe inouï de style bizarre, et, pendant une
heure, il fut étourdissant de verve et d'entrain.
—Hélas! Hélas! disait le
peintre Marcel en écoutant la pluie d'ironie qui tombait des lèvres de son ami,
Rodolphe est trop gai, beaucoup trop!
—Il est charmant! répondit une jeune
femme à qui Rodolphe venait d'offrir un bouquet; et, quoiqu'il soit bien mal
mis, je me compromettrais volontiers à danser avec lui s'il voulait
m'inviter.
Deux secondes après, Rodolphe, qui avait entendu, était à ses
pieds, enveloppant son invitation dans un discours aromatisé de tout le musc et
de tout le benjoin d'une galanterie à 80 degrés Richelieu. La dame demeura
confondue devant ce langage pailleté d'adjectifs éblouissants et de phrases
contournées et régence au point de faire rougir le talon des souliers de
Rodolphe, qui n'avait jamais été si gentilhomme vieux-sèvres. L'invitation fut
acceptée.
Rodolphe ignorait les premiers éléments de la danse à l'égal de la
règle de trois. Mais il était mû par une audace extraordinaire, il n'hésita
point à partir, et improvisa une danse inconnue à toutes les chorégraphies
passées. C'était un pas qu'on appelle le pas des regrets et soupirs, et dont
l'originalité obtint un incroyable succès. Les trois mille becs de gaz avaient
beau lui tirer la langue, comme pour se moquer de lui, Rodolphe allait toujours,
et jetait sans relâche, à la figure de sa danseuse, des poignées de madrigaux
entièrement inédits.
—Hélas! disait le peintre Marcel, cela est incroyable,
Rodolphe me fait l'effet d'un homme ivre qui se roule sur des verres
cassés.
—En attendant, il a fait une femme superbe, dit un autre en voyant
Rodolphe s'enfuir avec sa danseuse.
—Tu ne nous dis pas adieu, lui cria
Marcel.
Rodolphe revint près de l'artiste et lui tendit la main. Cette main
était froide et humide comme une pierre mouillée.
La compagne de Rodolphe
était une robuste fille de Normandie, riche et abondante nature dont la
rusticité native s'était promptement aristocratisée au milieu des élégances du
luxe parisien et d'une vie oisive. Elle s'appelait quelque chose comme Madame
Séraphine, et était pour le présent la maîtresse d'un rhumatisme, pair de
France, qui lui donnait 50 louis par mois, qu'elle partageait avec un
gentilhomme de comptoir qui ne lui donnait que des coups. Rodolphe lui avait
plu, elle espéra qu'il ne lui donnerait rien, elle l'emmena chez
elle.
—Lucile, dit-elle à sa femme de chambre, je n'y suis pour personne. Et,
après avoir passé dans sa chambre, elle revint au bout de cinq minutes, revêtue
d'un costume spécial. Elle trouva Rodolphe immobile et muet, car depuis son
entrée il s'était malgré lui enfoncé dans des ténèbres plein de sanglots
silencieux.
—Vous ne me regardez plus, tu ne me parles pas, dit Séraphine
étonnée.
—Allons, se dit Rodolphe en relevant la tête, regardons-la, mais
pour l'art seulement!
Et quel spectacle, alors, vint s'offrir à ses
yeux!
comme dit Raoul dans les Huguenots.
Séraphine était
admirablement belle. Ces formes splendides, habilement mises en valeur par la
coupe de son vêtement, s'accusaient pleines de provocations sous la
demi-transparence du tissu. Toutes les impérieuses fièvres du désir se
réveillèrent dans les veines de Rodolphe. Un chaud brouillard lui monta au
cerveau. Il regarda Séraphine autrement que pour l'amour de l'esthétique, et il
prit dans ses mains celles de la belle fille. C'étaient des mains sublimes et
qu'on eût dites sculptées par les plus purs ciseaux de la statuaire grecque.
Rodolphe sentit ces admirables mains trembler dans les siennes; et, de moins en
moins critique d'art, il attira près de lui Séraphine, dont le visage se
colorait déjà de cette rougeur qui est l'aurore de la volupté.
—Cette
créature est un véritable instrument de plaisir un vrai stradivarius d'amour, et
dont je jouerais volontiers un air, pensa Rodolphe, en entendant d'une manière
très-distincte le cœur de la belle battre une charge précipitée.
En ce moment
un coup de sonnette violent retentit à la porte de l'appartement.
—Lucile,
Lucile, cria Séraphine à la femme de chambre, n'ouvrez pas; dites que je ne suis
pas rentrée.
À ce nom de Lucile, deux fois prononcé, Rodolphe se leva.
—Je
ne veux vous gêner en aucune façon, madame, dit-il. D'ailleurs, il faut que je
me retire, il est tard et je demeure très-loin. Bonsoir.
—Comment! Vous
partez? s'écria Séraphine en redoublant les éclairs de son regard. Pourquoi,
pourquoi partez-vous? Je suis libre, vous pouvez rester.
—Impossible,
répondit Rodolphe. J'attends ce soir un de mes parents qui arrive de la terre de
feu, et il me déshériterait s'il ne me trouvait pas chez moi pour lui faire
accueil. Bonsoir, madame!
Et il sortit avec précipitation. La servante alla
l'éclairer, Rodolphe leva par mégarde les yeux sur elle. C'était une jeune femme
frêle, à la démarche lente; son visage très-pâle faisait une charmante antithèse
avec sa chevelure noire ondée naturellement, et ses yeux bleus semblaient deux
étoiles malades.
—Ô fantôme! s'écria Rodolphe en se reculant devant celle qui
portait le nom et le visage de sa maîtresse.
Arrière! Que me veux-tu? Et il
descendit l'escalier à la hâte.
—Mais, madame, dit la camériste en rentrant
chez sa maîtresse, il est fou, ce jeune homme!
—Dis donc qu'il est bête,
répondit Séraphine exaspérée.
Oh! ajouta-t-elle, ça m'apprendra à être bonne.
Si cet imbécile de Léon avait au moins l'esprit de venir à présent!
Léon
était le gentilhomme dont la tendresse portait une cravache.
Rodolphe courut
chez lui tout d'une haleine. En montant l'escalier, il trouva son chat écarlate
qui poussait des gémissements plaintifs. Il y avait deux nuits déjà qu'il
appelait ainsi vainement son amante infidèle, une Manon Lescaut angora, partie
en campagne galante sur les toits d'alentour. Pauvre bête, dit Rodolphe, toi
aussi on t'a trompé; ta Mimi t'a fait des traits comme la mienne. Bast!
Consolons-nous. Vois-tu, ma pauvre bête, le cœur des femmes et des chattes est
un abîme que les hommes et les chats ne pourront jamais sonder.
Lorsqu'il
entra dans sa chambre, bien qu'il fît une chaleur épouvantable, Rodolphe crut
sentir un manteau glacé descendre sur ses épaules. C'était le froid de la
solitude, de la terrible solitude de la nuit que rien ne vient troubler. Il
alluma sa bougie et aperçut alors la chambre dévastée. Les meubles ouvraient
leurs tiroirs vides, et, du plafond au sol, une immense tristesse emplissait
cette petite chambre, qui parut à Rodolphe plus grande qu'un désert. En
marchant, il heurta du pied les paquets renfermant les objets appartenant à
Mademoiselle Mimi, et il ressentit un mouvement de joie en voyant qu'elle
n'était pas encore venue pour les prendre, comme elle lui avait dit qu'elle le
ferait le matin. Rodolphe sentait, malgré tous ses combats, approcher l'heure de
la réaction, et il devinait bien qu'une nuit atroce allait expier toute la joie
amère qu'il avait dépensée dans la soirée. Cependant, il espérait que son corps,
brisé par la fatigue, s'endormirait avant le réveil des angoisses, si longtemps
comprimées dans son cœur.
Comme il s'approchait du lit et en écartait les
rideaux, en voyant ce lit qui n'avait pas été dérangé depuis deux jours, devant
les deux oreillers placés l'un à côté de l'autre, et sous l'un desquels se
cachait encore à demi la garniture d'un bonnet de femme, Rodolphe sentit son
cœur étreint dans l'invincible étau de cette douleur morne qui ne peut éclater.
Il tomba au pied du lit, prit son front dans ses mains; et, après avoir jeté un
regard dans cette chambre désolée, il s'écria:
—Ô petite Mimi, joie de ma
maison, est-il bien vrai que vous soyez partie, que je vous ai renvoyée, et que
je ne vous reverrai plus, mon Dieu! ô jolie tête brune qui avez si longtemps
dormi à cette place, ne reviendrez-vous plus y dormir encore? ô voix capricieuse
dont les caresses me donnaient le délire, et dont les colères me charmaient,
est-ce que je ne vous entendrai plus? ô petites mains blanches aux veines
bleues, vous à qui j'avais fiancé mes lèvres, ô petites mains blanches,
avez-vous donc reçu mon dernier baiser? Et Rodolphe plongeait, avec une ivresse
délirante, sa tête dans les oreillers, encore imprégnés des parfums de la
chevelure de son amie. Du fond de cette alcôve il lui semblait voir sortir le
fantôme des belles nuits qu'il avait passées avec sa jeune maîtresse. Il
entendait retentir claire et sonore, au milieu du silence nocturne, le rire
épanoui de Mademoiselle Mimi, et il se ressouvint de cette charmante et
contagieuse gaieté avec laquelle elle avait su tant de fois lui faire oublier
tous les embarras et toutes les misères de leur existence hasardeuse.
Pendant
toute cette nuit il passa en revue les huit mois qu'il venait d'écouler auprès
de cette jeune femme qui ne l'avait jamais aimé peut-être, mais dont les tendres
mensonges avaient su rendre au cœur de Rodolphe sa jeunesse et sa virilité
premières.
L'aube blanchissante le surprit au moment où, vaincu par la
fatigue, il venait de fermer les yeux rougis par les larmes versées durant cette
nuit. Veille douloureuse et terrible, et comme les plus railleurs et les plus
sceptiques d'entre nous pourraient en retrouver plus d'une au fond de leur
passé.
Le matin, lorsque ses amis entrèrent chez lui, ils furent effrayés en
voyant Rodolphe, dont le visage était ravagé par toutes les angoisses qui
l'avaient assailli durant sa veille au mont d'oliviers de l'amour.
—Bon, dit
Marcel, j'en étais sûr: c'est sa gaieté d'hier qui lui a tourné sur le cœur. Ça
ne peut pas durer comme ça.
Et, de concert avec deux ou trois camarades, il
commença sur Mademoiselle Mimi une foule de révélations indiscrètes, dont chaque
mot s'enfonçait comme une épine au cœur de Rodolphe. Ses amis lui prouvèrent que
de tout temps sa maîtresse l'avait trompé comme un niais, chez lui et au dehors,
et que cette créature pâle comme l'ange de la phthisie était un écrin de
sentiments mauvais et d'instincts féroces.
Et l'un et l'autre, ils
alternèrent ainsi dans la tâche qu'ils avaient entreprise, et dont le but était
d'amener Rodolphe à ce point où l'amour aigri se change en mépris; mais ce but
ne fut atteint qu'à moitié. Le désespoir du poëte se changea en colère. Il se
jeta avec rage sur les paquets qu'il avait préparés la veille; et après avoir
mis de côté tous les objets que sa maîtresse avait en sa possession en entrant
chez lui, il garda tout ce qu'il lui avait donné pendant leur liaison,
c'est-à-dire la plus grande partie, et surtout les choses de toilette auxquelles
Mademoiselle Mimi tenait par toutes les fibres de sa coquetterie, devenue
insatiable dans les derniers temps.
Mademoiselle Mimi vint le lendemain dans
la journée pour prendre ses effets. Rodolphe était chez lui et seul. Il fallut
que toutes les puissances de l'amour-propre le retinssent, pour qu'il ne se
jetât point au cou de sa maîtresse. Il lui fit un accueil plein d'injures
muettes, et Mademoiselle Mimi lui répondit par ces insultes froides et aiguës
qui font pousser des griffes aux plus faibles et aux plus timides. Devant le
dédain avec lequel sa maîtresse le flagellait avec une opiniâtreté insolente, la
colère de Rodolphe éclata brutale et effrayante; un instant, Mimi, blanche de
terreur, se demanda si elle allait sortir vivante d'entre ses mains. Aux cris
qu'elle poussa, quelques voisins accoururent et l'arrachèrent de la chambre de
Rodolphe.
Deux jours après, une amie de Mimi vint demander à Rodolphe s'il
voulait rendre les affaires qu'il avait gardées chez lui.
—Non,
répondit-il.
Et il fit causer la messagère de sa maîtresse. Cette femme lui
apprit que la jeune Mimi était dans une situation fort malheureuse, et qu'elle
allait manquer de logement.
—Et son amant, dont elle est si folle?
—Mais,
répondit Amélie, l'amie en question, ce jeune homme n'a point l'intention de la
prendre pour maîtresse. Il en a une depuis fort longtemps, et il paraît peu
s'occuper de Mimi, qui est à ma charge et m'embarrasse beaucoup.
—Qu'elle
s'arrange, dit Rodolphe, elle l'a voulu; ça ne me regarde pas... Et il fit des
madrigaux à Mademoiselle Amélie, et lui persuada qu'elle était la plus belle
femme du monde.
Amélie fit part à Mimi de son entrevue avec Rodolphe.
—Que
dit-il? Que fait-il? demanda Mimi. Vous a-t-il parlé de moi?
—Aucunement;
vous êtes déjà oubliée, ma chère. Rodolphe a une nouvelle maîtresse, et il lui a
acheté une toilette superbe, car il a reçu beaucoup d'argent, et lui-même est
vêtu comme un prince. Il est très-aimable, ce jeune homme, et il m'a dit des
choses charmantes.
—Je saurai ce que cela veut dire, pensa Mimi.
Tous les
jours, Mademoiselle Amélie venait voir Rodolphe sous un prétexte quelconque; et,
quoi qu'il fît, celui-ci ne pouvait s'empêcher de lui parler de Mimi.
—Elle
est fort gaie, répondait l'amie, et n'a point l'air de se préoccuper de sa
position. Au reste, elle assure qu'elle reviendra avec vous quand elle voudra,
sans faire aucune avance et uniquement pour faire enrager vos amis.
—C'est
bien, dit Rodolphe; qu'elle vienne et nous verrons.
Et il recommença à faire
la cour à Amélie, qui s'en allait tout rapporter à Mimi, et assurait que
Rodolphe était fort épris d'elle.
—Il m'a encore baisé la main et le cou, lui
disait-elle; voyez, c'est tout rouge. Il veut m'emmener au bal demain.
—Ma
chère amie, dit Mimi piquée, je vois où vous en voulez venir, à me faire croire
que Rodolphe est amoureux de vous, et qu'il ne pense plus à moi. Mais vous
perdez votre temps, et avec lui, et avec moi. Le fait était que Rodolphe n'était
aimable avec Amélie que pour l'attirer chez lui souvent, et avoir l'occasion de
lui parler de sa maîtresse, mais avec un machiavélisme qui avait peut-être son
but; et, s'apercevant bien que Rodolphe aimait toujours Mimi, et que celle-ci
n'était pas éloignée de rentrer avec lui, Amélie s'efforçait, par des rapports
adroitement inventés, à éviter tout ce qui pourrait rapprocher les deux
amants.
Le jour où elle devait aller au bal, Amélie vint dans la matinée
demander à Rodolphe si la partie tenait toujours.
—Oui, lui répondit-il, je
ne veux pas manquer l'occasion d'être le chevalier de la plus belle personne des
temps modernes.
Amélie prit l'air coquet qu'elle avait le soir de son unique
début dans un théâtre de la banlieue, dans les quatrièmes rôles de soubrette, et
elle promit qu'elle serait prête pour le soir.
—À propos, fit Rodolphe, dites
à Mademoiselle Mimi que, si elle veut faire une infidélité à son amant en ma
faveur et venir passer une nuit chez moi, je lui rendrai toutes ses
affaires.
Amélie fit la commission de Rodolphe et prêta à ses paroles un sens
tout autre que celui qu'elle avait su deviner.
—Votre Rodolphe est un homme
ignoble, dit-elle à Mimi, sa proposition est une infamie. Il veut vous faire
descendre par cette démarche au rang des plus viles créatures; et si vous allez
chez lui, non-seulement il ne vous rendra pas vos affaires, mais il vous servira
en risée à tous ses amis: c'est une conspiration arrangée entre eux.
—Je
n'irai pas, dit Mimi; et comme elle vit Amélie en train de préparer sa toilette,
elle lui demanda si elle allait au bal.
—Oui, répondit l'autre.
—Avec
Rodolphe?
—Oui, il doit venir m'attendre ce soir à vingt pas de la
maison.
—Bien du plaisir, dit Mimi; et voyant l'heure du rendez-vous avancer,
elle courut en toute hâte chez l'amant de Mademoiselle Amélie et le prévint que
celle-ci était en train de lui machiner une petite trahison avec son ancien
amant à elle.
Le monsieur, jaloux comme un tigre et brutal comme un bâton,
arriva chez Mademoiselle Amélie, et lui annonça qu'il trouvait excellent qu'elle
passât la soirée avec lui.
À huit heures, Mimi courut à l'endroit où Rodolphe
devait trouver Amélie. Elle aperçut son amant qui se promenait dans l'attitude
d'un homme qui attend; elle passa deux fois à côté de lui, sans oser l'aborder.
Rodolphe était mis très-élégamment ce soir-là, et les crises violentes
auxquelles il était en proie depuis huit jours avaient donné à son visage un
grand caractère. Mimi fut singulièrement émue. Enfin, elle se décida à lui
parler. Rodolphe l'accueillit sans colère, et lui demanda des nouvelles de sa
santé, après quoi il s'informa du motif qui l'amenait près de lui; tout cela
d'une voix douce, et où un accent de tendresse cherchait à se
contraindre.
—C'est une mauvaise nouvelle que je viens vous annoncer:
Mademoiselle Amélie ne peut venir au bal avec vous, son amant la
retient.
—J'irai donc au bal tout seul.
Ici, Mademoiselle Mimi feignit de
trébucher et s'appuya sur l'épaule de Rodolphe. Il lui prit le bras et lui
proposa de la reconduire chez elle.
—Non, dit Mimi, j'habite avec Amélie; et,
comme elle est avec son amant, je ne pourrai rentrer que lorsqu'il sera
parti.
—Écoutez, lui dit alors le poëte, je vous ai fait faire tantôt une
proposition par Mademoiselle Amélie; vous l'a-t-elle transmise?
—Oui, dit
Mimi, mais en des termes auxquels, même après ce qui est arrivé, je n'ai pu
ajouter foi. Non, Rodolphe, je n'ai pas cru que, malgré tout ce que vous pouvez
avoir à me reprocher, vous me croyiez assez peu de cœur pour accepter un
semblable marché.
—Vous ne m'avez pas compris, ou on vous a mal rapporté les
choses. Ce qui est dit est toujours dit, fit Rodolphe; il est neuf heures, vous
avez encore trois heures de réflexion. Ma clef sera sur ma porte jusqu'à minuit.
Bonsoir. Adieu, ou au revoir.
—Adieu donc, dit Mimi d'une voix tremblante. Et
ils se quittèrent... Rodolphe rentra chez lui et se jeta tout habillé sur son
lit. À onze heures et demie Mademoiselle Mimi entrait dans sa chambre.
—Je
viens vous demander l'hospitalité, dit-elle: l'amant d'Amélie est resté chez
elle, et je n'ai pu rentrer.
Jusqu'à trois heures du matin ils causèrent. Une
conversation explicative, où de temps en temps le tu familier succédait au vous
de la discussion officielle.
À quatre heures leur bougie s'éteignit. Rodolphe
voulut en allumer une neuve.
—Non, dit Mimi, ce n'est point la peine; il est
bien temps de dormir.
Et cinq minutes après, sa jolie tête brune avait repris
sa place sur l'oreiller; et, d'une voix pleine de tendresse, elle appelait les
lèvres de Rodolphe sur ses petites mains blanches aux veines bleues, dont la
pâleur nacrée luttait avec les blancheurs du drap. Rodolphe n'alluma pas la
bougie.
Le lendemain matin, Rodolphe se leva le premier; et, montrant à Mimi
plusieurs paquets, il lui dit très-doucement:
—Voici ce qui vous appartient,
vous pouvez l'emporter; je tiens ma parole.
—Oh! dit Mimi, je suis bien
fatiguée, voyez-vous, et je ne pourrai pas emporter tous ces gros paquets d'une
seule fois. J'aime mieux revenir.
Et comme elle s'était habillée, elle prit
seulement une collerette et une paire de manchettes.
—J'emporterai ce qui
reste... petit à petit, ajouta-t-elle en souriant.
—Allons, dit Rodolphe,
emporte tout ou n'emporte rien; mais que cela finisse.
—Que cela recommence,
au contraire, et que cela dure surtout, dit la jeune Mimi en embrassant
Rodolphe.
Après avoir déjeuné ensemble, ils partirent pour aller à la
campagne. En traversant le Luxembourg, Rodolphe rencontra un grand poëte qui
l'avait toujours accueilli avec une charmante bonté. Par convenance, Rodolphe
allait feindre de ne pas le voir. Mais le poëte ne lui en donna pas le temps;
et, en passant près de lui, il lui fit un geste amical, et salua sa jeune
compagne avec un gracieux sourire.
—Quel est ce monsieur? demanda
Mimi.
Rodolphe lui répondit un nom qui la fit rougir de plaisir et
d'orgueil.
—Oh! dit Rodolphe, cette rencontre du poëte qui a si bien chanté
l'amour est d'un bon augure, et portera bonheur à notre réconciliation.
—Je
t'aime, va, dit Mimi en serrant la main de son ami, bien qu'il fussent au milieu
de la foule.
—Hélas! Pensa Rodolphe, lequel vaut le mieux, ou de se laisser
tromper toujours pour avoir cru, ou ne croire jamais dans la crainte d'être
trompé toujours?
XV
DONEC GRATUS...
Nous avons raconté
comment le peintre Marcel avait connu Mademoiselle Musette. Unis un matin par le
ministère du caprice, qui est le maire du 13e arrondissement, ils avaient cru,
ainsi que la chose arrive souvent, s'épouser sous le régime de la séparation de
cœur. Mais un soir, après une violente querelle où ils avaient résolu de se
quitter sur-le-champ, ils s'aperçurent que leurs mains, qui s'étaient serrées en
signe d'adieu, ne voulaient plus se séparer. Presque à leur insu leur caprice
était devenu de l'amour. Ils se l'avouèrent tous deux en riant à
moitié.
—C'est très-grave ce qui nous arrive là, dit Marcel. Comment diable
avons-nous donc fait?
—Oh! reprit Musette, nous sommes des maladroits, nous
n'avons pas pris assez de précautions.
—Qu'est-ce qu'il y a? dit en entrant
Rodolphe, devenu le voisin de Marcel.
—Il y a, répondit celui-ci en désignant
Musette, que mademoiselle et moi, nous venons de faire une jolie découverte.
Nous sommes amoureux. Ça nous sera venu en dormant.
—Oh! Oh! en dormant, je
ne crois pas, fit Rodolphe. Mais qu'est-ce qui prouve que vous aimez? Vous
exagérez peut-être le danger.
—Parbleu! reprit Marcel, nous ne pouvons pas
nous souffrir.
—Et nous ne pouvons plus nous quitter, ajouta
Musette.
—Alors, mes enfants, votre affaire est claire. Vous avez voulu jouer
au plus fin, et vous avez perdu tous les deux. C'est mon histoire avec Mimi.
Voilà bientôt deux calendriers que nous usons à nous disputer jour et nuit.
C'est avec ce système-là qu'on éternise les mariages. Unissez un oui avec un
non, vous obtiendrez un ménage Philémon et Baucis. Votre intérieur va faire
pendant au mien; et si Schaunard et Phémie viennent demeurer dans la maison,
comme ils nous en ont menacés, notre trio de ménages en fera une habitation bien
agréable.
En ce moment Gustave Colline entra. On lui apprit l'accident qui
venait d'arriver à Musette et à Marcel.
—Eh bien, philosophe, dit celui-ci,
que penses-tu de ça?
Colline gratta le poil du chapeau qui lui servait de
toit, et murmura:
—J'en étais sûr d'avance. L'amour est un jeu du hasard. Qui
s'y frotte s'y pique. Il n'est pas bon que l'homme soit seul.
Le soir, en
rentrant, Rodolphe dit à Mimi:
—Il y a du nouveau. Musette est folle de
Marcel, et ne veut plus le quitter.
—Pauvre fille! répondit Mimi. Elle qui a
si bon appétit!
—Et de son côté, Marcel est empoigné par Musette. Il l'adore
à trente-six carats, comme dirait cet intrigant de Colline.
—Pauvre garçon!
dit Mimi, lui qui est si jaloux!
—C'est vrai, dit Rodolphe, lui et moi nous
sommes élèves d'Othello.
Quelque temps après, aux ménages de Rodolphe et de
Marcel vint se joindre le ménage de Schaunard; le musicien emménageait dans la
maison, avec Phémie, Teinturière.
À compter de ce jour, tous les autres
voisins dormirent sur un volcan, et, à l'époque du terme, ils envoyaient un
congé unanime au propriétaire.
En effet, peu de jours se passaient sans qu'un
orage éclatât dans l'un des ménages. Tantôt c'était Mimi et Rodolphe qui,
n'ayant plus la force de parler, s'expliquaient à l'aide des projectiles qui
leur tombaient sous la main. Le plus souvent c'était Schaunard qui faisait, au
bout d'une canne, quelques observations à la mélancolique Phémie. Quant à Marcel
et Musette, leurs discussions étaient renfermées dans le silence du huit clos;
ils prenaient au moins la précaution de fermer leurs portes et leurs
fenêtres.
Si d'aventure la paix régnait dans les ménages, les autres
locataires n'étaient pas moins victimes de cette concorde passagère.
L'indiscrétion des cloisons mitoyennes laissait pénétrer chez eux tous les
secrets des ménages bohèmes, et les initiait malgré eux à tous leurs mystères.
Aussi, plus d'un voisin préférait-il le casus belli aux ratifications des
traités de paix.
Ce fut, à vrai dire, une singulière existence que celle
qu'on mena pendant six mois. La plus loyale fraternité se pratiquait sans
emphase dans ce cénacle, où tout était à tous et se partageait en entrant, bonne
ou mauvaise fortune.
Il y avait dans le mois certains jours de splendeur, où
l'on ne serait pas descendu dans la rue sans gants, jours de liesse, où l'on
dînait toute la journée. Il y en avait d'autres où l'on serait presque allé à la
cour sans bottes, jours de carême où, après n'avoir pas déjeuné en commun, on ne
dînait pas ensemble, ou bien l'on arrivait, à force de combinaisons économiques,
à réaliser un de ces repas dans lesquels les assiettes et les couverts faisaient
relâche, comme disait Mademoiselle Mimi.
Mais, chose prodigieuse c'est que,
dans cette association où se trouvaient pourtant trois femmes jeunes et jolies,
aucune ébauche de discorde ne s'éleva entre les hommes; ils s'agenouillaient
souvent devant les plus futiles caprices de leurs maîtresses, mais pas un d'eux
n'eût hésité un instant entre la femme et l'ami.
L'amour naît surtout de la
spontanéité; c'est une improvisation. L'amitié, au contraire, s'édifie pour
ainsi dire: c'est un sentiment qui marche avec circonspection; c'est l'égoïsme
de l'esprit, tandis que l'amour c'est l'égoïsme du cœur.
Il y avait six ans
que les bohèmes se connaissaient. Ce long espace de temps passé dans une
intimité quotidienne avait, sans altérer l'individualité bien tranchée de
chacun, amené entre eux un accord d'idées, un ensemble qu'ils n'auraient pas
trouvé ailleurs. Ils avaient des mœurs qui leur étaient propres, un langage
intime dont les étrangers n'auraient pas su trouver la clef. Ceux qui ne les
connaissaient pas particulièrement appelaient leur liberté d'allure du cynisme.
Ce n'était pourtant que de la franchise. Esprits rétifs à toute chose imposée,
ils avaient tous le faux en haine et le commun en mépris. Accusés de vanités
exagérées, ils répondaient en étalant fièrement le programme de leur ambition;
et, ayant la conscience de leur valeur, ils ne s'abusaient pas sur
eux-mêmes.
Depuis tant d'années qu'ils marchaient ensemble dans la même vie,
mis souvent en rivalité par nécessité d'état, ils ne s'étaient pas quitté la
main et avaient passé, sans y prendre garde, sur les questions personnelles
d'amour-propre, toutes les fois qu'on avait essayé d'en élever entre eux pour
les désunir. Ils s'estimaient d'ailleurs les uns les autres juste ce qu'ils
valaient; et l'orgueil, qui est le contre-poison de l'envie, les préservait de
toutes les petites jalousies de métier.
Cependant, après six mois de vie en
commun, une épidémie de divorce s'abattit tout à coup sur les
ménages.
Schaunard ouvrit la marche. Un jour, il s'aperçut que Phémie,
Teinturière, avait un genou mieux fait que l'autre; et comme, en fait de
plastique, il était d'un purisme austère, il renvoya Phémie, lui donnant pour
souvenir la canne avec laquelle il lui faisait de si fréquentes observations.
Puis il retourna demeurer chez un parent qui lui offrait un logement
gratis.
Quinze jours après, Mimi quittait Rodolphe pour monter dans les
carrosses du jeune vicomte Paul, l'ancien élève de Carolus Barbemuche, qui lui
avait promis des robes couleur du soleil.
Après Mimi, ce fut Musette qui prit
la clef des champs et rentra à grand bruit dans l'aristocratie du monde galant,
qu'elle avait quitté pour suivre Marcel.
Cette séparation eut lieu sans
querelle, sans secousse, sans préméditation. Née d'un caprice qui était devenu
de l'amour, cette liaison fut rompue par un autre caprice.
Un soir du
carnaval, au bal masqué de l'Opéra, où elle était allée avec Marcel, Musette eut
pour vis-à-vis dans une contredanse un jeune homme qui autrefois lui avait fait
la cour. Ils se reconnurent et, tout en dansant, échangèrent quelques paroles.
Sans le vouloir peut-être, en instruisant ce jeune homme de sa vie présente,
laissa-t-elle échapper un regret sur sa vie passée. Tant fut-il qu'à la fin du
quadrille, Musette se trompa; et, au lieu de donner la main à Marcel qui était
son cavalier, elle prit la main de son vis-à-vis, qui l'entraîna et disparut
avec elle dans la foule.
Marcel la chercha, assez inquiet. Au bout d'une
heure, il la trouva au bras du jeune homme; elle sortait du café de l'opéra, la
bouche pleine de refrains. En apercevant Marcel, qui s'était mis dans un angle
les bras croisés, elle lui fit un signe d'adieu, en lui disant: je vais
revenir.
—C'est-à-dire ne m'attendez pas, traduisit Marcel. Il était jaloux,
mais il était logique et connaissait Musette; aussi ne l'attendit-il pas; il
rentra chez lui le cœur gros néanmoins, mais l'estomac léger. Il chercha dans
une armoire s'il n'y avait pas quelques reliefs à manger; il aperçut un morceau
de pain granitique et un squelette de hareng saur.
—Je ne pouvais pas lutter
contre des truffes, pensa-t-il. Au moins Musette aura soupé. Et après avoir
passé un coin de son mouchoir sur ses yeux, sous le prétexte de se moucher, il
se coucha.
Deux jours après, Musette se réveillait dans un boudoir tendu de
rose. Un coupé bleu l'attendait à sa porte, et toutes les fées de la mode, mises
en réquisition, apportaient leurs merveilles à ses pieds. Musette était
ravissante, et sa jeunesse semblait encore rajeunir au milieu de ce cadre
d'élégances. Alors elle recommença l'ancienne existence, fut de toutes les fêtes
et reconquit sa célébrité. On parla d'elle partout, dans les coulisses de la
bourse et jusque dans les buvettes parlementaires. Quant à son nouvel amant, M.
Alexis, c'était un charmant jeune homme. Souvent il se plaignait à Musette de la
trouver un peu légère et un peu insoucieuse lorsqu'il lui parlait de son amour;
alors Musette le regardait en riant, lui tapait dans la main, et lui
disait:
—Que voulez-vous, mon cher? Je suis restée pendant six mois avec un
homme qui me nourrissait de salade et de soupe sans beurre, qui m'habillait avec
une robe d'indienne et me menait beaucoup à l'Odéon, parce qu'il n'était pas
riche. Comme l'amour ne coûte rien, et que j'étais folle de ce monstre, nous
avons considérablement dépensé d'amour. Il ne m'en reste guère que des miettes.
Ramassez-les, je ne vous en empêche pas. Au reste, je ne vous ai pas triché; et
si les rubans ne coûtaient pas si cher, je serais encore avec mon peintre. Quant
à mon cœur, depuis que j'ai un corset de quatre-vingts francs, je ne l'entends
pas faire grand bruit, et j'ai bien peur de l'avoir oublié dans un des tiroirs
de Marcel.
La disparition des trois ménages bohèmes occasionna une fête dans
la maison qu'ils avaient habitée. En signe de réjouissance, le propriétaire
donna un grand dîner, et les locataires illuminèrent leurs fenêtres.
Rodolphe
et Marcel avaient été se loger ensemble; ils avaient pris chacun une idole dont
ils ne savaient pas bien le nom au juste. Quelquefois il leur arrivait, l'un de
parler de Musette, l'autre de Mimi; alors ils en avaient pour la soirée. Ils se
rappelaient leur ancienne vie et les chansons de Musette, et les chansons de
Mimi, et les nuits blanches, et les paresseuses matinées, et les dîners faits en
rêve. Une à une, ils faisaient raisonner dans ces duos de souvenirs toutes ces
heures envolées; et ils finissaient ordinairement par ce dire: qu'après tout,
ils étaient encore heureux de se trouver ensemble, les pieds sur les chenets,
tisonnant la bûche de décembre, fumant leur pipe, et de savoir l'un l'autre,
comme un prétexte à causerie, pour se raconter tout haut à eux-mêmes ce qu'ils
se disaient tout bas lorsqu'ils étaient seuls: qu'ils avaient beaucoup aimé ces
créatures disparues en emportant un lambeau de leur jeunesse, et que peut-être
ils les aimaient encore.
Un soir, en traversant le boulevard, Marcel aperçut
à quelques pas de lui une jeune dame qui, en descendant de voiture, laissait
voir un bout de bas blanc d'une correction toute particulière; le cocher
lui-même dévorait des yeux ce charmant pourboire.
—Parbleu, fit Marcel, voilà
une jolie jambe; j'ai bien envie de lui offrir mon bras; voyons un peu... de
quelle façon l'aborderai-je? Voilà mon affaire... c'est assez neuf.
—Pardon,
madame, dit-il en s'approchant de l'inconnue dont il ne put tout d'abord voir le
visage, vous n'auriez pas par hasard trouvé mon mouchoir?
—Si, monsieur,
répondit la jeune femme; le voici. Et elle mit dans la main de Marcel un
mouchoir qu'elle tenait à la main.
L'artiste roula dans un précipice
d'étonnement. Mais tout à coup un éclat de rire qu'il reçut en plein visage le
fit revenir à lui; à cette joyeuse fanfare, il reconnut ses anciennes
amours.
C'était Mademoiselle Musette.
—Ah! s'écria-t-elle, Monsieur Marcel
qui fait la chasse aux aventures. Comment la trouves-tu celle-là, hein? Elle ne
manque pas de gaieté.
—Je la trouve supportable, répondit Marcel.
—Où
vas-tu si tard dans ce quartier? demanda Musette.
—Je vais dans ce monument,
fit l'artiste en indiquant un petit théâtre où il avait ses entrées.
—Pour
l'amour de l'art?
—Non, pour l'amour de Laure. Tiens, pensa Marcel, voilà un
calembour, je le vendrai à Colline: il en fait collection.
—Qu'est-ce que
Laure? continua Musette dont les regards jetaient des points d'interrogation.
Marcel continua sa mauvaise plaisanterie.
—C'est une chimère que je poursuis
et qui joue les ingénues dans ce petit endroit. Et il chiffonnait de la main un
jabot idéal.
—Vous êtes bien spirituel ce soir, dit Musette.
—Et vous bien
curieuse, fit Marcel.
—Parlez donc moins haut, tout le monde nous entend; on
va nous prendre pour des amoureux qui se disputent.
—Ça ne serait pas la
première fois que cela nous arriverait, dit Marcel.
Musette vit une
provocation dans cette phrase et répliqua prestement:
—Et ça ne sera
peut-être pas la dernière, hein? Le mot était clair; il siffla comme une balle à
l'oreille de Marcel.
—Splendeurs des cieux, dit-il en regardant les étoiles
vous êtes témoins que ce n'est pas moi qui ai tiré le premier. Vite ma
cuirasse!
À compter de ce moment le feu était engagé.
Il ne s'agissait
plus que de trouver un trait d'union convenable pour aboucher ces deux
fantaisies qui venaient de se réveiller si vivaces.
Tout en marchant, Musette
regardait Marcel, et Marcel regardait Musette. Ils ne se parlaient pas; mais
leurs yeux, ces plénipotentiaires du cœur, se rencontraient souvent. Au bout
d'un quart d'heure de diplomatie, ce congrès de regards avait tacitement arrangé
l'affaire. Il n'y avait plus qu'à ratifier.
La conversation interrompue se
renoua.
—Franchement, dit Musette à Marcel, où allais-tu tout à
l'heure?
—Je te l'ai dit, j'allais voir Laure.
—Est-elle jolie?
—Sa
bouche est un nid de sourires.
—Connu, dit Musette.
—Mais toi-même, fit
Marcel, d'où venais-tu sur les ailes de cette citadine?
—Je venais de
conduire au chemin de fer Alexis, qui va faire un tour dans sa famille.
—Quel
homme est-ce que cet Alexis?
—À son tour, Musette fit de son amant actuel un
ravissant portrait. Tout en se promenant, Marcel et Musette continuèrent ainsi,
en plein boulevard, cette comédie du revenez-y de l'amour. Avec la même naïveté,
tour à tour tendre et railleuse, ils refaisaient strophe à strophe cette ode
immortelle où Horace et Lydie vantent avec tant de grâce les charmes de leurs
amours nouvelles, et finissent par ajouter un post-scriptum à leurs anciennes
amours. Comme ils arrivaient au détour d'une rue, une assez forte patrouille
déboucha tout à coup.
Musette organisa une petite attitude effrayée, et se
cramponnant au bras de Marcel elle lui dit:
—Ah! mon Dieu, vois donc, voilà
de la troupe qui arrive, il va encore y avoir une révolution. Sauvons-nous, j'ai
une peur affreuse; viens me reconduire!
—Mais où allons-nous? demanda
Marcel.
—Chez moi, dit Musette; tu verras comme c'est joli. Je t'offre à
souper, nous parlerons politique.
—Non, dit Marcel qui pensait à M. Alexis;
je n'irai pas chez toi malgré l'offre du souper. Je n'aime pas boire mon vin
dans le verre des autres.
Musette resta muette devant ce refus. Puis, à
travers le brouillard de ses souvenirs, elle aperçut le pauvre intérieur du
pauvre artiste; car Marcel n'était pas devenu millionnaire; alors Musette eut
une idée; et, profitant de la rencontre d'une autre patrouille, elle manifesta
une nouvelle terreur.
—On va se battre, s'écria-t-elle; je n'oserai jamais
rentrer chez moi. Marcel, mon ami, mène-moi chez une de mes amies qui doit
demeurer dans ton quartier.
En traversant le pont neuf, Musette poussa un
éclat de rire.
—Qu'y a-t-il? demanda Marcel.
—Rien! dit Musette; je me
rappelle que mon amie est déménagée; elle demeure aux Batignolles.
En voyant
arriver Marcel et Musette, bras dessus, bras dessous, Rodolphe ne fut pas
étonné.
—Ces amours mal enterrées, dit-il, c'est toujours comme
ça!
XVI
LE PASSAGE DE LA MER ROUGE
Depuis cinq ou six ans,
Marcel travaillait à ce fameux tableau qu'il affirmait devoir représenter le
Passage de la mer Rouge et, depuis cinq ou six ans, ce chef-d'œuvre de couleur
était refusé avec obstination par le jury. Aussi, à force d'aller et de revenir
de l'atelier de l'artiste au musée, et du musée à l'atelier, le tableau
connaissait si bien le chemin, que, si on l'eût placé sur des roulettes, il eût
été en état de se rendre tout seul au Louvre. Marcel, qui avait refait dix fois,
et du haut en bas remanié cette toile, attribuait à une hostilité personnelle
des membres du jury l'ostracisme qui le repoussait annuellement du salon carré;
et, dans ses moments perdus, il avait composé en l'honneur des cerbères de
l'institut un petit dictionnaire d'injures, avec des illustrations d'une
férocité aiguë. Ce recueil, devenu célèbre, avait obtenu dans les ateliers et à
l'école des beaux-arts le succès populaire qui s'est attaché à l'immortelle
complainte de Jean Bélin, peintre ordinaire du grand sultan des turcs; tous les
rapins de Paris en avaient un exemplaire dans leur mémoire.
Pendant
longtemps, Marcel ne s'était pas découragé des refus acharnés qui
l'accueillaient à chaque exposition. Il s'était confortablement assis dans cette
opinion que son tableau était, dans des proportions moindres, le pendant attendu
par les Noces de Cana, ce gigantesque chef-d'œuvre dont la poussière de trois
siècles n'a pu ternir l'éclatante splendeur. Aussi, chaque année, à l'époque du
salon, Marcel envoyait son tableau à l'examen du jury. Seulement, pour dérouter
les examinateurs et tâcher de les faire faillir dans le parti pris d'exclusion
qu'ils paraissaient avoir envers le Passage de la mer Rouge, Marcel, sans rien
déranger à la composition générale, modifiait quelque détail et changeait le
titre de son tableau.
Ainsi, une fois il arriva devant le jury sous le nom de
Passage du Rubicon; mais Pharaon, mal déguisé sous le manteau de César, fut
reconnu et repoussé avec tous les honneurs qui lui étaient dus.
L'année
suivante, Marcel jeta sur un des plans de sa toile une couche de blanc simulant
la neige, planta un sapin dans un coin, et, habillant un égyptien en grenadier
de la garde impériale, baptisa son tableau: Passage de la Bérésina.
Le jury,
qui avait ce jour-là récuré ses lunettes sur le parement de son habit à palmes
vertes, ne fut point dupe de cette nouvelle ruse. Il reconnut parfaitement la
toile obstinée, surtout à un grand diable de cheval multicolore qui se cabrait
au bout d'une vague de la mer Rouge. La robe de ce cheval servait à Marcel pour
toutes ses expériences de coloris, et dans son langage familier, il l'appelait
tableau synoptique des tons fins, parce qu'il reproduisait, avec leurs jeux
d'ombre et de lumière, toutes les combinaisons les plus variées de la couleur.
Mais une fois encore, insensible à ce détail, le jury n'eut pas assez de boules
noires pour refuser le Passage de la Bérésina.
—Très-bien, dit Marcel, je m'y
attendais. L'année prochaine je le renverrai sous le titre de: Passage des
Panoramas.
—Ils seront bien attrapés... trapés... attrape... trape...
chantonna le musicien Schaunard sur un air nouveau de sa composition, un air
terrible, bruyant comme une gamme de coups de tonnerre, et dont l'accompagnement
était redouté de tous les pianos circonvoisins.
—Comment peuvent-ils refuser
cela sans que tout le vermillon de ma mer Rouge leur monte au visage et les
couvre de honte? murmurait Marcel en contemplant son tableau... quand on pense
qu'il y a là-dedans pour cent écus de couleur et pour un million de génie, sans
compter ma belle jeunesse, devenu chauve comme mon feutre. Une œuvre sérieuse
qui ouvre de nouveaux horizons à la science des glacis. Mais ils n'auront pas le
dernier; jusqu'à mon dernier soupir, je leur enverrai mon tableau. Je veux qu'il
se grave dans leur mémoire.
—C'est la plus sûre manière de le faire jamais
graver, dit Gustave Colline d'une voix plaintive; et en lui-même il ajouta: il
est très-joli, celui-là, très-joli... je le répéterai dans les sociétés. Marcel
continuait ses imprécations, que Schaunard continuait à mettre en
musique.
—Ah! Ils ne veulent pas me recevoir, disait Marcel.
Ah! Le
gouvernement les paye, les loge et leur donne la croix, uniquement dans le seul
but de me refuser une fois par an, le premier mars, une toile de cent sur
châssis à clef... je vois distinctement leur idée, je la vois
très-distinctement; ils veulent me faire briser mes pinceaux. Ils espèrent
peut-être, en me refusant ma mer Rouge, que je vais me jeter dedans par la
fenêtre du désespoir. Mais, ils connaissent bien mal mon cœur humain, s'ils
comptent me prendre à cette ruse grossière. Je n'attendrai même plus l'époque du
salon. À compter d'aujourd'hui, mon œuvre devient le tableau de Damoclès
éternellement suspendu sur leur existence. Maintenant, je vais une fois par
semaine l'envoyer chez chacun d'eux, à domicile, au sein de leur famille, au
plein cœur de leur vie privée. Il troublera leurs joies domestiques, il leur
fera trouver le vin sûr, le rôti brûlé, et leurs épouses amères. Ils deviendront
fous très-rapidement, et on leur mettra la camisole de force pour aller à
l'institut les jours de séance. Cette idée me sourit.
Quelques jours après,
et comme Marcel avait déjà oublié ses terribles plans de vengeance contre ses
persécuteurs, il reçut la visite du père Médicis. On appelait ainsi dans le
cénacle un juif nommé Salomon et qui, à cette époque, était très-connu de toute
la Bohème artistique et littéraire, avec qui il était en perpétuels rapports. Le
père Médicis négociait dans tous les genres de bric-à-brac. Il vendait des
mobiliers complets depuis douze francs jusqu'à mille écus. Il achetait tout et
savait le revendre avec bénéfice. La banque d'échange de M. Proudhon est bien
peu de chose comparée au système appliqué par Médicis, qui possédait le génie du
trafic à un degré auquel les plus habiles de sa religion n'étaient point arrivés
jusque-là. Sa boutique, située place du carrousel, était un lieu féerique où
l'on trouvait toute chose à souhait. Tous les produits de la nature, toutes les
créations de l'art, tout ce qui sort des entrailles de la terre et du génie
humain, Médicis en faisait un objet de négoce. Son commerce touchait à tout,
absolument à tout ce qui existe, il travaillait même dansl'idéal. Médicis
achetait des idées pour les exploiter lui-même ou les revendre. Connu de tous
les littérateurs et de tous les artistes, intime de la palette et familier de
l'écritoire, c'était l'Asmodée des arts. Il vous vendait des cigares contre un
plan de feuilleton, des pantoufles contre un sonnet, de la marée fraîche contre
des paradoxes; il causait à l'heure avec les écrivains chargés de raconter dans
les gazettes les cancans du monde; il vous procurait des places dans les
tribunes des parlements, et des invitations pour les soirées particulières; il
logeait à la nuit, à la semaine ou au mois les rapins errants, qui le payaient
en copies faites au Louvre d'après les maîtres. Les coulisses n'avaient point de
mystères pour lui. Il vous faisait recevoir des pièces dans les théâtres; il
vous obtenait des tours de faveur. Il avait dans la tête un exemplaire de
l'almanach des vingt-cinq mille adresses, et connaissait la demeure, les noms et
les secrets de toutes les célébrités, même obscures.
Quelques pages copiées
dans le brouillard de sa tenue de livres pourront, mieux que toutes les
explications les plus détaillées, donner une idée de l'universalité de son
commerce.
20 mars 184...
—Vendu à M. L, antiquaire, le compas
dont Archimède s'est servi pendant le siége de Syracuse, 75 fr.
—Acheté à M.
V, journaliste, les œuvres complètes, non coupées, de M, membre de l'académie,
10 fr.
—Vendu au même un article de critique sur les œuvres complètes de
M***, membre de l'académie, 30 fr.
—Vendu à M***, membre de l'académie, un
feuilleton de douze colonnes sur ses œuvres complètes, 250 fr.
—Acheté à M.
R, homme de lettres, une appréciation critique sur les œuvres complètes de M***,
de l'Académie Française, 10 fr; plus 50 livres de charbon de terre et 2 kilog.
de café.
—Vendu à M*** un vase en porcelaine ayant appartenu à Madame du
Barry, 18 fr.
—Acheté à la petite D... ses cheveux, 15 fr.
—Acheté à M.
B... un lot d'articles de mœurs et les trois dernières fautes d'orthographe
faites par m le préfet de la Seine, 6 fr; plus une paire de souliers
napolitains.
—Vendu à Mademoiselle O... une chevelure blonde, 120
fr.
—Acheté à M. M..., peintre d'histoire, une série de dessins gais, 25
fr.
—Indiqué à M. Ferdinand l'heure à laquelle Madame la Baronne R... De P...
va à la messe.—Au même, loué pour une journée le petit entre-sol du faubourg
Montmartre, le tout 30 fr.
—Vendu à M. Isidore son portrait en Apollon, 30
fr.
—Vendu à Mademoiselle R... une paire de homards et six paires de gants,
36 fr (reçu 2 fr 75 c).
—À la même, procuré un crédit de six mois chez
Madame***, modiste. (Prix à débattre.)
—Procuré à Madame***, modiste, la
clientèle de Mademoiselle R... (Reçu pour ce, trois mètres de velours et six
aunes de dentelle.)
—Acheté à M. R..., homme de lettres, une créance de 120
fr sur le journal***, actuellement en liquidation, 5 fr; plus deux livres de
tabac de Moravie.
—Vendu à M. Ferdinand deux lettres d'amour, 12
fr.
—Acheté à M. J..., peintre, le portrait de M. Isidore en Apollon, 6
fr.
—Acheté à M*** 75 kilog. de son ouvrage, intitulé: des Révolutions
sous-marines, 15 fr.
—Loué à Madame la Comtesse de G... un service de Saxe,
20 fr.
—Acheté à M***, journaliste, 52 lignes dans son Courrier de Paris, 100
fr; plus une garniture de cheminée.
—Vendu à MM. O... et Cie 52 lignes dans
le Courrier de Paris de M***, 300 fr; plus deux garnitures de cheminée.
—À
Mademoiselle S... G..., loué un lit et un coupé pour un jour (néant). (Voir le
compte de Mademoiselle S G..., grand-livre, folios 26 et 27.)
—Acheté à M.
Gustave C..., un mémoire sur l'industrie linière, 50 fr; plus une édition rare
des œuvres de Flavius Josèphe.
—À Mademoiselle S... G... vendu un mobilier
moderne 5, 000 fr.
—Pour la même, payé une note chez le pharmacien, 75
fr.
—Id. Payé une note chez la crémière, 3 fr 85.
Etc, etc,
etc.
On voit, par ces citations, sur quelle immense échelle
s'étendaient les opérations du juif Médicis, qui, malgré les notes un peu
illicites de son commerce infiniment éclectique, n'avait jamais été inquiété par
personne.
En entrant chez les bohèmes avec cet air intelligent qui le
distinguait, le juif avait deviné qu'il arrivait à un moment propice. En effet,
les quatre amis se trouvaient en ce moment réunis en conseil, et, sous la
présidence d'un appétit féroce, dissertaient la grave question du pain et de la
viande. C'était un dimanche! De la fin du mois. Jour fatal et quantième
sinistre.
L'entrée de Médicis fut donc acclamée par un joyeux chorus; car on
savait que le juif était trop avare de son temps pour le dépenser en visites de
politesse; aussi sa présence annonçait-elle toujours une affaire à
traiter.
—Bonsoir, messieurs, dit le juif, comment vous va?
—Colline, dit
Rodolphe couché sur son lit et engourdi dans les douceurs de la ligne
horizontale, exerce les devoirs de l'hospitalité, offre une chaise à notre hôte:
un hôte est sacré. Je vous salue en Abraham, ajouta le poëte.
Colline alla
prendre un fauteuil qui avait l'élasticité du bronze, et l'avança près du juif
en lui disant avec une voix hospitalière:
—Supposez un instant que vous êtes
Cinna, et prenez ce siége.
Médicis se laissa tomber dans le fauteuil, et
allait se plaindre de sa dureté, lorsqu'il se ressouvint que lui-même l'avait
jadis changé avec Colline contre une profession de foi vendue à un député qui
n'avait pas la corde de l'improvisation. En s'asseyant, les poches du juif
résonnèrent d'un bruit argentin, et cette mélodieuse symphonie jeta les quatre
bohèmes dans une rêverie pleine de douceurs.
—Voyons la chanson maintenant,
dit Rodolphe tout bas à Marcel, l'accompagnement paraît joli.
—Monsieur
Marcel, fit Médicis, je viens simplement faire votre fortune. C'est-à-dire que
je viens vous offrir une occasion superbe d'entrer dans le monde artistique.
L'art, voyez-vous bien, Monsieur Marcel, est un chemin aride dont la gloire est
l'oasis.
—Père Médicis, dit Marcel sur les charbons de l'impatience, au nom
de 50 pour cent, votre patron vénéré, soyez bref.
—Oui, dit Colline, bref
ainsi que le roi Pépin, qui était un sire concis comme vous: car vous devez
l'être, circoncis, fils de Jacob!
—Ouh! Ouh! Ouh! firent les bohèmes en
regardant si le plancher ne s'entr'ouvrait pas pour engloutir le
philosophe.
Mais Colline ne fut pas encore englouti cette fois.
—Voici
l'affaire, reprit Médicis. Un riche amateur qui monte une galerie destinée à
faire le tour de l'Europe m'a chargé de lui procurer une série d'œuvres
remarquables. Je viens vous offrir vos entrées dans ce musée. En un mot, je
viens pour vous acheter votre Passage de la mer Rouge.
—Comptant? fit
Marcel.
—Comptant, répondit le juif en faisant jouer l'orchestre de ses
goussets.
—L'es-tu content? dit Colline.
—Décidément, fit Rodolphe
furieux, il faudra se procurer une poire d'angoisse pour fermer le soupirail à
sottises de ce gueux-là. Brigand, ne vois-tu pas qu'il cause d'écus? Il n'y a
donc rien de sacré pour toi, athée?
Colline monta sur un meuble, et prit la
pose d'Harpocrate, dieu du silence.
—Continuez, Médicis, dit Marcel en
montrant son tableau. Je veux vous laisser l'honneur de fixer vous-même le prix
de cette œuvre qui n'en a pas. Le juif posa sur la table 50 écus en bel argent
neuf.
—Après? dit Marcel, c'est l'avant-garde.
—Monsieur Marcel, dit
Médicis, vous savez bien que mon premier mot est toujours mon dernier. Je
n'ajouterai rien; réfléchissez: 50 écus, cela fait 150 francs. C'est une somme,
ça!
—Une faible somme, reprit l'artiste; rien que dans la robe de mon
Pharaon, il y a pour 50 écus de cobalt. Payez-moi au moins la façon, égalisez
les piles, arrondissez le chiffre, et je vous appellerai Léon X, Léon X
bis.
—Voici mon dernier mot, reprit Médicis: je n'ajoute pas un sou de plus;
mais j'offre à dîner à tout le monde, vins variés à discrétion, et au dessert je
paye en or.
—Personne ne dit mot? Hurla Colline en frappant trois coups de
poing sur la table. Adjugé.
—Allons, dit Marcel, convenu.
—Je ferai
prendre le tableau demain, fit le juif. Partons, messieurs, le couvert est
mis.
Les quatre amis descendirent l'escalier en chantant le chœur des
Huguenots: À table, à table!
Médicis traita les bohèmes d'une façon tout à
fait magnifique. Il leur offrit une foule de choses qui jusques-là étaient
restées pour eux complétement inédites. Ce fut à compter de ce dîner que le
homard cessa d'être un mythe pour Schaunard, et il contracta dès lors pour cet
amphibie une passion qui devait aller jusqu'au délire.
Les quatre amis
sortirent de ce splendide festin ivres comme un jour de vendange. Cette ivresse
faillit même avoir des suites déplorables pour Marcel qui, en passant devant la
boutique de son tailleur, à deux heures du matin, voulait absolument éveiller
son créancier pour lui donner en à-compte les 150 francs qu'il venait de
recevoir. Une lueur de raison qui veillait encore dans l'esprit de Colline
retint l'artiste au bord de ce précipice.
Huit jours après ce festival,
Marcel apprit dans quelle galerie son tableau avait pris place. En passant dans
le faubourg Saint-Honoré, il s'arrêta au milieu d'un groupe qui paraissait
regarder curieusement la pose d'une enseigne au-dessus d'une boutique. Cette
enseigne n'était autre chose que le tableau de Marcel, vendu par Médicis à un
marchand de comestibles. Seulement, le Passage de la mer Rouge avait encore subi
une modification et portait un nouveau titre. On y avait ajouté un bateau à
vapeur, et il s'appelait: Au port de Marseille. Une ovation flatteuse s'était
élevée parmi les curieux quand on avait découvert le tableau. Aussi Marcel se
retourna-t-il ravi de ce triomphe, et murmura: La voix du peuple, c'est la voix
de Dieu.
XVII
LA TOILETTE DES GRÂCES
Mademoiselle Mimi, qui
avait coutume de dormir la grasse matinée, se réveilla un matin sur le coup de
dix heures, et parut très-étonnée de ne point voir Rodolphe auprès d'elle ni
même dans la chambre. La veille au soir, avant de s'endormir, elle l'avait
pourtant vu à son bureau, se disposant à passer la nuit sur un travail
extra-littéraire qui venait de lui être commandé, et à l'achèvement duquel la
jeune Mimi était particulièrement intéressée. En effet, sur le produit de son
labeur, le poëte avait fait espérer à son amie qu'il lui achèterait une certaine
robe printanière dont elle avait un jour aperçu le coupon aux deux magots, un
magasin de nouveautés fameux, à l'étalage duquel la coquetterie de Mimi allait
faire de fréquentes dévotions. Aussi, depuis que le travail en question était
commencé, Mimi se préoccupait-elle avec une grande inquiétude de ses progrès.
Souvent elle s'approchait de Rodolphe, pendant qu'il écrivait, et, penchant la
tête par-dessus son épaule, elle lui disait gravement:
—Eh bien, ma robe
avance-t-elle?
—Il y a déjà une manche, sois calme, répondait
Rodolphe.
Une nuit, ayant entendu Rodolphe qui faisait claquer ses doigts, ce
qui indiquait ordinairement qu'il était content de son labeur, Mimi se dressa
brusquement sur son lit, et cria en passant sa tête brune à travers les
rideaux:
—Est-ce que ma robe est finie?
—Tiens, répondit Rodolphe en
allant lui montrer quatre grandes pages couvertes de lignes serrées, je viens
d'achever le corsage.
—Quel bonheur! fit Mimi, il ne reste plus que la jupe.
Combien faut-il de pages comme ça pour faire une jupe.
—C'est selon; mais
comme tu n'es pas grande, avec une dizaine de pages de cinquante lignes de
trente-trois lettres nous pourrions avoir une jupe convenable.
—Je ne suis
pas grande, c'est vrai, dit Mimi sérieusement; mais il ne faudrait cependant pas
avoir l'air de pleurer après l'étoffe: on porte les robes très-amples, et je
voudrais de beaux plis pour que ça fasse frou-frou.
—C'est bien, répondit
gravement Rodolphe, je mettrai dix lettres de plus à la ligne, et nous
obtiendrons le frou-frou.
Et Mimi se rendormait heureuse.
Comme elle avait
commis l'imprudence de parler à ses amies, Mesdemoiselles Musette et Phémie, de
la belle robe que Rodolphe était en train de lui faire, les deux jeunes
personnes n'avaient pas manqué d'entretenir messieurs Marcel et Schaunard de la
générosité de leur ami envers sa maîtresse; et ces confidences avaient été
suivies de provocations non équivoques à imiter l'exemple donné par le
poëte.
—C'est-à-dire, ajoutait Mademoiselle Musette en tirant Marcel par les
moustaches, c'est-à-dire que si cela continue encore huit jours comme ça, je
serai forcée de t'emprunter un pantalon pour sortir.
—Il m'est dû onze francs
dans une bonne maison, répondit Marcel; si je récupère cette valeur, je la
consacrerai à t'acheter une feuille de vigne à la mode.
—Et moi? demandait
Phémie à Schaunard. Mon peigne noir (elle ne pouvait pas dire peignoir) tombe en
ruine.
Schaunard tirait alors trois sous de sa poche, et les donnait à sa
maîtresse en lui disant:
—Voici de quoi acheter une aiguille et du fil.
Raccommode ton peignoir bleu, cela t'instruira en t'amusant, utile
dulci.
Néanmoins, dans un conciliabule tenu très-secret, Marcel et Schaunard
convinrent avec Rodolphe que chacun de son côté s'efforcerait de satisfaire la
juste coquetterie de leurs maîtresses.
—Ces pauvres filles, avait dit
Rodolphe, un rien les pare, mais encore faut-il qu'elles aient ce rien. Depuis
quelque temps les beaux-arts et la littérature vont très-bien, nous gagnons
presque autant que des commissionnaires.
—Il est vrai que je ne puis pas me
plaindre, interrompit Marcel: les beaux-arts se portent comme un charme, on se
croirait sous le règne de Léon X.
—Au fait, fit Rodolphe, Musette m'a dit que
tu partais le matin et que tu ne rentrais que le soir depuis huit jours. Est-ce
que tu as vraiment de la besogne?
—Mon cher, une affaire superbe, que m'a
procurée Médicis. Je fais des portraits à la caserne de l'Ave Maria, dix-huit
grenadiers qui m'ont demandé leur image à six francs l'une dans l'autre, la
ressemblance garantie un an, comme les montres. J'espère avoir le régiment tout
entier. C'était bien aussi mon idée de requinquer Musette quand Médicis m'aura
payé, car c'est avec lui que j'ai traité et pas avec mes modèles.
—Quant à
moi, fit Schaunard négligemment, sans qu'il y paraisse, j'ai deux cents francs
qui dorment.
—Sacrebleu! Réveillons-les, dit Rodolphe.
—Dans deux ou trois
jours je compte émarger, reprit Schaunard. En sortant de la caisse, je ne vous
cacherai pas que je me propose de donner un libre cours à quelques-unes de mes
passions. Il y a surtout, chez le fripier d'à côté, un habit de nankin et un cor
de chasse qui m'agacent l'œil depuis longtemps; je m'en ferai certainement
hommage.
—Mais, demandèrent à la fois Rodolphe et Marcel, d'où espères-tu
tirer ce nombreux capital?
—Écoutez, messieurs, dit Schaunard en prenant un
air grave et en s'asseyant entre ses deux amis, il ne faut pas nous dissimuler
aux uns et aux autres qu'avant d'être membres de l'institut et contribuables,
nous avons encore pas mal de pain de seigle à manger, et la miche quotidienne
est dure à pétrir. D'un autre côté, nous ne sommes pas seuls; comme le ciel nous
a créés sensibles, chacun de nous s'est choisi une chacune, à qui il a offert de
partager son sort.
—Précédé d'un hareng, interrompit Marcel.
—Or, continua
Schaunard, tout en vivant avec la plus stricte économie, quand on ne possède
rien, il est difficile de mettre de côté, surtout si l'on a toujours un appétit
plus grand que son assiette.
—Où veux-tu en venir?... demanda Rodolphe.
—À
ceci, reprit Schaunard, que, dans la situation actuelle, nous aurions tort les
uns et les autres de faire les dédaigneux, lorsqu'il se présente, même en dehors
de notre art, une occasion de mettre un chiffre devant le zéro qui constitue
notre apport social!
—Eh bien! dit Marcel, auquel de nous peux-tu reprocher
de faire le dédaigneux? Tout grand peintre que je serai un jour, n'ai-je pas
consenti à consacrer mes pinceaux à la reproduction picturale de guerriers
français qui me payent avec leur sou de poche? Il me semble que je ne crains pas
de descendre de l'échelle de ma grandeur future.
—Et moi, reprit Rodolphe, ne
sais-tu pas que depuis quinze jours je compose un poëme didactique
médico-chirurgical-osanore pour un dentiste célèbre qui subventionne mon
inspiration à raison de quinze sous la douzaine d'alexandrins, un peu plus cher
que les huîtres?... Cependant, je n'en rougis pas; plutôt que de voir ma muse
rester les bras croisés, je lui ferais volontiers mettre le Conducteur parisien
en romances. Quand on a une lyre... que diable! C'est pour s'en servir... Et
puis Mimi est altérée de bottines.
—Alors, reprit Schaunard, vous ne m'en
voudrez pas quand vous saurez de quelle source est sorti le pactole dont
j'attends le débordement.
Voici quelle était l'histoire des deux cents francs
de Schaunard.
Il y avait environ une quinzaine de jours, il était entré chez
un éditeur de musique qui lui avait promis de lui trouver, parmi ses clients,
soit des leçons de piano, soit des accords.
—Parbleu! dit l'éditeur en le
voyant entrer, vous arrivez à propos, on est venu justement aujourd'hui me
demander un pianiste. C'est un anglais; je crois qu'on vous payera bien...
êtes-vous réellement fort?
Schaunard pensa qu'une contenance modeste pourrait
lui nuire dans l'esprit de son éditeur. Un musicien, et surtout un pianiste,
modeste, c'est en effet chose rare. Aussi Schaunard répondit-il avec beaucoup
d'aplomb:
—Je suis de première force; si j'avais seulement un poumon attaqué,
de grands cheveux et un habit noir, je serais actuellement célèbre comme le
soleil, et, au lieu de me demander huit cents francs pour faire graver ma
partition de la Mort de la jeune fille, vous viendriez m'en offrir trois mille,
à genoux, et dans un plat d'argent.
—Il est de fait, poursuivit l'artiste,
que mes dix doigts ayant dix ans de travaux forcés sur les cinq octaves, je
manipule assez agréablement l'ivoire et les dièses.
Le personnage auquel on
adressait Schaunard était un anglais nommé M. Birn'n. Le musicien fut d'abord
reçu par un laquais bleu, qui le présenta à un laquais vert, qui le repassa à un
laquais noir, lequel l'avait introduit dans un salon où il s'était trouvé en
face d'un insulaire accroupi dans une attitude spleenatique qui le faisait
ressembler à Hamlet, méditant sur le peu que nous sommes. Schaunard se disposait
à expliquer le motif de sa présence, lorsque des cris perçants se firent
entendre et lui coupèrent la parole. Ce bruit affreux qui déchiraient les
oreilles était poussé par un perroquet exposé sur un perchoir au balcon de
l'étage inférieur.
—Ô le bête, le bête! le bête! murmura l'Anglais en faisant
un bond dans son fauteuil, il fera mourir moi.
Et au même instant le volatile
se mit à débiter son répertoire, beaucoup plus étendu que celui des jacquots
ordinaires; et Schaunard resta confondu lorsqu'il entendit l'animal, excité par
une voix féminine, commencer à déclamer les premiers vers du récit de Théramène
avec les intonations du conservatoire.
Ce perroquet était le favori d'une
actrice en vogue dans son boudoir. C'était une de ces femmes qui, on ne sait ni
pourquoi ni comment, sont cotées des prix fous sur le turf de la galanterie, et
dont le nom est inscrit sur les menus des soupers de gentilshommes, où elles
servent de dessert vivant. De nos jours, cela pose un chrétien d'être vu avec
une de ces païennes, qui souvent n'ont d'antique que leur acte de naissance.
Quand elles sont jolies, le mal n'est pas grand, après tout: le plus qu'on
risque, c'est d'être mis sur la paille pour les avoir mises dans le palissandre.
Mais quand leur beauté s'achète à l'once chez les parfumeurs et ne résiste pas à
trois gouttes d'eau versées sur un chiffon, quand leur esprit tient dans un
couplet de vaudeville, et leur talent dans le creux de la main d'un claqueur, on
a peine à s'expliquer comment des gens distingués, ayant quelquefois un nom, de
la raison et un habit à la mode, se laissent emporter, par amour du lieu commun,
à élever jusqu'au terre-à-terre du caprice le plus banal, des créatures dont
leur frontin ne voudrait pas faire sa lisette.
L'actrice en question était du
nombre de ces beautés du jour. Elle s'appelait Dolorès et se disait Espagnole,
bien qu'elle fut née dans cette Andalousie parisienne qui s'appelle la rue
Coquenard. Quoiqu'il n'y ait pas dix minutes de la rue Coquenard à la rue de
Provence, elle avait mis sept ou huit ans pour faire le chemin. Sa prospérité
avait commencé au fur et à mesure de sa décadence personnelle. Ainsi, le jour où
elle fit poser sa première fausse dent, elle eut un cheval, et deux chevaux le
jour où elle fit poser la seconde. Actuellement elle menait grand train, logeait
dans un Louvre, tenait le milieu de la chaussée les jours de Longchamp, et
donnait des bals où tout Paris assistait. Le tout Paris de ces dames?
C'est-à-dire cette collection d'oisifs courtisans de tous les ridicules et de
tous les scandales; le tout Paris joueur de lansquenet et de paradoxes, les
fainéants de la tête et du bras, tueurs de leur temps et de celui des autres;
les écrivains qui se font hommes de lettres pour utiliser les plumes que la
nature leur a mises sur le dos; les bravi de la débauche, les gentilshommes
biseautés, les chevaliers d'ordre mystérieux, toute la Bohème hantée, venue on
ne sait d'où et y retournant; toutes les créatures notées et annotées; toutes
les filles d'Ève qui vendaient jadis le fruit maternel sur un éventaire, et qui
le débitent maintenant dans des boudoirs; toute la race corrompue, du lange au
linceul, qu'on retrouve aux premières représentations avec Golconde sur le front
et le Tibet sur les épaules, et pour qui cependant fleurissent les premières
violettes du printemps et les premières amours des adolescents. Tout ce
monde-là, que les chroniques appellent tout Paris, était reçu chez Mademoiselle
Dolorès, la maîtresse du perroquet en question.
Cet oiseau, que ses talents
oratoires avaient rendu célèbre dans tout le quartier, était devenu peu à peu la
terreur des plus proches voisins. Exposé sur le balcon, il faisait de son
perchoir une tribune où il tenait, du matin jusqu'au soir, des discours
interminables. Quelques journalistes liés avec sa maîtresse lui ayant appris
certaines spécialités parlementaires, le volatile était devenu d'une force
surprenante sur la question des sucres. Il savait par cœur le répertoire de
l'actrice et le déclamait de façon à pouvoir la doubler elle-même en cas
d'indisposition. En outre, comme celle-ci était polyglotte dans ses sentiments
et recevait des visites de tous les coins du monde, le perroquet parlait toutes
les langues et se livrait quelquefois dans chaque idiome à des blasphèmes qui
eussent fait rougir les mariniers à qui Vert-Vert dut son éducation avancée. La
société de cet oiseau, qui pouvait être instructive et agréable pendant dix
minutes, devenait un supplice véritable quand elle se prolongeait. Les voisins
s'étaient plaints plusieurs fois; mais l'actrice les avait insolemment renvoyés
des fins de leur plainte. Deux ou trois locataires, honnêtes pères de famille,
indignés des mœurs relâchées auxquelles les indiscrétions du perroquet les
initiaient, avaient même donné congé au propriétaire, que l'actrice avait su
prendre par son faible.
L'anglais chez lequel nous avons vu entrer Schaunard
avait pris patience pendant trois mois.
Un jour, il déguisa sa fureur qui
venait d'éclater sous un grand costume d'apparat; et tel qu'il se fût présenté
chez la reine Victoria un jour de baisemain, à Windsor, il se fit annoncer chez
Mademoiselle Dolorès.
En le voyant entrer, celle-ci pensa d'abord que c'était
Hoffmann dans son costume de lord Spleen; et, voulant faire bon accueil à un
camarade, elle lui offrit à déjeuner. L'anglais lui répondit gravement dans un
français en vingt-cinq leçons que lui avait appris un réfugié espagnol.
—Je
acceptai votre invitation, à la condition que nous mangerons cet oiseau...
désagréable, et il désignait la cage du perroquet, qui, ayant déjà flairé un
insulaire, l'avait salué en fredonnant le God save the king.
Dolorès pensa
que l'Anglais, son voisin, était venu pour se moquer d'elle, et se disposait à
se fâcher, quand celui-ci ajouta:
—Comme je étais fort riche, je mettrais le
prix à la bête.
Dolorès répondit qu'elle tenait à son oiseau, et qu'elle ne
voulait pas le voir passer entre les mains d'un autre.
—Oh! Ce n'était pas
dans mes mains que je voulais le mettre, répondit l'Anglais; c'est dessous mes
pieds, et il montrait le talon de ses bottes.
Dolorès frémit d'indignation,
et allait s'emporter peut-être, lorsqu'elle aperçut, au doigt de l'Anglais, une
bague dont le diamant représentait peut-être 2,500 francs de rentes. Cette
découverte fut comme une douche tombée sur sa colère. Elle réfléchit qu'il était
peut-être imprudent de se fâcher avec un homme qui avait cinquante mille francs
à son petit doigt.
—Eh bien, monsieur, lui dit-elle, puisque ce pauvre coco
vous ennuie, je le mettrai sur le derrière; de cette façon, vous ne pourrez plus
l'entendre.
L'anglais se borna à faire un geste de
satisfaction.
—Cependant, ajouta-t-il en montrant ses bottes, je aurais
beaucoup préféré...
—Soyez sans crainte, fit Dolorès; à l'endroit où je le
mettrai, il lui sera impossible de troubler milord.
—Oh! Je étais pas
milord... je étais seulement esquire.
Mais au moment même où M. Birn'n se
disposait à se retirer après l'avoir saluée avec une inclinaison très-modeste,
Dolorès, qui ne négligeait en aucune occasion ses intérêts, prit un petit paquet
déposé sur un guéridon, et dit à l'Anglais:
—Monsieur, on donne ce soir, au
théâtre de... une représentation à mon bénéfice, et je dois jouer dans trois
pièces. Voudriez-vous me permettre de vous offrir quelques coupons de loges? Le
prix des places n'a été que peu augmenté.
Et elle mit une dizaine de loges
entre les mains de l'insulaire.
—Après m'être montrée aussi prompte à lui
être agréable, pensait-elle intérieurement, s'il est un homme bien élevé, il est
impossible qu'il me refuse; et, s'il me voit jouer, avec mon costume rose, qui
sait? Entre voisins! Le diamant qu'il porte au doigt est l'avant-garde d'un
million. Ma foi, il est bien laid, il est bien triste, mais ça me fournira une
occasion d'aller à Londres sans avoir le mal de mer.
L'anglais, après avoir
pris les billets, se fit expliquer une seconde fois l'usage auquel ils étaient
destinés, puis il demanda le prix...
—Les loges sont à soixante francs, et il
y en a dix... Mais cela n'est pas pressé, ajouta Dolorès en voyant l'Anglais qui
se disposait à prendre son portefeuille; j'espère qu'en qualité de voisin vous
voudrez bien de temps en temps me faire l'honneur d'une petite visite.
M.
Birn'n répondit:
—Je n'aimai point à faire les affaires à terme; et, ayant
tiré un billet de mille francs, il le mit sur la table, et glissa les coupons de
loges dans sa poche.
—Je vais vous rendre, fit Dolorès en ouvrant un petit
meuble où elle serrait son argent.
—Oh! Non, dit l'Anglais, ce était pour
boire; et il sortit en laissant Dolorès foudroyée par ce mot.
—Pour boire!
s'écria-t-elle en se trouvant seule. Quel butor! Je vais lui renvoyer son
argent.
Mais cette grossièreté de son voisin avait seulement irrité
l'épiderme de son amour-propre; la réflexion le calma; elle pensa que vingt
louis de boni faisaient après tout un joli banco, et qu'elle avait jadis
supporté des impertinences à meilleur marché.
—Ah bah! Se dit-elle, faut pas
être si fière. Personne ne m'a vue, et c'est aujourd'hui le mois de ma
blanchisseuse. Après ça, cet anglais manie si mal la langue, qu'il a cru
peut-être me faire un compliment.
Et Dolorès empocha gaiement ses vingt
louis.
Mais le soir, après le spectacle, elle rentra chez elle furieuse. M.
Birn'n n'avait point fait usage des billets, et les dix loges étaient restées
vides.
Aussi, en entrant en scène à minuit et demi, l'infortunée bénéficiaire
lisait-elle, sur le visage de ses amies de coulisse, la joie que celles-ci
éprouvaient en voyant la salle si pauvrement garnie.
Elle entendit même une
actrice de ses amies dire à une autre, en montrant les belles loges du théâtre
inoccupées:
—Cette pauvre Dolorès n'a fait qu'une avant-scène.
—Les loges
sont à peine garnies.
—L'orchestre est vide.
—Parbleu! Quand on voit son
nom sur l'affiche, cela produit, dans la salle, l'effet d'une machine
pneumatique.
—Aussi, quelle idée d'augmenter le prix des places!
—Un beau
bénéfice. Je parierais que la recette tient dans une tirelire ou dans le fond
d'un bas.
—Ah! Voilà son fameux costume à coques de velours rouge...
—Elle
a l'air d'un buisson d'écrevisses.
—Combien as-tu fait à ton dernier
bénéfice? demanda l'une des actrices à sa compagne.
—Comble, ma chère, et
c'était jour de première; les tabourets valaient un louis. Mais je n'ai touché
que six francs: ma marchande de modes a pris le reste. Si je n'avais pas si peur
des engelures, j'irais à Saint-Pétersbourg.
—Comment! tu n'as pas encore
trente ans, et tu songes déjà à faire ta Russie?
—Que veux-tu! fit l'autre;
et elle ajouta: et toi, est-ce bientôt ton bénéf?
—Dans quinze jours. J'ai
déjà mille écus de coupons de pris, sans compter mes saint-cyriens.
—Tiens!
Tout l'orchestre s'en va.
—C'est Dolorès qui chante.
En effet, Dolorès,
pourprée comme son costume, cadençait son couplet au verjus. Comme elle
l'achevait à grand'peine, deux bouquets tombaient à ses pieds, lancés par la
main des deux actrices ses bonnes amies, qui s'avancèrent sur le bord de leur
baignoire, en criant:
—Bravo, Dolorès!
On s'imagina facilement la fureur
de celle-ci. Aussi, en rentrant chez elle, bien qu'on fût au milieu de la nuit,
elle ouvrit la fenêtre et réveilla Coco, qui réveilla l'honnête M. Birn'n,
endormi sous la foi de la parole donnée.
—À compter de ce jour, la guerre
avait été déclarée entre l'actrice et l'Anglais: guerre à outrance, sans repos
ni trêve, dans laquelle les adversaires engagés ne reculeraient devant aucuns
frais. Le perroquet, éduqué en conséquence, avait approfondi l'étude de la
langue d'Albion, et proférait toute la journée des injures contre son voisin,
dans son fausset le plus aigu. C'était, en vérité, quelque chose d'intolérable.
Dolorès en souffrait elle-même, mais elle espérait que, d'un jour à l'autre, M.
Birn'n donnerait congé: c'était là où elle plaçait son amour-propre.
L'insulaire, de son côté, avait inventé toutes sortes de magies pour se venger.
Il avait d'abord fondé une école de tambours dans son salon; mais le commissaire
de police était intervenu. M. Birn'n, de plus en plus ingénieux, avait alors
établi un tir au pistolet; ses domestiques criblaient cinquante cartons par
jour. Le commissaire intervint encore, et lui fit exhiber un article du code
municipal qui interdit l'usage des armes à feu dans les maisons. M. Birn'n cessa
le feu. Mais huit jours après, Mademoiselle Dolorès s'aperçut qu'il pleuvait
dans ses appartements. Le propriétaire vint rendre visite à M. Birn'n, qu'il
trouva en train de prendre les bains de mer dans son salon. En effet, cette
pièce, fort grande, avait été revêtue sur tous les murs de feuilles de métal;
toutes les portes avaient été condamnées; et, dans ce bassin improvisé, on avait
mêlé dans une centaine de voies d'eau une cinquantaine de quintaux de sel.
C'était une véritable réduction de l'océan. Rien n'y manquait, pas même les
poissons. On y descendait par une ouverture pratiquée dans le panneau supérieur
de la porte du milieu, et M. Birn'n s'y baignait quotidiennement. Au bout de
quelque temps, on sentait la marée dans le quartier, et Mademoiselle Dolorès
avait un demi-pouce d'eau dans sa chambre à coucher.
Le propriétaire devint
furieux, et menaça M. Birn'n de lui faire un procès en dédommagement des dégâts
causés dans son immeuble.
—Est-ce que je avais pas le droit, demanda
l'Anglais, de me baigner chez moi?
—Non, monsieur.
—Si je avais pas le
droit, c'est bien, dit l'Anglais plein de respect pour la loi du pays où il
vivait. C'est dommage, je amusais beaucoup moi.
Et le soir même il donna des
ordres pour qu'on fît écouler son océan. Il n'était que temps: il y avait déjà
un banc d'huîtres sur le parquet.
Cependant M. Birn'n n'avait pas renoncé à
la lutte, et cherchait un moyen légal de continuer cette guerre singulière, qui
faisait les délices de tout Paris oisif; car l'aventure avait été répandue dans
les foyers de théâtre et autres lieux de publicité. Aussi Dolorès tenait-elle à
honneur de sortir triomphante de cette lutte, à propos de laquelle des paris
étaient engagés.
Ce fut alors que M. Birn'n avait imaginé le piano. Et ce
n'était point si mal imaginé: le plus désagréable des instruments était de force
à lutter contre le plus désagréable des volatiles. Aussi, dès que cette bonne
idée lui était venue, s'était-il dépêché de la mettre à exécution. Il avait loué
un piano, et il avait demandé un pianiste. Le pianiste, on se le rappelle, était
notre ami Schaunard. L'anglais lui raconta familièrement ses doléances à cause
du perroquet de la voisine, et tout ce qu'il avait fait déjà pour tâcher
d'amener l'actrice à composition.
—Mais, milord, dit Schaunard, il y a un
moyen de vous débarrasser de cette bête: c'est le persil. Tous les chimistes
n'ont qu'un cri pour déclarer que cette plante potagère est l'acide prussique de
ces animaux; faites hacher du persil sur vos tapis, et faites-les secouer par la
fenêtre sur la cage de Coco: il expirera absolument comme s'il avait été invité
à dîner par le pape Alexandre VI.
—J'y ai pensé, mais le bête est gardé,
répondit l'Anglais; le piano est plus sûr.
Schaunard regarda l'Anglais, et ne
comprit pas tout d'abord.
—Voici ce que je avais combiné, reprit l'Anglais.
La comédienne et son bête dormaient jusqu'à midi. Suivez bien mon
raisonnement...
—Allez, fit Schaunard, je lui marche sur les talons.
—Je
avais entrepris de lui troubler le sommeil. La loi de ce pays me autorise à
faire de la musique depuis le matin jusqu'au soir. Comprenez-vous ce que je
attends de vous?...
—Mais, dit Schaunard, ce ne serait pas déjà si
désagréable pour la comédienne, si elle m'entend jouer du piano toute la
journée, et gratis encore. Je suis de première force, et, si j'avais seulement
un poumon attaqué...
—Oh! Oh! reprit l'Anglais. Aussi je ne dirai pas à vous
de faire de l'excellente musique. Il faudrait seulement taper là-dessus votre
instrument. Comme ça, ajouta l'Anglais en essayant une gamme; et toujours,
toujours le même chose, sans pitié, monsieur le musicien, toujours la gamme. Je
savais un peu le médecine, cela rend fou. Ils deviendront fou là-dessous, c'est
là-dessus que je compte. Allons, monsieur, mettez-vous tout de suite; je payerai
bien vous.
—Et voilà, dit Schaunard qui avait raconté tous les détails que
l'on vient de lire, voilà le métier que je fais depuis quinze jours. Une gamme,
rien que la même, depuis sept heures du matin jusqu'au soir. Ce n'est point là
précisément de l'art sérieux; mais que voulez-vous, mes enfants, l'Anglais me
paye mon tintamarre deux cents francs par mois; faudrait être le bourreau de son
corps pour refuser une pareille aubaine. J'ai accepté, et dans deux ou trois
jours je passe à la caisse pour toucher mon premier mois.
Ce fut à la suite
de ces mutuelles confidences que les trois amis convinrent entre eux de profiter
de la commune rentrée de fonds, pour donner à leurs maîtresses l'équipement
printanier que la coquetterie de chacune convoitait depuis si longtemps. On
était convenu, en outre, que celui qui toucherait son argent le premier
attendrait les autres, afin que les acquisitions se fissent en même temps, et
que mesdemoiselles Mimi, Musette et Phémie pussent jouir ensemble du plaisir de
faire peau neuve, comme disait Schaunard.
Or, deux ou trois jours après ce
conciliabule, Rodolphe tenait la corde, son poëme osanore avait été payé, il
pesait quatre-vingts francs. Le surlendemain, Marcel avait émargé chez Médicis
le prix de dix-huit portraits de caporaux, à six francs.
Marcel et Rodolphe
avaient toutes les peines du monde à dissimuler leur fortune.
—Il me semble
que je sue de l'or, disait le poëte.
—C'est comme moi, fit Marcel. Si
Schaunard tarde longtemps, il me sera impossible de continuer mon rôle de Crésus
anonyme.
Mais le lendemain même les bohèmes virent arriver Schaunard,
splendidement vêtu d'une jaquette en nankin jaune d'or.
—Ah! mon Dieu,
s'écria Phémie, éblouie en voyant son amant si élégamment relié, où as-tu trouvé
cet habit-là?
—Je l'ai trouvé dans mes papiers, répondit le musicien en
faisant un signe à ses deux amis pour qu'ils eussent à le suivre. J'ai touché
leur dit-il, quand ils furent seuls. Voici les piles, et il étala une poignée
d'or.
—Eh bien, s'écria Marcel, en route! Allons mettre les magasins au
pillage! Comme Musette va être heureuse!
—Comme Mimi sera contente! ajouta
Rodolphe.
Allons, viens-tu, Schaunard?
—Permettez-moi de réfléchir,
répondit le musicien. En couvrant ces dames des mille caprices de la mode, nous
allons peut-être faire une folie. Songez-y. Quand elles ressembleront aux
gravures de l'Écharpe d'Iris, ne craignez-vous pas que ces splendeurs n'exercent
une déplorable influence sur leur caractère? Et convient-il à des jeunes hommes
comme nous d'agir avec les femmes comme si nous étions des Mondors caducs et
ridés? Ce n'est pas que j'hésite à sacrifier quatorze ou dix-huit francs pour
habiller Phémie; mais je tremble; quand elle aura un chapeau neuf elle ne voudra
plus me saluer peut-être! Une fleur dans ses cheveux, elle est si bien! Qu'en
penses-tu, philosophe? interrompit Schaunard en s'adressant à Colline qui était
entré depuis quelques instants.
—L'ingratitude est fille du bienfait, dit le
philosophe.
—D'un autre côté, continua Schaunard, quand vos maîtresses seront
bien mises, quelle figure ferez-vous à leur bras dans vos costumes délabrés?
Vous aurez l'air de leurs femmes de chambre. Ce n'est pas pour moi que je dis
cela, interrompit Schaunard en se carrant dans son habit de nankin; car, Dieu
merci, je puis me présenter partout maintenant.
Cependant, malgré l'esprit
d'opposition de Schaunard, il fut convenu de nouveau que l'on dépouillerait le
lendemain tous les bazars du voisinage au bénéfice de ces dames.
Et le
lendemain matin, en effet, à l'heure même où nous avons vu, au commencement de
ce chapitre, Mademoiselle Mimi se réveiller très-étonnée de l'absence de
Rodolphe, le poëte et ses deux amis montaient les escaliers de l'hôtel,
accompagnés par un garçon des Deux Magots et par une modiste, qui portaient des
échantillons. Schaunard, qui avait acheté la fameuse trompe, marchait devant en
jouant l'ouverture de la Caravane.
Musette et Phémie, appelées par Mimi qui
habitait l'entresol, sur la nouvelle qu'on leur apportait des chapeaux et des
robes, descendirent les escaliers avec la rapidité d'une avalanche. En voyant
toutes ces pauvres richesses étalées devant elles, les trois femmes faillirent
devenir folles de joie. Mimi était prise d'une quinte d'hilarité et sautait
comme une chèvre, en faisant voltiger une petite écharpe de barége. Musette
s'était jetée au cou de Marcel, ayant dans chaque main une petite bottine verte,
qu'elle frappait l'une contre l'autre comme des cymbales. Phémie regardait
Schaunard en sanglotant, elle ne savait que dire:
—Ah! Mon Alexandre, mon
Alexandre!
—Il n'y a point de danger qu'elle refuse les présents
d'Artaxercès, murmurait le philosophe Colline.
Après le premier élan de joie
passé, quand les choix furent faits et les factures acquittées, Rodolphe annonça
aux trois femmes qu'elles eussent à s'arranger pour essayer leur toilette
nouvelle le lendemain matin.
—On ira à la campagne, dit-il.
—La belle
affaire! s'écria Musette, ce n'est point la première fois que j'aurais acheté,
taillé, cousu et porté une robe le même jour. Et d'ailleurs nous avons la nuit.
Nous serons prêtes, n'est-ce pas, mesdames?
—Nous serons prêtes! s'écrièrent
à la fois Mimi et Phémie.
Sur-le-champ elles se mirent à l'œuvre, et pendant
seize heures, elles ne quittèrent ni les ciseaux ni l'aiguille.
Le lendemain
matin était le premier jour du mois de mai. Les cloches de pâques avaient sonné
depuis quelques jours la résurrection du printemps, et de tous les côtés il
arrivait empressé et joyeux; il arrivait, comme dit la ballade allemande, léger
ainsi que le jeune fiancé qui va planter le mai sous la fenêtre de sa
bien-aimée. Il peignait le ciel en bleu, les arbres en vert, et toutes choses en
belles couleurs. Il réveillait le soleil engourdi qui dormait couché dans son
lit de brouillards, la tête appuyée sur les nuages gros de neige qui lui
servaient d'oreiller et il lui criait: ha! hé! l'ami! c'est l'heure, et me
voici! vite à la besogne! Mettez sans plus de retard votre bel habit fait de
beaux rayons neufs, et montrez-vous tout de suite à votre balcon pour annoncer
mon arrivée.
Sur quoi, le soleil s'était en effet mis en campagne, et se
promenait fier et superbe comme un seigneur de la cour. Les hirondelles,
revenues de leur pèlerinage d'orient, emplissaient l'air de leur vol; l'aubépine
blanchissait les buissons; la violette embaumait l'herbe des bois, où l'on
voyait déjà tous les oiseaux sortir de leurs nids avec un cahier de romances
sous leurs ailes. C'était le printemps en effet, le vrai printemps des poëtes et
des amoureux, et non pas le printemps de Matthieu Laensberg, un vilain printemps
qui a le nez rouge, l'onglée aux doigts, et qui fait encore frissonner le pauvre
au coin de son âtre, où les dernières cendres de sa dernière bûche sont depuis
longtemps éteintes. Les brises attiédies couraient dans l'air transparent, et
semaient dans la ville les premières odeurs des campagnes environnantes. Les
rayons du soleil, clairs et chaleureux, allaient frapper aux vitres des
fenêtres. Au malade ils disaient: ouvrez, nous sommes la santé! Et dans la
mansarde de la fillette penchée à son miroir, cet innocent et premier amour des
plus innocentes, ils disaient: ouvre, la belle, que nous éclairions ta beauté!
Nous sommes les messagers du beau temps; tu peux maintenant mettre ta robe de
toile, ton chapeau de paille et chausser ton brodequin coquet: voici que les
bosquets où l'on danse sont panachés de belles fleurs nouvelles, et les violons
vont se réveiller pour le bal du dimanche. Bonjour, la belle!
Comme l'angelus
sonnait à l'église prochaine, les trois coquettes laborieuses, qui avaient eu à
peine le temps de dormir quelques heures, étaient déjà devant leur miroir,
donnant leur dernier coup d'œil à leur toilette nouvelle.
Elles étaient
charmantes toutes trois, pareillement vêtues, et ayant sur le visage le même
reflet de satisfaction que donne la réalisation d'un désir longtemps
caressé.
Musette était surtout resplendissante de beauté.
—Je n'ai jamais
été si contente, disait-elle à Marcel; il me semble que le bon Dieu a mis dans
cette heure-ci tout le bonheur de ma vie, et j'ai peur qu'il ne m'en reste plus!
Ah! Bah! quand il n'y en aura plus, il y en aura encore. Nous avons la recette
pour en faire, ajouta-t-elle gaiement en embrassant Marcel.
Quant à Phémie,
une chose la chagrinait.
—J'aime bien la verdure et les petits oiseaux,
disait-elle, mais à la campagne on ne rencontre personne, et on ne pourra pas
voir mon joli chapeau et ma belle robe. Si nous allions à la campagne sur le
boulevard?
—À huit heures du matin, toute la rue était mise en émoi par les
fanfares de la trompe de Schaunard qui donnait le signal du départ. Tous les
voisins se mirent aux fenêtres pour regarder passer les bohèmes. Colline, qui
était de la fête, fermait la marche, portant les ombrelles des dames. Une heure
après, toute la bande joyeuse était dispersée dans les champs de
Fontenay-Aux-Roses.
Lorsqu'ils rentrèrent à la maison le soir, bien tard,
Colline, qui, pendant la journée, avait rempli les fonctions de trésorier,
déclara qu'on avait oublié de dépenser six francs, et déposa le reliquat sur une
table.
—Qu'est-ce que nous allons en faire? demanda Marcel.
—Si nous
achetions de la rente? dit Schaunard.
XVIII
LE MANCHON DE
FRANCINE
I
Parmi les vrais bohémiens de la vraie bohème, j'ai connu
autrefois un garçon nommé Jacques D...; il était sculpteur et promettait d'avoir
un jour un grand talent. Mais la misère ne lui a pas donné le temps d'accomplir
ses promesses. Il est mort d'épuisement au mois de mars 1844, à l'hôpital
Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.
J'ai connu Jacques à l'hôpital,
où j'étais moi-même détenu par une longue maladie. Jacques avait, comme je l'ai
dit, l'étoffe d'un grand talent, et pourtant il ne s'en faisait point accroire.
Pendant les deux mois que je l'ai fréquenté, et durant lesquels il se sentait
bercé dans les bras de la mort, je ne l'ai point entendu se plaindre une seule
fois, ni se livrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule l'artiste
incompris. Il est mort sans pose, en faisant l'horrible grimace des agonisants.
Cette mort me rappelle même une des scènes les plus atroces que j'aie jamais
vues dans ce caravansérail des douleurs humaines. Son père, instruit de
l'événement, était venu pour réclamer le corps et avait longtemps marchandé pour
donner les trente-six francs réclamés par l'administration. Il avait marchandé
aussi pour le service de l'église, et avec tant d'instance, qu'on avait fini par
lui rabattre six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bière,
l'infirmier enleva la serpillière de l'hôpital et demanda à un des amis du
défunt qui se trouvait là de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui
n'avait pas le sou, alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une colère
atroce, et demanda si on n'avait pas fini de l'ennuyer.
La sœur novice qui
assistait à ce monstrueux débat jeta un regard sur le cadavre et laissa échapper
cette tendre et naïve parole:
—Oh! Monsieur, on ne peut pas l'enterrer comme
cela, ce pauvre garçon: il fait si froid; donnez-lui au moins une chemise, qu'il
n'arrive pas tout nu devant le bon Dieu.
Le père donna cinq francs à l'ami
pour avoir une chemise, mais il lui recommanda d'aller chez un fripier de la rue
Grange-aux-Belles qui vendait du linge d'occasion.
—Cela coûtera moins cher,
ajouta-t-il.
Cette cruauté du père de Jacques me fut expliquée plus tard; il
était furieux que son fils eût embrassé la carrière des arts, et sa colère ne
s'était pas apaisée, même devant un cercueil.
Mais je suis bien loin de
Mademoiselle Francine et de son manchon. J'y reviens: Mademoiselle Francine
avait été la première et unique maîtresse de Jacques, qui n'était pourtant pas
mort vieux, car il avait à peine vingt-trois ans à l'époque où son père voulait
le laisser mettre tout nu dans la terre. Cet amour m'a été conté par Jacques
lui-même, alors qu'il était le numéro 14 et moi le numéro 16 de la salle
Sainte-Victoire, un vilain endroit pour mourir.
Ah! tenez, lecteur, avant de
commencer ce récit, qui serait une belle chose si je pouvais le raconter tel
qu'il m'a été fait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer une pipe dans la
vieille pipe de terre qu'il m'a donnée le jour où le médecin lui en avait
défendu l'usage. Pourtant, la nuit, quand l'infirmier dormait, mon ami Jacques
m'empruntait sa pipe et me demandait un peu de tabac: on s'ennuie tant la nuit
dans ces grandes salles, quand on ne peut pas dormir et qu'on souffre!
—Rien
qu'une ou deux bouffées, me disait-il, et je le laissais faire, et la sœur
Sainte-Geneviève n'avait point l'air de sentir la fumée lorsqu'elle passait
faire sa ronde. Ah! Bonne sœur! Que vous étiez bonne, et comme vous étiez belle
aussi quand vous veniez nous jeter l'eau bénite! On vous voyait arriver de loin,
marchant doucement sous les voûtes sombres, drapée dans vos voiles blancs, qui
faisaient de si beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant. Ah! Bonne
sœur! Vous étiez la Béatrice de cet enfer. Si douces étaient vos consolations,
qu'on se plaignait toujours pour se faire consoler par vous. Si mon ami Jacques
n'était pas mort, un jour qu'il tombait de la neige, il vous aurait sculpté une
petite bonne vierge pour mettre dans votre cellule, bonne sœur
Sainte-Geneviève!
Un Lecteur.—Eh bien, et le manchon? Je ne vois pas le
manchon, moi.
Autre Lecteur.—Et Mademoiselle Francine? Où est-elle
donc?
Premier Lecteur.—Ce n'est point très-gai, cette histoire!
Deuxième
Lecteur.—Nous allons voir la fin.
—Je vous demande bien pardon, messieurs,
c'est la pipe de mon ami Jacques qui m'a entraîné dans ces digressions. Mais
d'ailleurs, je n'ai point juré de vous faire rire absolument. Ce n'est point gai
tous les jours la Bohème.
Jacques et Francine s'étaient rencontrés dans une
maison de la rue de la Tour-d'Auvergne, où ils étaient emménagés en même temps
au terme d'avril.
L'artiste et la jeune fille restèrent huit jours avant
d'entamer ces relations de voisinage qui sont presque toujours forcées lorsqu'on
habite sur le même carré; cependant, sans avoir échangé une seule parole, ils se
connaissaient déjà l'un l'autre. Francine savait que son voisin était un pauvre
diable d'artiste, et Jacques avait appris que sa voisine était une petite
couturière sortie de sa famille pour échapper aux mauvais traitements d'une
belle-mère. Elle faisait des miracles d'économie pour mettre, comme on dit, les
deux bouts ensemble; et comme elle n'avait jamais connu le plaisir, elle ne
l'enviait point. Voici comment ils en vinrent tous deux à passer par la commune
loi de la cloison mitoyenne. Un soir du mois d'avril, Jacques rentra chez lui
harassé de fatigue, à jeûne depuis le matin et profondément triste, d'une de ces
tristesses vagues qui n'ont point de cause précise, et qui vous prennent
partout, à toute heure, espèce d'apoplexie du cœur à laquelle sont
particulièrement sujets les malheureux qui vivent solitaires. Jacques, qui se
sentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la fenêtre pour respirer un
peu. La soirée était belle, et le soleil couchant déployait ses mélancoliques
féeries sur les collines de Montmartre. Jacques resta pensif à sa croisée,
écoutant le chœur ailé des harmonies printanières qui chantaient dans le calme
du soir, et cela augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau
qui jeta un croassement, il songea au temps où les corbeaux apportaient du pain
à élie, le pieux solitaire, et il fit cette réflexion que les corbeaux n'étaient
plus si charitables. Puis, n'y pouvant plus tenir, il ferma sa fenêtre, tira le
rideau; et comme il n'avait pas de quoi acheter de l'huile pour sa lampe, il
alluma une chandelle de résine qu'il avait rapportée d'un voyage à la
Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus triste, il bourra sa
pipe.
—Heureusement que j'ai encore assez de tabac pour cacher le pistolet,
murmura-t-il, et il se mit à fumer.
Il fallait qu'il fût bien triste ce
soir-là, mon ami Jacques, pour qu'il songeât à cacher le pistolet. C'était sa
ressource suprême dans les grandes crises, et elle lui réussissait assez
ordinairement. Voici en quoi consistait ce moyen: Jacques fumait du tabac sur
lequel il répandait quelques gouttes de laudanum, et il fumait jusqu'à ce que le
nuage de fumée qui sortait de sa pipe fût devenu assez épais pour lui dérober
tous les objets qui étaient dans sa petite chambre, et surtout un pistolet
accroché au mur. C'était l'affaire d'une dizaine de pipes. Quand le pistolet
était entièrement devenu invisible, il arrivait presque toujours que la fumée et
le laudanum combinés endormaient Jacques, et il arrivait aussi souvent que sa
tristesse l'abandonnait au seuil de ses rêves.
Mais, ce soir-là, il avait usé
tout son tabac, le pistolet était parfaitement caché, et Jacques était toujours
amèrement triste. Ce soir-là, au contraire, Mademoiselle Francine était
extrêmement gaie en rentrant chez elle, et sa gaieté était sans cause, comme la
tristesse de Jacques: c'était une de ces joies qui tombent du ciel et que le bon
Dieu jette dans les bons cœurs. Donc, Mademoiselle Francine était en belle
humeur, et chantonnait en montant l'escalier. Mais, comme elle allait ouvrir sa
porte, un coup de vent entra par la fenêtre ouverte du carré éteignit
brusquement sa chandelle.
—Mon Dieu, que c'est ennuyeux! Exclama la jeune
fille, voilà qu'il faut encore descendre et monter six étages.
Mais ayant
aperçu de la lumière à travers la porte de Jacques, un instinct de paresse, enté
sur un sentiment de curiosité, lui conseilla d'aller demander de la lumière à
l'artiste. C'est un service qu'on se rend journellement entre voisins,
pensait-elle, et cela n'a rien de compromettant. Elle frappa donc deux petits
coups à la porte de Jacques, qui ouvrit, un peu surpris de cette visite tardive.
Mais à peine eut-elle fait un pas dans la chambre, la fumée qui l'emplissait la
suffoqua tout d'abord, et, avant d'avoir pu prononcer une parole, elle glissa
évanouie sur une chaise et laissa tomber à terre son flambeau et sa clef. Il
était minuit, tout le monde dormait dans la maison. Jacques ne jugea point à
propos d'appeler du secours, il craignait d'abord de compromettre sa voisine. Il
se borna donc à ouvrir la fenêtre pour laisser pénétrer un peu d'air; et, après
avoir jeté quelques gouttes d'eau au visage de la jeune fille, il la vit ouvrir
les yeux et revenir à elle peu à peu. Lorsqu'au bout de cinq minutes elle eut
entièrement repris connaissance, Francine expliqua le motif qui l'avait amenée
chez l'artiste, et elle s'excusa beaucoup de ce qui était arrivé.
—Maintenant
que je suis remise, ajouta-t-elle, je puis rentrer chez moi.
Et il avait déjà
ouvert la porte du cabinet, lorsqu'elle s'aperçut que non-seulement elle
oubliait d'allumer sa chandelle, mais encore qu'elle n'avait pas la clef de sa
chambre.
—Étourdie que je suis, dit-elle, en approchant son flambeaux du
cierge de résine, je suis entrée ici pour avoir de la lumière, et j'allais m'en
aller sans.
Mais, au même instant, le courant d'air établi dans la chambre
par la porte et la fenêtre, qui étaient restées entr'ouvertes, éteignit
subitement le cierge, et les deux jeunes gens restèrent dans l'obscurité.
—On
croirait que c'est un fait exprès, dit Francine. Pardonnez-moi, monsieur, tout
l'embarras que je vous cause, et soyez assez bon pour faire de la lumière, pour
que je puisse retrouver ma clef.
—Certainement, mademoiselle, répondit
Jacques en cherchant des allumettes à tâtons.
Il les eut bien vite trouvées.
Mais une idée singulière lui traversa l'esprit; il mit les allumettes dans sa
poche, en s'écriant:
—Mon Dieu! Mademoiselle, voici bien un autre embarras.
Je n'ai pas une seule allumette ici, j'ai employé la dernière quand je suis
rentré.
J'espère que voilà une ruse crânement bien machinée pensa-t-il en
lui-même.
—Mon Dieu! Mon Dieu! disait Francine, je puis bien encore rentrer
chez moi sans chandelle: la chambre n'est pas si grande pour qu'on puisse s'y
perdre. Mais il me faut ma clef; je vous en prie, monsieur, aidez-moi à
chercher, elle doit être à terre.
—Cherchons, mademoiselle, dit
Jacques.
Et les voilà tous deux dans l'obscurité en quête de l'objet perdu;
mais, comme s'ils eussent été guidés par le même instinct, il arriva que pendant
ces recherches leurs mains, qui tâtonnaient dans le même endroit, se
rencontraient dix fois par minute. Et, comme ils étaient aussi maladroits l'un
que l'autre, ils ne trouvèrent point la clef.
—La lune, qui est masquée par
les nuages, donne en plein dans ma chambre, dit Jacques. Attendons un peu. Tout
à l'heure elle pourra éclairer nos recherches.
Et, en attendant le lever de
la lune, ils se mirent à causer. Une causerie au milieu des ténèbres, dans une
chambre étroite, par une nuit de printemps; une causerie qui, d'abord frivole et
insignifiante, aborde le chapitre des confidences, vous savez où cela mène...
Les paroles deviennent peu à peu confuses, pleines de réticences; la voix
baisse, les mots s'alternent de soupirs... Les mains qui se rencontrent achèvent
la pensée qui, du cœur, monte aux lèvres, et... Cherchez la conclusion dans vos
souvenirs, ô jeunes couples. Rappelez-vous, jeune homme, rappelez-vous, jeune
femme, vous qui marchez aujourd'hui la main dans la main, et qui ne vous étiez
jamais vus il y a deux jours.
Enfin, la lune se démasqua et sa lueur claire
inonda la chambrette; Mademoiselle Francine sortit de sa rêverie en jetant un
petit cri.
—Qu'avez-vous? lui demanda Jacques, en lui entourant la taille de
ses bras.
—Rien, murmura Francine; j'avais cru entendre frapper. Et, sans que
Jacques s'en aperçût, elle poussa du pied, sous un meuble, la clef qu'elle
venait d'apercevoir.
Elle ne voulait pas la retrouver.
Premier
Lecteur.—Je ne laisserai certainement pas cette histoire entre les mains de ma
fille.
Deuxième Lecteur.—Jusqu'à présent je n'ai point encore vu un seul poil
du manchon de Mademoiselle Francine; et, pour cette jeune fille, je ne sais pas
non plus comment elle est faite, si elle est brune ou blonde.
Patience, ô
lecteurs, patience. Je vous ai promis un manchon, et je vous le donnerai à la
fin, comme mon ami Jacques fit à sa pauvre amie Francine, qui était devenue sa
maîtresse, ainsi que je l'ai expliqué dans la ligne en blanc qui se trouve
au-dessus. Elle était blonde, Francine, blonde et gaie; ce qui n'est pas commun.
Elle avait ignoré l'amour jusqu'à vingt ans; mais un vague pressentiment de sa
fin prochaine lui conseilla de ne plus tarder, si elle voulait le
connaître.
Elle rencontra Jacques et elle l'aima. Leur liaison dura six mois.
Ils s'étaient pris au printemps, ils se quittèrent à l'automne. Francine était
poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi: quinze jours
après s'être mis avec la jeune fille, il l'avait appris d'un de ses amis qui
était médecin. Elle s'en ira aux feuilles jaunes, avait dit
celui-ci.
Francine avait entendu cette confidence, et s'aperçut du désespoir
qu'elle causait à son ami.
—Qu'importent les feuilles jaunes? Lui
disait-elle, en mettant tout son amour dans un sourire; qu'importe l'automne,
nous sommes en été et les feuilles sont vertes: profitons-en, mon ami... quand
tu me verras prête à m'en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en
m'embrassant et tu me défendras de m'en aller. Je suis obéissante, tu sais, et
je resterai.
Et cette charmante créature traversa ainsi pendant cinq mois les
misères de la vie de bohème, la chanson et le sourire aux lèvres. Pour Jacques,
il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent: Francine va plus mal, il lui
faut des soins. Alors Jacques battait tout Paris pour trouver de quoi faire
faire l'ordonnance du médecin; mais Francine n'en voulait point entendre parler,
et elle jetait les drogues par les fenêtres. La nuit, lorsqu'elle était prise
par la toux, elle sortait de la chambre et allait sur le carré pour que Jacques
ne l'entendît point.
Un jour qu'ils étaient allés tous les deux à la
campagne, Jacques aperçut un arbre dont le feuillage était jaunissant. Il
regarda tristement Francine qui marchait lentement et un peu
rêveuse.
Francine vit Jacques pâlir, et elle devina la cause de sa
pâleur.
—Tu es bête, va, lui dit-elle en l'embrassant, nous ne sommes qu'en
juillet; jusqu'à octobre, il y a trois mois; en nous aimant nuit et jour, comme
nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons à passer ensemble. Et
puis, d'ailleurs, si je me sens plus mal aux feuilles jaunes, nous irons
demeurer dans un bois de sapins: les feuilles sont toujours
vertes.
Au mois d'octobre, Francine fut forcée de rester au lit.
L'ami de Jacques la soignait... La petite chambrette où ils logeaient était
située tout au haut de la maison et donnait sur une cour où s'élevait un arbre,
qui chaque jour se dépouillait davantage. Jacques avait mis un rideau à la
fenêtre pour cacher cet arbre à la malade: mais Francine exigea qu'on retirât le
rideau.
—Ô mon ami, disait-elle à Jacques, je te donnerai cent fois plus de
baisers qu'il n'a de feuilles... Et elle ajoutait: je vais beaucoup mieux,
d'ailleurs... Je vais sortir bientôt; mais comme il fera froid, et que je ne
veux pas avoir les mains rouges, tu m'achèteras un manchon. Pendant toute la
maladie, ce manchon fut son rêve unique.
La veille de la toussaint, voyant
Jacques plus désolé que jamais, elle voulut lui donner du courage; et, pour lui
prouver qu'elle allait mieux, elle se leva. Le médecin arriva au même instant,
il la fit recoucher de force.
—Jacques, dit-il à l'oreille de l'artiste, du
courage! Tout est fini, Francine va mourir.
Jacques fondit en larmes.
—Tu
peux lui donner tout ce qu'elle demandera maintenant, continua le médecin: il
n'y a plus d'espoir.
Francine entendit des yeux ce que le médecin avait dit à
son amant.
—Ne l'écoute pas, s'écria-t-elle en étendant les bras vers
Jacques, ne l'écoute pas, il ment. Nous sortirons ensemble demain... c'est la
toussaint; il fera froid, va m'acheter un manchon... je t'en prie, j'ai peur des
engelures pour cet hiver.
Jacques allait sortir avec son ami, mais Francine
retint le médecin auprès d'elle.
—Va chercher mon manchon, dit-elle à
Jacques; prends-le beau, qu'il dure longtemps.
Et quand elle fut seule elle
dit au médecin:
—Oh! Monsieur, je vais mourir, et je le sais... Mais avant de
m'en aller, trouvez-moi quelque chose qui me donne des forces pour une nuit, je
vous en prie; rendez-moi belle pour une nuit encore, et que je meure après,
puisque le bon Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps...
Comme le
médecin la consolait de son mieux, un vent de bise secoua dans la chambre et
jeta sur le lit de la malade une feuille jaune, arrachée à l'arbre de la petite
cour.
Francine ouvrit le rideau et vit l'arbre dépouillé
complétement.
—C'est la dernière, dit-elle en mettant la feuille sous son
oreiller.
—Vous ne mourrez que demain, lui dit le médecin, vous chez une nuit
à vous.
—Ah! Quel bonheur! fit la jeune fille... une nuit d'hiver... elle
sera longue.
Jacques rentra; il apportait un manchon.
—Il est bien joli,
dit Francine; je le mettrai pour sortir.
Elle passa la nuit avec
Jacques.
Le lendemain, jour de la toussaint, à l'angelus de midi, elle fut
prise par l'agonie et tout son corps se mit à trembler.
—J'ai froid aux
mains, murmura-t-elle; donne-moi mon manchon.
Et elle plongea ses pauvres
mains dans la fourrure...
—C'est fini, dit le médecin à Jacques; va
l'embrasser.
Jacques colla ses lèvres à celle de son amie. Au dernier moment,
on voulait lui retirer le manchon, mais elle y cramponna ses mains.
—Non,
non, dit-elle; laissez-le-moi: nous sommes dans l'hiver; il fait froid. Ah! Mon
pauvre Jacques... ah! Mon pauvre Jacques... qu'est-ce que tu vas devenir? Ah!
mon Dieu!
Et le lendemain Jacques était seul.
Premier Lecteur.—Je le
disais bien que ce n'était point gai cette histoire.
Que voulez-vous,
lecteur? On ne peut pas toujours rire.
II
C'était le matin du jour
de la toussaint, Francine venait de mourir.
Deux hommes veillaient au chevet:
l'un, qui se tenait debout, était le médecin; l'autre, agenouillé près du lit,
collait ses lèvres aux mains de la morte, et semblait vouloir les y sceller dans
un baiser désespéré, c'était Jacques, l'amant de Francine. Depuis plus de six
heures, il était plongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie
qui passa sous les fenêtres vint l'en tirer.
Cet orgue jouait un air que
Francine avait l'habitude de chanter le matin en s'éveillant.
Une de ces
espérances insensées qui ne peuvent naître que dans les grands désespoirs
traversa l'esprit de Jacques. Il recula d'un mois dans le passé, à l'époque où
Francine n'était encore que mourante; il oublia l'heure présente, et s'imagina
un moment que la trépassée n'était qu'endormie, et qu'elle allait s'éveiller
tout à l'heure la bouche ouverte à son refrain matinal.
Mais les sons de
l'orgue n'étaient pas encore éteints que Jacques était déjà revenu à la réalité.
La bouche de Francine était éternellement close pour les chansons, et le sourire
qu'y avait amené sa dernière pensée s'effaçait de ses lèvres où la mort
commençait à naître.
—Du courage! Jacques, dit le médecin, qui était l'ami du
sculpteur.
Jacques se releva et dit en regardant le médecin:
—C'est fini,
n'est-ce pas, il n'y a plus d'espérance? Sans répondre à cette triste folie,
l'ami alla fermer les rideaux du lit; et, revenant ensuite vers le sculpteur, il
lui tendit la main.
—Francine est morte... dit-il, il fallait nous y
attendre. Dieu sait que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la
sauver. C'était une honnête fille, Jacques, qui t'a beaucoup aimé, plus et
autrement que tu ne l'aimais toi-même; car son amour n'était fait que d'amour,
tandis que le tien renfermait un alliage. Francine est morte... mais tout n'est
pas fini, il faut maintenant songer à faire les démarches nécessaires pour
l'enterrement. Nous nous en occuperons ensemble, et pendant notre absence nous
prierons la voisine de veiller ici.
Jacques se laissa entraîner par son ami.
Toute la journée ils coururent à la mairie, aux pompes funèbres, au cimetière.
Comme Jacques n'avait point d'argent, le médecin engagea sa montre, une bague et
quelques effets d'habillement pour subvenir aux frais du convoi, qui fut fixé au
lendemain.
Ils rentrèrent tous deux fort tard le soir; la voisine força
Jacques à manger un peu.
—Oui, dit-il, je le veux bien; j'ai froid, et j'ai
besoin de prendre un peu de force, car j'aurai à travailler cette nuit.
La
voisine et le médecin ne comprirent pas. Jacques se mit à table et mangea si
précipitamment quelques bouchées qu'il faillit s'étouffer. Alors il demanda à
boire. Mais en portant son verre à sa bouche, Jacques le laissa tomber à terre.
Le verre qui s'était brisé avait réveillé dans l'esprit de l'artiste un souvenir
qui réveillait lui-même sa douleur un instant engourdie. Le jour où Francine
était venue pour la première fois chez lui, la jeune fille, qui était déjà
souffrante, s'était trouvée indisposée, et Jacques lui avait donné à boire un
peu d'eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu'ils demeurèrent ensemble, ils
en avaient fait une relique d'amour.
Dans les rares instants de richesse,
l'artiste achetait pour son amie une ou deux bouteilles d'un vin fortifiant dont
l'usage lui était prescrit, et c'était dans ce verre que Francine buvait la
liqueur où sa tendresse puisait une gaieté charmante.
Jacques resta plus
d'une demi-heure à regarder, sans rien dire, les morceaux épars de ce fragile et
cher souvenir, et il lui semblait que son cœur aussi venait de se briser et
qu'il en sentait les éclats déchirer sa poitrine. Lorsqu'il fut revenu à lui, il
ramassa les débris du verre et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine
d'aller lui chercher deux bougies et de faire monter un seau d'eau par le
portier.
—Ne t'en va pas, dit-il au médecin qui n'y songeait aucunement,
j'aurai besoin de toi tout à l'heure.
On apporta l'eau et les bougies; les
deux amis restèrent seuls.
—Que veux-tu faire? dit le médecin en voyant
Jacques qui, après avoir versé de l'eau dans une sébile en bois, y jetait du
plâtre fin à poignées égales.
—Ce que je veux faire, dit l'artiste, ne le
devines-tu pas? Je vais mouler la tête de Francine; et comme je manquerais de
courage si je restais seul, tu ne t'en iras pas.
Jacques alla ensuite tirer
les rideaux du lit et abaissa le drap qu'on avait jeté sur la figure de la
morte. La main de Jacques commença à trembler et un sanglot étouffé monta
jusqu'à ses lèvres.
—Apporte les bougies, cria-t-il à son ami, et viens me
tenir la sébile. L'un des flambeaux fut posé à la tête du lit, de façon à
répandre toute sa clarté sur le visage de la poitrinaire; l'autre bougie fut
placée au pied. À l'aide d'un pinceau trempé dans l'huile d'olive, l'artiste
oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu'il arrangea ainsi que Francine
faisait le plus habituellement.
—Comme cela elle ne souffrira pas quand nous
lui enlèverons le masque, murmura Jacques à lui-même. Ces précautions prises, et
après avoir disposé la tête de la morte dans une attitude favorable, Jacques
commença à couler le plâtre par couches successives jusqu'à ce que le moule eût
atteint l'épaisseur nécessaire. Au bout d'un quart d'heure l'opération était
terminée et avait complétement réussi.
Par une étrange particularité, un
changement s'était opéré sur le visage de Francine. Le sang, qui n'avait pas eu
le temps de se glacer entièrement, réchauffé sans doute par la chaleur du
plâtre, avait afflué vers les régions supérieures, et un nuage aux transparences
rosées se mêlait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les
paupières, qui s'étaient soulevées lorsqu'on avait enlevé le moule, laissaient
voir l'azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait recéler une vague
intelligence; et des lèvres, entr'ouvertes par un sourire commencé, semblait
sortir, oubliée dans le dernier adieu, cette dernière parole qu'on entend
seulement avec le cœur.
Qui pourrait affirmer que l'intelligence finit
absolument là où commence l'insensibilité de l'être? Qui peut dire que les
passions s'éteignent et meurent juste avec la dernière pulsation du cœur
qu'elles ont agité? L'âme ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement
captive dans le corps vêtu déjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison
charnelle, épier un moment les regrets et les larmes? Ceux qui s'en vont ont
tant de raisons pour se défier de ceux qui restent!
Au moment où Jacques
songeait à conserver ses traits par les moyens de l'art, qui sait? Une pensée
d'outre-vie était peut-être revenue réveiller Francine dans son premier sommeil
du repos sans fin. Peut-être s'était-elle rappelé que celui qu'elle venait de
quitter était un artiste en même temps qu'un amant; qu'il était l'un et l'autre,
parce qu'il ne pouvait être l'un sans l'autre; que pour lui l'amour était l'âme
de l'art, et que, s'il l'avait tant aimée, c'est qu'elle avait su être pour lui
une femme et une maîtresse, un sentiment dans une forme. Et alors, peut-être,
Francine, voulant laisser à Jacques l'image humaine qui était devenue pour lui
un idéal incarné, avait su, morte, déjà glacée, revêtir encore une fois son
visage de tous les rayonnements de l'amour et de toutes les grâces de la
jeunesse; elle ressuscitait objet d'art.
Et peut-être aussi la pauvre fille
avait pensé vrai; car il existe, parmi les vrais artistes, de ces Pygmalions
singuliers qui, au contraire de l'autre, voudraient pouvoir changer en marbre
leurs Galatées vivantes.
Devant la sérénité de cette figure, où l'agonie
n'offrait plus de traces, nul n'aurait pu croire aux longues souffrances qui
avaient servi de préface à la mort. Francine paraissait continuer un rêve
d'amour; et en la voyant ainsi, on eût dit qu'elle était morte de beauté.
Le
médecin, brisé par la fatigue, dormait dans un coin.
Quant à Jacques, il
était de nouveau retombé dans ses doutes. Son esprit halluciné s'obstinait à
croire que celle qu'il avait tant aimée allait se réveiller; et comme de légères
contractions nerveuses, déterminées par l'action récente du moulage, rompaient
par intervalles l'immobilité du corps, ce simulacre de vie entretenait Jacques
dans son heureuse illusion, qui dura jusqu'au matin, à l'heure où un commissaire
vint constater le décès et autoriser l'inhumation.
Au reste, s'il avait fallu
toute la folie du désespoir pour douter de sa mort en voyant cette belle
créature, il fallait aussi pour y croire toute l'infaillibilité de la
science.
Pendant que la voisine ensevelissait Francine, on avait entraîné
Jacques dans une autre pièce, où il trouva quelques-uns de ses amis venus pour
suivre le convoi. Les bohèmes s'abstinrent vis-à-vis de Jacques, qu'ils aimaient
pourtant fraternellement, de toutes ces consolations qui ne font qu'irriter la
douleur. Sans prononcer une de ces paroles si difficiles à trouver et si
pénibles à entendre, ils allaient tour à tour serrer silencieusement la main de
leur ami.
—Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l'un
d'eux.
—Oui, répondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre
de bonne heure toutes les rébellions de la jeunesse en leur imposant
l'inflexibilité d'un parti pris, et chez qui l'artiste avait fini par étouffer
l'homme, oui; mais un malheur qu'il a volontairement introduit dans sa vie.
Depuis qu'il connaît Francine, Jacques est bien changé.
—Elle l'a rendu
heureux, dit un autre.
—Heureux! reprit Lazare, qu'appelez-vous heureux,
comment nommez-vous bonheur une passion qui met un homme dans l'état où Jacques
est en ce moment? Qu'on aille lui montrer un chef-d'œuvre: il ne détournerait
pas les yeux; et pour revoir encore une fois sa maîtresse, je suis sûr qu'il
marcherait sur un Titien ou sur un Raphaël. Ma maîtresse à moi est immortelle et
ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s'appelle Joconde.
Au moment où
Lazare allait continuer ses théories sur l'art et le sentiment, on vint avertir
qu'on allait partir pour l'église.
Après quelques basses prières, le convoi
se dirigea vers le cimetière... Comme c'était précisément le jour de la fête des
morts, une foule immense encombrait l'asile funèbre. Beaucoup de gens se
retournaient pour regarder Jacques qui marchait tête nue derrière le
corbillard.
—Pauvre garçon! disait l'un, c'est sa mère sans
doute...
—C'est son père, disait un autre.
—C'est sa sœur, disait-on autre
part.
Venu là pour étudier l'attitude des regrets à cette fête des souvenirs
qui se célèbre une fois l'an sous le brouillard de novembre, seul, un poëte, en
voyant passer Jacques, devina qu'il suivait les funérailles de sa
maîtresse.
Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens, la
tête nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord, son ami le médecin le
tenait par le bras.
Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent
faire vitement les choses.
—Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons!
Tant mieux. Houp! Camarade! Allons, là! Et la bière, tirée hors de la voiture,
fut liée avec des cordes et descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les
cordes et sortit du trou, puis, aidé d'un de ses camarades, il prit une pelle et
commença à jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée. On y planta une
petite croix de bois.
Au milieu de ses sanglots, le médecin entendit Jacques
qui laissait échapper ce cri d'égoïsme:
—Ô ma jeunesse! C'est vous qu'on
enterre! Jacques faisait partie d'une société appelée les Buveurs d'eau, et qui
paraissait avoir été fondée en vue d'imiter le fameux cénacle de la rue des
quatre-vents, dont il est question dans le beau roman du Grand Homme de
province. Seulement, il existait une grande différence entre les héros du
cénacle et les Buveurs d'eau, qui, comme tous les imitateurs, avaient exagéré le
système qu'ils voulaient mettre en application. Cette différence se comprendra
par ce fait seul que, dans le livre de M. De Balzac, les membres du cénacle
finissent par atteindre le but qu'ils se proposaient, et prouvent que tout
système est bon qui réussit; tandis qu'après plusieurs années d'existence la
société des Buveurs d'eau s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses
membres, sans que le nom d'aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attester
de leur existence.
Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques
avec la société des Buveurs devinrent moins fréquents. Les nécessités
d'existence avaient forcé l'artiste à violer certaines conditions, signées et
jurées solennellement par les Buveurs d'eau, le jour où la société avait été
fondée.
Perpétuellement juchés sur les échasses d'un orgueil absurde, ces
jeunes gens avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu'ils
ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l'art, c'est-à-dire que, malgré
leur misère mortelle, aucun d'eux ne voulait faire de concession à la nécessité.
Ainsi, le poëte Melchior n'aurait jamais consenti à abandonner ce qu'il appelait
sa lyre, pour écrire un prospectus commercial ou une profession de foi. C'était
bon pour le poëte Rodolphe, un propre à rien qui était bon à tout, et qui ne
laissait jamais passer une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus
n'importe avec quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n'eût jamais
voulu salir ses pinceaux à faire le portrait d'un tailleur tenant un perroquet
sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en échange
de ce fameux habit surnommé Mathusalem, et que la main de chacune de ses amantes
avait étoilé de reprises. Tout le temps qu'il avait vécu en communion d'idées
avec les Buveurs d'eau, le sculpteur Jacques avait subi la tyrannie de l'acte de
société; mais dès qu'il connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre
enfant, déjà malade, au régime qu'il avait accepté tout le temps de sa solitude.
Jacques était par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla trouver le
président de la société, l'exclusif Lazare, et lui annonça que désormais il
accepterait tout travail qui pourrait lui être productif.
—Mon cher, lui
répondit Lazare, ta déclaration d'amour était ta démission d'artiste. Nous
resterons tes amis si tu veux, mais nous ne serons plus tes associés. Fais du
métier tout à ton aise; pour moi, tu n'es plus un sculpteur, tu es un gâcheur de
plâtre. Il est vrai que tu pourras boire du vin, mais nous, qui continuerons à
boire notre eau et à manger notre pain de munition, nous resterons des
artistes.
Quoi qu'en eût dit Lazare, Jacques resta un artiste. Mais pour
conserver Francine auprès de lui, il se livrait, quand les occasions se
présentaient, à des travaux productifs. C'est ainsi qu'il travailla longtemps
dans l'atelier de l'ornemaniste Romagnési. Habile dans l'exécution, ingénieux
dans l'invention, Jacques aurait pu, sans abandonner l'art sérieux, acquérir une
grande réputation dans ces compositions de genre qui sont devenues un des
principaux éléments du commerce de luxe. Mais Jacques était paresseux comme tous
les vrais artistes, et amoureux à la façon des poëtes. La jeunesse, en lui,
s'était éveillée tardive, mais ardente; et avec un pressentiment de sa fin
prochaine, il voulait tout entière l'épuiser entre les bras de Francine. Aussi
il arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaient frapper à sa
porte, sans que Jacques voulût y répondre, parce qu'il aurait fallu se déranger,
et qu'il se trouvait trop bien à rêver aux lueurs des yeux de son
amie.
Lorsque Francine fut morte, le sculpteur alla revoir ses anciens amis
les Buveurs. Mais l'esprit de Lazare dominait dans ce cercle, où chacun des
membres vivait pétrifié dans l'égoïsme de l'art. Jacques n'y trouva pas ce qu'il
venait y chercher. On ne comprenait guère son désespoir, qu'on voulait calmer
par des raisonnements; et voyant ce peu de sympathie, Jacques préféra isoler sa
douleur plutôt que de la voir exposée à la discussion. Il rompit donc
complétement avec les Buveurs d'eau et s'en alla vivre seul.
Cinq ou six
jours après l'enterrement de Francine, Jacques alla trouver un marbrier du
cimetière Montparnasse, et lui offrit de conclure avec lui le marché suivant: le
marbrier fournirait au tombeau de Francine un entourage que Jacques se réservait
de dessiner et donnerait en outre à l'artiste un morceau de marbre blanc,
moyennant quoi Jacques se mettrait pendant trois mois à la disposition du
marbrier, soit comme ouvrier tailleur de pierres, soit comme sculpteur. Le
marchand de tombeaux avait alors plusieurs commandes extraordinaires; il alla
visiter l'atelier de Jacques, et, devant plusieurs travaux commencés, il acquit
la preuve que le hasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour
lui. Huit jours après, la tombe de Francine avait un entourage, au milieu duquel
la croix de bois avait été remplacée par une croix de pierre, avec le nom gravé
en creux.
Jacques avait heureusement affaire à un honnête homme, qui comprit
que cent kilogrammes de fer fondu et trois pieds carrés de marbre des Pyrénées
ne pouvaient point payer trois mois de travaux de Jacques, dont le talent lui
avait rapporté plusieurs milliers d'écus. Il offrit à l'artiste de l'attacher à
son entreprise, moyennant un intérêt, mais Jacques ne consentit point. Le peu de
variété des sujets à traiter répugnait à sa nature inventive; d'ailleurs, il
avait ce qu'il voulait, un gros morceau de marbre, des entrailles duquel il
voulait faire sortir un chef-d'œuvre qu'il destinait à la tombe de
Francine.
Au commencement du printemps, la situation de Jacques devint
meilleure: son ami le médecin le mit en relation avec un grand seigneur étranger
qui venait se fixer à Paris, et y faisait construire un magnifique hôtel dans un
des plus beaux quartiers. Plusieurs artistes célèbres avaient été appelés à
concourir au luxe de ce petit palais. On commanda à Jacques une cheminée de
salon. Il me semble encore voir les cartons de Jacques; c'était une chose
charmante: tout le poëme de l'hiver était raconté dans ce marbre qui devait
servir de cadre à la flamme. L'atelier de Jacques étant trop petit, il demanda
et obtint, pour exécuter son œuvre, une pièce dans l'hôtel encore inhabité. On
lui avança même une assez forte somme sur le prix convenu de son travail.
Jacques commença par rembourser à son ami, le médecin l'argent que celui-ci lui
avait prêté lorsque Francine était morte; puis il courut au cimetière, pour y
faire cacher sous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse.
Mais
le printemps était venu avant Jacques, et sur la tombe de la jeune fille mille
fleurs croissaient au hasard parmi l'herbe verdoyante. L'artiste n'eut pas le
courage de les arracher, car il pensa que ces fleurs renfermaient quelque chose
de son amie. Comme le jardinier lui demandait ce qu'il devait faire des roses et
des pensées qu'il avait apportées, Jacques lui ordonna de les planter sur une
fosse voisine nouvellement creusée, pauvre tombe d'un pauvre, sans clôture, et
n'ayant pour signe de reconnaissance qu'un morceau de bois piqué en terre, et
surmonté d'une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de la
douleur d'un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu'il était entré.
Il regardait avec une curiosité pleine de joie ce beau soleil printanier, le
même qui avait tant de fois doré les cheveux de Francine lorsqu'elle courait
dans la campagne, fauchant les prés avec ses blanches mains. Tout un essaim de
bonnes pensées chantait dans le cœur de Jacques. En passant devant un petit
cabaret du boulevard extérieur, il se rappela qu'un jour, ayant été surpris par
l'orage, il était entré dans ce bouchon avec Francine, et qu'ils y avaient dîné.
Jacques entra et se fit servir à dîner sur la même table. On lui donna du
dessert dans une soucoupe à vignettes; il reconnut la soucoupe et se souvint que
Francine était restée une demie heure à deviner le rébus qui y était peint; et
il se ressouvint aussi d'une chanson qu'avait chantée Francine, mise en belle
humeur par un petit vin violet, qui ne coûte pas bien cher, et qui contient plus
de gaieté que de raisin. Mais cette crue de doux souvenirs réveillait son amour
sans réveiller sa douleur. Accessible à la superstition, comme tous les esprits
poétiques et rêveurs, Jacques s'imagina que c'était Francine qui, en l'entendant
marcher tout à l'heure auprès d'elle, lui avait envoyé cette bouffée de bons
souvenirs à travers sa tombe, et il ne voulut pas les mouiller d'une larme. Et
il sortit du cabaret, pied leste, front haut, œil vif, cœur battant, presque un
sourire aux lèvres, et murmurant en chemin ce refrain de la chanson de
Francine:
L'amour rôde dans mon quartier,
Il faut tenir ma porte
ouverte.
Ce refrain dans la bouche de Jacques, c'était encore un
souvenir, mais aussi c'était déjà une chanson; et peut-être, sans s'en douter,
Jacques fit-il ce soir-là le premier pas dans ce chemin de transition qui de la
tristesse mène à la mélancolie, et de là à l'oubli. Hélas! Quoi qu'on veuille et
quoi qu'on fasse, l'éternelle et juste loi de la mobilité le veut ainsi.
De
même que les fleurs qui, nées peut-être du corps de Francine, avaient poussé sur
sa tombe, des séves de jeunesse fleurissaient dans le cœur de Jacques, où les
souvenirs de l'amour ancien éveillaient de vagues aspirations vers de nouvelles
amours. D'ailleurs, Jacques était de cette race d'artistes et de poëtes qui font
de la passion un instrument de l'art et de la poésie, et dont l'esprit n'a
d'activité qu'autant qu'il est mis en mouvement par les forces motrices du cœur.
Chez Jacques, l'invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait une
parcelle de lui-même dans les plus petites choses qu'il faisait. Il s'aperçut
que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareil à la meule qui s'use
elle-même quand le grain lui manque, son cœur s'usait faute d'émotion. Le
travail n'avait plus de charmes pour lui; l'invention, jadis fiévreuse et
spontanée, n'arrivait plus que sous l'effort de la patience; Jacques était
mécontent, et enviait presque la vie de ses anciens amis les Buveurs
d'eau.
Il chercha à se distraire, tendit la main aux plaisirs, et se créa de
nouvelles liaisons. Il fréquenta le poëte Rodolphe, qu'il avait rencontré dans
un café, et tous deux se prirent d'une grande sympathie l'un pour l'autre.
Jacques lui avait expliqué ses ennuis; Rodolphe ne fut pas bien longtemps à en
comprendre le motif.
—Mon ami, lui dit-il, je connais ça... et lui frappant
la poitrine à l'endroit du cœur, il ajouta: vite et vite, il faut rallumer le
feu là-dedans; ébauchez sans retard une petite passion, et les idées vous
reviendront.
—Ah! dit Jacques, j'ai trop aimé Francine.
—Ça ne vous
empêchera pas de l'aimer toujours. Vous l'embrasserez sur les lèvres d'une
autre.
—Oh! dit Jacques; seulement, si je pouvais rencontrer une femme qui
lui ressemblât!... et il quitta Rodolphe tout rêveur.
Six
semaines après, Jacques avait retrouvé toute sa verve, rallumée aux doux regards
d'une jolie fille qui s'appelait Marie, et dont la beauté maladive rappelait un
peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli en effet que cette jolie
Marie, qui avait dix-huit ans moins six semaines, comme elle ne manquait jamais
de le dire. Ses amours avec Jacques étaient nées au clair de la lune, dans le
jardin d'un bal champêtre, au son d'un violon aigre, d'une contre-basse
phthisique et d'une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l'avait
rencontrée un soir, où il se promenait gravement autour de l'hémicycle réservé à
la danse. En le voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonné
jusqu'au cou, les bruyantes et jolies habituées de l'endroit, qui connaissaient
l'artiste de vue, se disaient entre elles:
—Que vient faire ici ce
croque-mort? Y a-t-il donc quelqu'un à enterrer?
Et Jacques marchait toujours
isolé, se faisant intérieurement saigner le cœur aux épines d'un souvenir dont
l'orchestre augmentait la vivacité, en exécutant une contredanse joyeuse qui
sonnait aux oreilles de l'artiste, triste comme un De Profundis. Ce fut au
milieu de cette rêverie qu'il aperçut Marie qui le regardait dans un coin, et
riait comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et
entendit à trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il s'approcha de
la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles elle répondit; il lui
offrit son bras pour faire un tour de jardin, elle accepta. Il lui dit qu'il la
trouvait jolie comme un ange, elle se le fit répéter deux fois; il lui vola des
pommes vertes qui pendaient aux arbres du jardin, elle les croqua avec délices
en faisant entendre ce rire sonore qui semblait être la ritournelle de sa
constante gaieté. Jacques pensa à la bible et songea qu'on ne devait jamais
désespérer avec aucune femme, et encore moins avec celles qui aimaient les
pommes. Il fit avec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c'est ainsi
qu'étant arrivé seul au bal il n'en était point revenu de même.
Cependant
Jacques n'avait pas oublié Francine: suivant les paroles de Rodolphe, il
l'embrassait tous les jours sur les lèvres de Marie, et travaillait en secret à
la figure qu'il voulait placer sur la tombe de la morte.
Un jour qu'il avait
reçu de l'argent, Jacques acheta une robe à Marie, une robe noire. La jeune
fille fut bien contente; seulement elle trouva que le noir n'était pas gai pour
l'été. Mais Jacques lui dit qu'il aimait beaucoup le noir, et qu'elle lui ferait
plaisir en mettant cette robe tous les jours. Marie lui obéit.
Un samedi,
Jacques dit à la jeune fille:
—Viens demain de bonne heure, nous irons à la
campagne.
—Quel bonheur! fit Marie. Je te ménage une surprise, tu verras;
demain il fera du soleil.
Marie passa la nuit chez elle à achever une robe
neuve qu'elle avait achetée sur ses économies, une jolie robe rose. Et le
dimanche elle arriva, vêtue de sa pimpante emplette, à l'atelier de
Jacques.
L'artiste la reçut froidement, brutalement presque.
—Moi qui
croyais te faire plaisir en me faisant cadeau de cette toilette réjouie! dit
Marie, qui ne s'expliquait pas la froideur de Jacques.
—Nous n'irons pas à la
campagne, répondit celui-ci, tu peux t'en aller, j'ai à travailler.
Marie
s'en retourna chez elle le cœur gros. En route, elle rencontra un jeune homme
qui savait l'histoire de Jacques, et qui lui avait fait la cour, à
elle.
—Tiens, Mademoiselle Marie, vous n'êtes donc plus en deuil? Lui
dit-il.
—En deuil, dit Marie, et de qui?
—Quoi! Vous ne savez pas? C'est
pourtant bien connu; cette robe noire que Jacques vous a donnée...
—Eh bien?
dit Marie.
—Eh bien, c'était le deuil: Jacques vous faisait porter le deuil
de Francine.
—À compter de ce jour, Jacques ne revit plus Marie.
Cette
rupture lui porta malheur. Les mauvais jours revinrent: il n'eut plus de travaux
et tomba dans une si affreuse misère, que, ne sachant plus ce qu'il allait
devenir, il pria son ami le médecin de le faire entrer dans un hôpital. Le
médecin vit du premier coup d'œil que cette admission n'était pas difficile à
obtenir. Jacques, qui ne se doutait pas de son état, était en route pour aller
rejoindre Francine.
On le fit entrer à l'hôpital Saint-Louis.
Comme il
pouvait encore agir et marcher, Jacques pria le directeur de l'hôpital de lui
donner une petite chambre dont on ne se servait point, pour qu'il pût y aller
travailler. On lui donna la chambre, et il y fit apporter une selle, des
ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les quinze premiers jours il travailla
à la figure qu'il destinait au tombeau de Francine. C'était un grand ange aux
ailes ouvertes. Cette figure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas
entièrement achevée, car Jacques ne pouvait plus monter l'escalier, et bientôt
il ne put plus quitter son lit.
Un jour, le cahier de l'externe lui tomba
entre les mains, et Jacques, en voyant les remèdes qu'on lui ordonnait, comprit
qu'il était perdu; il écrivit à sa famille, et fit appeler la sœur
Sainte-Geneviève, qui l'entourait de tous ses soins charitables.
—Ma sœur,
lui dit Jacques, il y a là-haut, dans la chambre que vous m'avez fait prêter,
une petite figure en plâtre; cette statuette, qui représente un ange, était
destinée à un tombeau, mais je n'ai pas le temps de l'exécuter en marbre.
Pourtant, j'en ai un beau morceau chez moi, du marbre blanc veiné de rose.
Enfin... ma sœur, je vous donne ma petite statuette pour mettre dans la chapelle
de la communauté.
Jacques mourut peu de jours après. Comme le convoi eut lieu
le jour même de l'ouverture du salon, les Buveurs d'eau n'y assistèrent pas.
L'art avant tout, avait dit Lazare.
La famille de Jacques n'était pas riche,
et l'artiste n'eut pas de terrain particulier.
Il fut enterré en quelque
part.
XIX
LES FANTAISIES DE MUSETTE
On se rappelle
peut-être comment le peintre Marcel vendit au juif Médicis son fameux tableau du
Passage de la mer Rouge, qui devait aller servir d'enseigne à la boutique d'un
marchand de comestibles. Le lendemain de cette vente, qui avait été suivie d'un
fastueux souper offert par le juif aux bohèmes, comme appoint au marché, Marcel,
Schaunard, Colline et Rodolphe se réveillèrent fort tard le matin. Encore
étourdis les uns et les autres par les fumées de l'ivresse de la veille, ils ne
se ressouvinrent plus d'abord de ce qui s'était passé; et comme l'Angelus de
midi sonnait à une église prochaine, ils s'entre-regardèrent tous trois avec un
sourire mélancolique.
—Voici la cloche aux sons pieux qui appelle l'humanité
au réfectoire, dit Marcel.
—En effet, reprit Rodolphe, c'est l'heure
solennelle où les honnêtes gens passent dans la salle à manger.
—Il faudrait
pourtant voir à devenir d'honnêtes gens, murmura Colline, pour qui c'était tous
les jours la saint-appétit.
—Ah! Les boîtes au lait de ma nourrice, ah! Les
quatre repas de mon enfance, qu'êtes-vous devenus? ajouta Schaunard;
qu'êtes-vous devenus? Répéta-t-il sur un motif plein d'une mélancolie rêveuse et
douce.
—Dire qu'il y a à cette heure, à Paris, plus de cent mille côtelettes
sur le gril! fit Marcel.
—Et autant de biftecks! ajouta Rodolphe.
Comme
une ironique antithèse, pendant que les quatre amis se posaient les uns aux
autres le terrible problème quotidien du déjeuner, les garçons d'un restaurant
qui était dans la maison criaient à tue-tête les commandes des
consommateurs.
—Ils ne se tairont pas, ces brigands-là! disait Marcel; chaque
mot me fait l'effet d'un coup de pioche qui me creuserait l'estomac.
—Le vent
est au nord, dit gravement Colline, en indiquant une girouette en évolution sur
un toit voisin, nous ne déjeunerons pas aujourd'hui, les éléments s'y
opposent.
—Pourquoi ça? demanda Marcel.
—C'est une remarque atmosphérique
que j'ai faite, continua le philosophe: le vent au nord signifie presque
toujours abstinence, de même que le vent au midi indique ordinairement plaisir
et bonne chère.
C'est ce que la philosophie appelle les avertissements d'en
haut.
—À jeûne, Gustave Colline avait la plaisanterie féroce.
En ce moment
Schaunard, qui venait de plonger l'un de ses bras dans l'abîme qui lui servait
de poche, l'en retira en poussant un cri d'angoisse.
—Au secours! Il y a
quelqu'un dans mon paletot, hurla Schaunard en essayant de dégager sa main
serrée dans les pinces d'un homard vivant.
Au cri qu'il venait de pousser
répondit tout à coup un autre cri. C'était Marcel qui, en enfouissant
machinalement sa main dans sa poche, venait d'y découvrir une Amérique à
laquelle il ne songeait plus: c'est-à-dire les cent cinquante francs que le juif
Médicis lui avait donnés la veille en payement du Passage de la mer Rouge.
La
mémoire revint alors en même temps aux bohèmes.
—Saluez, messieurs! dit
Marcel en étalant sur la table un tas d'écus, parmi lesquels frétillaient cinq
ou six louis neufs.
—On les croirait vivants, fit Colline.
—La jolie voix!
dit Schaunard en faisant chanter les pièces d'or.
—Comme c'est joli, ces
médailles! ajouta Rodolphe; on dirait des morceaux de soleil. Si j'étais roi, je
ne voudrais pas d'autre monnaie, et je la ferais frapper à l'effigie de ma
maîtresse.
—Quand on pense qu'il y a un pays où c'est des cailloux, dit
Schaunard. Autrefois, les américains en donnaient quatre pour deux sous. J'ai un
de mes anciens parents qui a visité l'Amérique: il a été enterré dans le ventre
des Sauvages. Ça a fait bien du tort à la famille.
—Ah çà! Mais, demanda
Marcel en regardant le homard qui s'était mis à marcher dans la chambre, d'où
vient cette bête?
—Je me rappelle, dit Schaunard, qu'hier j'ai été faire un
tour dans la cuisine de Médicis; il faut croire que ce reptile sera tombé dans
ma poche sans le faire exprès, ça a la vue basse, ces bêtes-là. Puisque je l'ai,
ajouta-t-il, j'ai envie de le garder, je l'apprivoiserai et je le peindrai en
rouge, ce sera plus gai. Je suis triste depuis le départ de Phémie, ça me fera
une compagnie.
—Messieurs, s'écria Colline, remarquez, je vous prie, la
girouette a tourné au sud; nous déjeunerons.
—Je le crois bien, dit Marcel en
prenant une pièce d'or, en voici une que nous allons faire cuire, et avec
beaucoup de sauce.
On procéda longuement et gravement à la discussion de la
carte. Chaque plat fut l'occasion d'une discussion et voté à la majorité.
L'omelette soufflée, proposée par Schaunard, fut repoussée avec sollicitude,
ainsi que les vins blancs, contre lesquels Marcel s'éleva dans une improvisation
qui mit en relief ses connaissances œnophiles.
—Le premier devoir du vin est
d'être rouge, s'écria l'artiste; ne me parlez pas de vos vins
blancs.
—Cependant, fit Schaunard, le champagne?
—Ah! Bah. Un cidre
élégant! Un coco épileptique! Je donnerais toutes les caves d'Épernay et d'Aï
pour une futaille bourguignonne. D'ailleurs, nous n'avons pas de grisettes à
séduire, ni de vaudeville à faire. Je vote contre le champagne.
Le programme
une fois adopté, Schaunard et Colline descendirent chez le restaurant du
voisinage, pour commander le repas.
—Si nous faisions du feu! dit
Marcel.
—Au fait, dit Rodolphe, nous ne serions pas en contravention: le
thermomètre nous y invite depuis longtemps; faisons du feu. La cheminée sera
bien étonnée.
Et il courut dans l'escalier et recommanda à Colline de faire
monter du bois.
Quelques instants après, Schaunard et Colline remontèrent,
suivis d'un charbonnier chargé d'une grosse falourde.
Comme Marcel fouillait
dans un tiroir, cherchant quelques papiers inutiles pour allumer son feu, il
tomba par hasard sur une lettre dont l'écriture le fit tressaillir et qu'il se
mit à lire en se cachant de ses amis.
C'était un billet au crayon, écrit
jadis par Musette, au temps où elle demeurait avec Marcel; cette lettre avait
jour pour jour un an de date. Elle ne contenait que ces quelques mots.
«Mon
cher ami,
Ne sois pas inquiet après moi, je vais rentrer bientôt. Je suis
allée me promener un peu pour me réchauffer en marchant, il gèle dans la chambre
et le charbonnier a clos la paupière. J'ai cassé les deux derniers bâtons de la
chaise, mais ça n'a pas brûlé le temps de faire cuire un œuf. Avec ça le vent
entre comme chez lui par le carreau, et me souffle un tas de mauvais conseils
qui te feraient du chagrin si je les écoutais. J'aime mieux m'en aller un
instant, j'irai voir les magasins du quartier. On dit qu'il y a du velours à dix
francs le mètre. C'est incroyable, il faut voir cela. Je serai rentrée pour
dîner.
«Musette.»
—Pauvre fille! murmura Marcel en serrant la lettre dans
sa poche... Et il resta un instant pensif, la tête entre ses mains.
—À cette
époque, il y avait déjà longtemps que les bohèmes étaient en état de veuvage, à
l'exception de Colline pourtant, dont l'amante était toujours restée invisible
et anonyme.
Phémie elle-même, cette aimable compagne de Schaunard, avait
rencontré une âme naïve qui lui avait offert son cœur, un mobilier en acajou, et
une bague de ses cheveux, des cheveux rouges. Cependant, quinze jours après les
lui avoir donnés, l'amant de Phémie avait voulu lui reprendre son cœur et son
mobilier, parce qu'il s'était aperçu, en regardant les mains de sa maîtresse,
qu'elle avait une bague en cheveux, mais noire; et il osa la soupçonner de
trahison.
Pourtant Phémie n'avait pas cessé d'être vertueuse; seulement,
comme plusieurs fois ses amies l'avaient raillée à cause de sa bague en cheveux
rouges, elle l'avait fait teindre en noir. Le monsieur fut si content, qu'il
acheta une robe de soie à Phémie, c'était la première. Le jour où elle
l'étrenna, la pauvre enfant s'écria:
—Maintenant je puis mourir.
Quant à
Musette, elle était redevenue un personnage presque officiel, et il y avait
trois ou quatre mois que Marcel ne l'avait rencontrée. Pour Mimi, Rodolphe n'en
avait plus entendu parler, excepté par lui-même quand il était seul.
—Ah çà,
s'écria tout à coup Rodolphe en voyant Marcel accroupi et rêveur au coin de la
cheminée, et ce feu, est-ce qu'il ne veut pas prendre?
—Voilà, voilà! dit le
peintre en allumant le bois qui se mit à flamber en pétillant.
Pendant que
ses amis s'agaçaient l'appétit en faisant les préparatifs du repas, Marcel
s'était de nouveau isolé dans un coin, et rangeait, avec quelques souvenirs que
lui avait laissés Musette, la lettre qu'il venait de retrouver par hasard. Tout
à coup il se rappela l'adresse d'une femme qui était l'amie intime de son
ancienne passion.
—Ah! s'écria-t-il assez haut pour être entendu, je sais où
la trouver.
—Trouver quoi? fit Rodolphe. Qu'est-ce que tu fais là?
ajouta-t-il en voyant l'artiste se disposer à écrire.
—Rien, une lettre
très-pressée que j'oubliais. Je suis à vous dans l'instant, répondit Marcel, et
il écrivit:
«Ma chère enfant,
J'ai des sommes dans mon secrétaire, c'est
une apoplexie de fortune foudroyante. Il y a à la maison un gros déjeuner qui se
mitonne, des vins généreux, et nous avons fait du feu, ma chère, comme des
bourgeois. Il faut voir ça, ainsi que tu disais autrefois. Viens passer un
moment avec nous, tu trouveras là Rodolphe, Colline et Schaunard; tu nous
chanteras des chansons au dessert: il y a du dessert. Tandis que nous y sommes,
nous allons probablement rester à table une huitaine de jours. N'aie donc pas
peur d'arriver trop tard. Il y a si longtemps que je ne t'ai entendue rire!
Rodolphe te fera des madrigaux, et nous boirons toutes sortes de choses à nos
amours défuntes, quitte à les ressusciter. Entre gens comme nous... le dernier
baiser n'est jamais le dernier. Ah! S'il n'avait pas fait si froid l'an passé,
tu ne m'aurais peut-être pas quitté. Tu m'as trompé pour un fagot, et parce que
tu craignais d'avoir les mains rouges: tu as bien fait, je ne t'en veux pas plus
pour cette fois-là que pour les autres; mais viens te chauffer pendant qu'il y a
du feu.
Je t'embrasse autant que tu voudras.
«Marcel.»
Cette lettre
achevée, Marcel en écrivit une autre à Madame Sidonie, l'amie de Musette, et il
la priait de faire parvenir à celle-ci le billet qu'il lui adressait. Puis il
descendit chez le portier pour le charger de porter les lettres. Comme il lui
payait sa commission d'avance, le portier aperçut une pièce d'or reluire dans
les mains du peintre; et, avant de partir pour faire sa course, il monta
prévenir le propriétaire, avec qui Marcel était en retard pour ses
loyers.
—Mossieu, dit-il tout essoufflé, l'artisse du sixième a de l'argent!
Vous savez, ce grand qui me rit au nez quand je lui porte la quittance.
—Oui,
dit le propriétaire, celui qui a eu l'audace de m'emprunter de l'argent pour me
donner un à-compte. Il a congé.
—Oui, monsieur. Mais il est cousu d'or
aujourd'hui, ça m'a brûlé les yeux tout à l'heure. Il donne des fêtes... C'est
le bon moment...
—En effet, dit le propriétaire, j'irai moi-même
tantôt.
Madame Sidonie, qui se trouvait chez elle quand on lui apporta la
lettre de Marcel, envoya sur-le-champ sa femme de chambre remettre la lettre
adressée à Mademoiselle Musette.
Celle-ci habitait alors un charmant
appartement dans la Chaussée-D'Antin. Au moment où on lui remit la lettre de
Marcel, elle était en compagnie, et avait précisément, pour le même soir, un
grand dîner de cérémonie.
—En voilà un miracle! s'écria Musette en riant
comme une folle.
—Qu'est-ce qu'il y a donc? Lui demanda un beau jeune homme
roide comme une statuette.
—C'est une invitation à dîner, fit la jeune femme.
Hein! Comme ça se trouve?
—Ça se trouve mal, dit le jeune homme.
—Pourquoi
ça? fit Musette.
—Comment!... penseriez-vous à aller à ce dîner?
—Je le
crois bien que j'y pense... Arrangez-vous comme vous voudrez.
—Mais, ma
chère, cependant il n'est pas convenable... vous irez une autre fois.
—Ah!
C'est joli, ça! Une autre fois! C'est une ancienne connaissance, Marcel, qui
m'invite à dîner, et c'est assez extraordinaire pour que j'aille voir ça en
face! Une autre fois! Mais c'est rare comme les éclipses, les dîners sérieux
dans cette maison-là!
—Comment! Vous nous manquez de parole pour aller voir
cette personne, dit le jeune homme, et c'est à moi que vous le dites!...
—À
qui voulez-vous que je le dise donc? Au grand turc? ça ne le regarde pas, cet
homme.
—Mais c'est une franchise singulière.
—Vous savez bien que je ne
fais rien comme les autres, répliqua Musette.
—Mais que penserez-vous de moi
si je vous laisse aller, sachant où vous allez? Songez-y, Musette, pour moi,
pour vous, cela est bien inconvenant: il faut vous excuser près de ce jeune
homme...
—Mon cher Monsieur Maurice, dit Mademoiselle Musette d'une voix
très-ferme, vous me connaissiez avant que de me prendre; vous saviez que j'étais
pleine de caprices, et que jamais âme qui vive n'a pu se vanter de m'en avoir
fait rentrer un.
—Demandez-moi ce que vous voudrez... dit Maurice, mais
cela!... Il y a caprice... et caprice...
—Maurice, j'irai chez Marcel: j'y
vais, ajouta-t-elle en mettant son chapeau. Vous me quitterez si vous voulez;
mais c'est plus fort que moi; c'est le meilleur garçon du monde, et le seul que
j'aie jamais aimé. Si son cœur avait été en or, il l'aurait fait fondre pour me
donner des bagues. Pauvre garçon! dit-elle en montrant sa lettre... voyez, dès
qu'il a un peu de feu, il m'invite à venir me chauffer. Ah! s'il n'était pas si
paresseux et s'il n'y avait pas eu de velours et de soieries dans les
magasins!!! J'étais bien heureuse avec lui; il avait le talent de me faire
souffrir, et c'est lui qui m'a donné le nom de Musette, à cause de mes chansons.
Au moins, en allant chez lui, vous êtes sûr que je reviendrai auprès de vous...
si vous ne me fermez pas la porte au nez.
—Vous ne pourriez pas avouer plus
franchement que vous ne m'aimez pas, dit le jeune homme.
—Allons donc, mon
cher Maurice, vous êtes trop homme d'esprit pour que nous engagions là-dessus
une discussion sérieuse. Vous m'avez comme on a un beau cheval dans une écurie;
moi, je vous aime... parce que j'aime le luxe, le bruit des fêtes, tout ce qui
résonne et tout ce qui rayonne; ne faisons point de sentiment, ce serait
ridicule et inutile.
—Au moins, laissez-moi aller avec vous.
—Mais vous ne
vous amuserez pas du tout, fit Musette, et vous nous empêcherez de nous amuser.
Songez donc qu'il va m'embrasser, ce garçon, nécessairement.
—Musette, dit
Maurice, avez-vous souvent trouvé des gens aussi accommodants que
moi?
—Monsieur le vicomte, répliqua Musette, un jour que je me promenais en
voiture aux Champs-Élysées avec lord, j'ai rencontré Marcel et son ami Rodolphe
qui étaient à pied, très-mal mis tous deux, crottés comme des chiens de berger,
et fumant leur pipe. Il y avait trois mois que je n'avais vu Marcel, et il m'a
semblé que mon cœur allait sauter par la portière. J'ai fait arrêter la voiture,
et pendant une demi-heure j'ai causé avec Marcel devant tout Paris qui passait
là en équipage. Marcel m'a offert des gâteaux de Nanterre et un bouquet de
violette d'un sou, que j'ai mis à ma ceinture. Quand il m'a eu quittée, lord
voulait le rappeler pour l'inviter à dîner avec nous. Je l'ai embrassé pour la
peine. Et voilà mon caractère, mon cher Monsieur Maurice; si ça ne vous plaît
pas, il faut le dire tout de suite, je vais prendre mes pantoufles et mon bonnet
de nuit.
—C'est donc quelquefois une bonne chose que d'être pauvre! dit le
vicomte Maurice avec un air plein de tristesse envieuse.
—Eh! Non, fit
Musette: si Marcel était riche, je ne l'aurais jamais quitté.
—Allez donc,
fit le jeune homme en lui serrant la main. Vous avez mis votre nouvelle robe,
ajouta-t-il, elle vous sied à merveille.
—Au fait, c'est vrai, dit Musette;
c'est comme un pressentiment que j'ai eu ce matin. Marcel en aura l'étrenne.
Adieu! fit-elle, je m'en vais manger un peu du pain béni de la
gaieté.
Musette avait ce jour-là une ravissante toilette; jamais reliure plus
séductrice n'avait enveloppé le poëme de sa jeunesse et de sa beauté. Au reste,
Musette possédait instinctivement le génie de l'élégance. En arrivant au monde,
la première chose qu'elle avait cherchée du regard avait dû être un miroir pour
s'arranger dans ses langes; et avant d'aller au baptême, elle avait déjà commis
le péché de coquetterie. Au temps où sa position avait été des plus humbles,
quand elle en était encore réduite aux robes d'indienne imprimée, aux petits
bonnets à pompons et aux souliers de peau de chèvre, elle portait à ravir ce
pauvre et simple uniforme des grisettes. Ces jolies filles moitié abeilles,
moitié cigales, qui travaillaient en chantant toute la semaine, ne demandaient à
Dieu qu'un peu de soleil le dimanche, faisaient vulgairement l'amour avec le
cœur, et se jetaient quelquefois par la fenêtre. Race disparue maintenant, grâce
à la génération actuelle des jeunes gens: génération corrompue et corruptrice,
mais par-dessus tout vaniteuse, sotte et brutale. Pour le plaisir de faire de
méchants paradoxes, ils ont raillé ces pauvres filles à propos de leurs mains
mutilées par les saintes cicatrices du travail, et elles n'ont bientôt plus
gagné assez pour s'acheter de la pâte d'amandes. Peu à peu ils sont parvenus à
leur inoculer leur vanité et leur sottise, et c'est alors que la grisette a
disparu. C'est alors que naquit la lorette. Race hybride, créatures
impertinentes, beautés médiocres, demi-chair, demi-onguents, dont le boudoir est
un comptoir où elles débitent des morceaux de leur cœur, comme on ferait des
tranches de rosbif. La plupart de ces filles, qui déshonorent le plaisir et sont
la honte de la galanterie moderne, n'ont point toujours l'intelligence des bêtes
dont elles portent les plumes sur leurs chapeaux. S'il leur arrive par hasard
d'avoir, non point un amour, pas même un caprice, mais un désir vulgaire, c'est
au bénéfice de quelque bourgeois saltimbanque que la foule absurde entoure et
acclame dans les bals publics, et que les journaux, courtisans de tous les
ridicules, célèbrent par leurs réclames. Bien qu'elle fût forcée de vivre dans
ce monde, Musette n'en avait point les mœurs ni les allures; elle n'avait point
la servilité cupide, ordinaire chez ces créatures qui ne savent lire que barême
et n'écrivent qu'en chiffres. C'était une fille intelligente et spirituelle,
ayant dans les veines quelques gouttes du sang de Manon; et, rebelle à toute
chose imposée, elle n'avait jamais pu ni su résister à un caprice, quelles que
dussent en être les conséquences.
Marcel avait été vraiment le seul homme
qu'elle eût aimé. C'était du moins le seul pour qui elle avait réellement
souffert, et il avait fallu toute l'opiniâtreté des instincts qui l'attiraient
vers «tout ce qui rayonne et tout ce qui résonne» pour qu'elle le quittât. Elle
avait vingt ans, et pour elle le luxe était presque une question de santé. Elle
pouvait bien s'en passer quelque temps, mais elle ne pouvait y renoncer
complétement. Connaissant son inconstance, elle n'avait jamais voulu consentir à
mettre à son cœur le cadenas d'un serment de fidélité. Elle avait été ardemment
aimée par beaucoup de jeunes gens pour qui elle avait eu elle-même des goûts
très-vifs; et toujours elle procédait envers eux avec une probité pleine de
prévoyance; les engagements qu'elle contractait étaient simples, francs et
rustiques comme les déclarations d'amour des paysans de Molière. Vous me voulez
bien et je vous veux aussi; tope, et faisons la noce. Dix fois, si elle eût
voulu, Musette aurait trouvé une position stable, ce qu'on appelle un avenir;
mais elle ne croyait guère à l'avenir, et professait à son égard le scepticisme
du figaro.
—Demain, disait-elle parfois, c'est une fatuité du calendrier;
c'est un prétexte quotidien que les hommes ont inventé pour ne point faire leurs
affaires aujourd'hui. Demain, c'est peut-être un tremblement de terre. À la
bonne heure, aujourd'hui, c'est la terre ferme.
Un jour, un galant homme,
avec qui elle était restée près de six mois, et qui était devenu éperdument
amoureux d'elle, lui proposa sérieusement de l'épouser. Musette lui avait jeté
un grand éclat de rire au nez à cette proposition.
—Moi, mettre ma liberté en
prison dans un contrat de mariage? Jamais! dit-elle.
—Mais je passe ma vie à
trembler de la crainte de vous perdre.
—Vous me perdriez bien plus si j'étais
votre femme, répondit Musette. Ne parlons plus de cela. Je ne suis pas libre
d'ailleurs, ajouta-t-elle, en songeant sans doute à Marcel.
Ainsi elle
traversait sa jeunesse, l'esprit flottant à tous les vents de l'imprévu, faisant
beaucoup d'heureux et se faisant presque heureuse elle-même. Le vicomte Maurice,
avec qui elle était en ce moment, avait beaucoup de peine à se faire à ce
caractère indomptable, ivre de liberté; et ce fut dans une impatience oxydée de
jalousie qu'il attendit le retour de Musette après l'avoir vue partir pour aller
chez Marcel.
—Y restera-t-elle? Se demanda toute la soirée le jeune homme en
s'enfonçant ce point d'interrogation dans le cœur.
—Ce pauvre Maurice! disait
Musette de son côté, il trouve ça un peu violent. Ah! Bah! Il faut former la
jeunesse. Puis, son esprit passant subitement à d'autres exercices, elle pensa à
Marcel, chez qui elle allait; et, tout en passant en revue les souvenirs que
réveillait le nom de son ancien adorateur, elle se demandait par quel miracle on
avait mis la nappe chez lui. Elle relut, en marchant, la lettre que l'artiste
lui avait écrite, et ne put s'empêcher d'être un peu attristée. Mais cela ne
dura qu'un instant. Musette pensa avec raison que c'était moins que jamais
l'occasion de se désoler, et comme en ce moment un grand vent venait de
s'élever, elle s'écria:
—C'est bien drôle, je ne voudrais pas aller chez
Marcel, que le vent m'y pousserait.
Et elle continua sa route en pressant le
pas, joyeuse comme un oiseau qui revole à son premier nid.
Tout à coup la
neige tomba avec abondance. Musette chercha des yeux si elle ne trouverait pas
une voiture. Elle n'en rencontra point. Comme elle se trouvait précisément dans
la rue où demeurait son amie Madame Sidonie, celle-là qui lui avait fait
parvenir la lettre de Marcel, Musette eut l'idée d'entrer un instant chez cette
femme pour attendre que le temps lui permît de continuer sa route.
Quand
Musette entra chez Madame Sidonie, elle y trouva une nombreuse compagnie. On y
continuait un lansquenet commencé depuis trois jours.
—Ne vous dérangez pas,
dit Musette, je ne fais qu'entrer et sortir.
—Tu as reçu la lettre de Marcel?
lui dit bas à l'oreille Madame Sidonie.
—Oui, répondit Musette, merci; je
vais chez lui; il m'invite à dîner. Veux-tu venir avec moi? Tu t'amuseras
bien.
—Eh! Non, je ne peux pas, fit Sidonie en montrant la table de jeu, et
mon terme?
—Il y a six louis, dit tout haut le banquier qui tenait les
cartes.
—J'en fais deux! s'écria Madame Sidonie.
—Je ne suis pas fier, je
pars pour deux, répondit le banquier, qui avait déjà passé plusieurs fois. Roi
et as. Je suis flambé! continua-t-il en faisant tomber les cartes, tous les rois
sont morts...
—On ne parle pas politique, fit un journaliste.
—Et l'as est
l'ennemi de ma famille, acheva le banquier, qui retourna encore un roi. Vive le
roi! s'écria-t-il. Ma mie Sidonie, envoyez-moi deux louis.
—Mets-les dans ta
mémoire, fit Sidonie, furieuse d'avoir perdu.
—Ça fait cinq cents francs que
vous me devez, petite, dit le banquier. Vous irez à mille. Je passe la
main.
Sidonie et Musette causaient tout bas. La partie continua.
—À peu
près à la même heure, on se mettait à table chez les bohèmes. Pendant tout le
repas Marcel parut inquiet. Chaque fois qu'on entendait un bruit de pas dans
l'escalier, on le voyait tressaillir.
—Qu'est-ce que tu as? demandait
Rodolphe; on dirait que tu attends quelqu'un. Ne sommes-nous pas au
complet?
Mais à un certain regard que l'artiste lui lança, le poëte comprit
quelle était la préoccupation de son ami.
—C'est vrai, pensa-t-il en
lui-même, nous ne sommes pas au complet.
Le coup d'œil de Marcel signifiait
Musette; le regard de Rodolphe voulait dire Mimi.
—Ça manque de femmes, dit
tout à coup Schaunard.
—Sacrebleu! Hurla Colline, vas-tu te taire avec tes
réflexions libertines! Il a été convenu qu'on ne parlerait pas d'amour, ça fait
tourner les sauces.
Et les amis recommencèrent à boire à plus amples rasades,
pendant qu'en dehors la neige tombait toujours, et que dans l'âtre le bois
flambait clair en tirant des feux d'artifice d'étincelles.
Au moment où
Rodolphe fredonnait tout haut le couplet d'une chanson qu'il venait de trouver
au fond de son verre, on frappa plusieurs coups à la porte.
À ce bruit, comme
un plongeur qui, frappant du pied le fond de l'eau, remonte à la surface,
Marcel, engourdi dans un commencement d'ivresse, se leva précipitamment de sa
chaise et courut ouvrir.
Ce n'était point Musette.
Un monsieur parut sur
le seuil. Il tenait à la main un petit papier. Son extérieur paraissait
agréable, mais sa robe de chambre était bien mal faite.
—Je vous trouve en
bonne disposition, dit-il en voyant la table, au milieu de laquelle apparaissait
le cadavre d'un gigot colossal.
—Le propriétaire! fit Rodolphe, qu'on lui
rende les honneurs qui lui sont dus.
Et il se mit à battre aux champs sur son
assiette avec son couteau et sa fourchette.
Colline lui offrit sa chaise, et
Marcel s'écria:
—Allons, Schaunard, un verre blanc à monsieur. Vous arrivez
parfaitement à propos, dit l'artiste au propriétaire. Nous étions en train de
porter un toast à la propriété. Mon ami que voilà, Monsieur Colline, disait des
choses bien touchantes. Puisque vous voici, il va recommencer pour vous faire
honneur. Recommence un peu, Colline.
—Pardon, messieurs, dit le propriétaire,
je ne voudrais pas vous déranger.
Et il déploya le petit papier qu'il tenait
à la main.
—Quel est cet imprimé? demanda Marcel.
Le propriétaire, qui
avait promené dans la chambre un regard inquisitorial, aperçut l'or et l'argent
qui étaient restés sur la cheminée.
—C'est la quittance, dit-il rapidement,
j'ai déjà eu l'honneur de vous la faire présenter.
—En effet, dit Marcel, ma
mémoire fidèle me rappelle parfaitement ce détail; c'était même un vendredi, le
8 octobre, à midi un quart; très-bien.
—Elle est revêtue de ma signature, fit
le propriétaire; et si ça ne vous dérange pas...
—Monsieur, dit Marcel, je me
proposais de vous voir. J'ai longuement à causer avec vous.
—Tout à vos
ordres.
—Faites-moi donc le plaisir de vous rafraîchir, continua Marcel en
l'obligeant à boire un verre de vin. Monsieur, reprit l'artiste, vous m'aviez
envoyé dernièrement un petit papier... avec une image représentant une dame qui
tient des balances. Le message était signé Godard.
—C'est mon huissier, dit
le propriétaire.
—Il a une bien vilaine écriture, fit Marcel. Mon ami, qui
sait toutes les langues, continua-t-il en désignant Colline, mon ami a bien
voulu me traduire cette dépêche, dont le port coûte cinq francs...
—C'était
un congé, fit le propriétaire, mesure de précaution... c'est l'usage.
—Un
congé, c'est cela même, fit Marcel. Je voulais vous voir pour que nous eussions
une conférence à propos de cet acte, que je désirerais convertir en un bail.
Cette maison me plaît, l'escalier est propre, la rue est fort gaie, et puis des
raisons de famille, mille choses m'attachent à ces murs.
—Mais, dit le
propriétaire en déployant de nouveau sa quittance, il y a le dernier terme à
liquider.
—Nous le liquiderons, monsieur, telle est bien ma pensée
intime.
Cependant le propriétaire ne quittait point des yeux la cheminée où
se trouvait l'argent; et la fixité attractive de ses regards pleins de
convoitise était telle, que les espèces semblaient remuer et s'avancer vers
lui.
—Je suis heureux d'arriver dans un moment où, sans que cela vous gêne,
nous pourrons terminer ce petit compte, dit-il en tendant la quittance à Marcel,
qui, ne pouvant parer l'attaque, rompit encore une fois et recommença avec son
créancier la scène de don Juan avec M. Dimanche.
—Vous avez, je crois, des
propriétés dans les départements? demanda-t-il.
—Oh! répondit le
propriétaire, fort peu; une petite maison en Bourgogne, une ferme, peu de chose,
mauvais rapport... les fermiers ne payent pas... Aussi, ajouta-t-il en
allongeant toujours sa quittance, cette petite rentrée arrive à merveille...
C'est soixante francs, comme vous savez.
—Soixante, oui, fit Marcel en se
dirigeant vers la cheminée, où il prit trois pièces d'or. Nous disons soixante,
et il posa les trois louis sur la table, à quelque distance du
propriétaire.
—Enfin! murmura celui-ci, dont le visage s'éclaircit soudain,
et il posa également sa quittance sur la table.
Schaunard, Colline et
Rodolphe examinaient la scène avec inquiétude.
—Parbleu! Monsieur, fit
Marcel, puisque vous êtes bourguignon, vous ne refuserez pas de dire deux mots à
un compatriote.
Et faisant sauter le bouchon d'une bouteille de vieux mâcon,
il en versa un plein verre au propriétaire.
—Ah! parfait, dit celui-ci... Je
n'en ai jamais bu de meilleur.
—C'est un de mes oncles que j'ai par là-bas,
et qui m'en envoie quelques paniers de temps en temps.
Le propriétaire
s'était levé et allongeait la main vers l'argent placé devant lui, quand Marcel
l'arrêta de nouveau.
—Vous ne refuserez pas de me faire raison encore une
fois, dit-il en versant encore à boire et en forçant le créancier à trinquer
avec lui et avec les trois autres bohèmes.
Le propriétaire n'osa pas refuser.
Il but de nouveau, posa son verre, et se disposait encore à prendre l'argent,
quand Marcel s'écria:
—Au fait, monsieur, il me vient une idée. Je me trouve
un peu riche en ce moment. Mon oncle de Bourgogne m'a envoyé un supplément à ma
pension. Je craindrais de dissiper cet argent. Vous savez, la jeunesse est
folle... Si cela ne vous contrarie pas, je vous payerai un terme
d'avance.
Et, prenant soixante autres francs en écus, il les ajouta aux louis
qui étaient sur la table.
—Je vais alors vous donner une quittance du terme à
échoir, dit le propriétaire. J'en ai en blanc dans ma poche, ajouta-t-il en
tirant son portefeuille. Je vais la remplir et l'antidater. Mais il est
charmant, ce locataire, pensa-t-il tout bas en couvant les cent vingt francs des
yeux.
—À cette proposition, les trois bohèmes, qui ne comprenaient plus rien
à la diplomatie de Marcel, restèrent stupéfaits.
—Mais cette cheminée fume,
cela est fort incommode.
—Que ne m'en avez-vous prévenu? J'aurais fait
appeler le fumiste, dit le propriétaire qui ne voulait pas être en reste de
procédés. Demain, je ferai venir les ouvriers. Et ayant terminé de remplir la
seconde quittance, il la joignit à la première, les poussa toutes les deux
devant Marcel, et approcha de nouveau sa main de la pile d'argent. Vous ne
sauriez croire combien cette somme arrive à point, dit-il. J'ai des mémoires à
payer pour réparations à mon immeuble... et j'étais fort embarrassé.
—Je
regrette de vous avoir fait un peu attendre, fit Marcel.
—Oh! Je n'étais pas
en peine... Messieurs... J'ai l'honneur... Et sa main s'allongeait
encore...
—Oh! Oh! Permettez, fit Marcel, nous n'avons pas encore fini. Vous
savez le proverbe: quand le vin est tiré...
Et il emplit de nouveau le verre
du propriétaire.
—Il faut boire...
—C'est juste, dit celui-ci en se
rasseyant par politesse.
Cette fois, à un coup d'œil que leur lança Marcel,
les bohèmes comprirent quel était son but.
Cependant le propriétaire
commençait à jouer de la prunelle d'une façon extraordinaire. Il se balançait
sur sa chaise, tenait des propos grivois, et promettait à Marcel, qui lui
demandait des réparations locatives, des embellissements fabuleux.
—En avant
la grosse artillerie! dit l'artiste bas à Rodolphe, en lui indiquant une
bouteille de rhum.
Après le premier petit verre, le propriétaire chanta une
gaudriole qui fit rougir Schaunard.
Après le second petit verre, il raconta
ses infortunes conjugales; et, comme son épouse s'appelait Hélène, il se compara
à Ménélas.
Après le troisième petit verre, il eut un accès de philosophie, et
émit des aphorismes comme ceux-ci:
«La vie est un fleuve.
La fortune
ne fait pas le bonheur.
L'homme est éphémère.
Ah! Que l'amour est
agréable!»
Et prenant Schaunard pour confident, il lui raconta sa liaison
clandestine avec une jeune fille qu'il avait mise dans l'acajou, et qui
s'appelait Euphémie. Et il fit un portrait si détaillé de cette jeune personne,
aux tendresses naïves, que Schaunard commença à être travaillé par un étrange
soupçon, qui devint une certitude lorsque le propriétaire lui montra une lettre
qu'il tira de son portefeuille.
—Oh! Ciel! s'écria Schaunard en apercevant la
signature. Cruelle fille! tu m'enfonces un poignard dans le cœur.
—Qu'a-t-il
donc? s'écrièrent les bohèmes, étonnés de ce langage.
—Voyez, dit Schaunard,
cette lettre est de Phémie; voyez ce pâté qui sert de signature. Et il fit
circuler la lettre de son ancienne maîtresse; elle commençait par ces
mots:
«Mon gros louf-louf!»
—C'est moi qui suis son gros louf-louf,
dit le propriétaire en essayant de se lever, sans pouvoir y
parvenir.
—Très-bien! fit Marcel qui l'observait, il a jeté
l'ancre.
—Phémie! cruelle Phémie! murmurait Schaunard, tu me fais bien de la
peine.
—Je lui ai meublé un petit entre-sol, rue Coquenard, numéro 12, dit le
propriétaire. C'est joli, joli... ça m'a coûté bien cher... Mais l'amour sincère
n'a pas de prix, et puis j'ai vingt mille francs de rente... Elle me demande de
l'argent, continua-t-il en reprenant la lettre. Pauvre chérie!... Je lui
donnerai celui-là, ça lui fera plaisir... et il allongea la main vers l'argent
préparé par Marcel. Tiens, tiens! fit-il avec étonnement en tâtonnement sur la
table, où donc est-il?...
L'argent avait disparu.
—Il est impossible qu'un
galant homme se prête à d'aussi coupables manœuvres, avait dit Marcel. Ma
conscience, la morale, m'interdisent de verser le prix de mes loyers ès mains de
ce vieillard débauché. Je ne payerai point mon terme. Mais mon âme restera du
moins sans remords. Quelles mœurs! Un homme aussi chauve! Cependant le
propriétaire achevait de se couler à fond et tenait tout haut des discours
insensés aux bouteilles.
Comme il était absent depuis deux heures, sa femme,
inquiète de lui, l'envoya chercher par la servante, qui poussa de grands cris en
le voyant.
—Qu'est-ce que vous avez fait à mon maître? demanda-t-elle aux
bohèmes.
—Rien, dit Marcel; il est monté tout à l'heure pour réclamer ses
loyers; comme nous n'avions pas d'argent à lui donner, nous lui avons demandé du
temps.
—Mais il s'est ivrogné, dit la domestique.
—Le plus fort de cette
besogne était fait, répondit Rodolphe: quand il est venu ici, il nous a dit
qu'il était allé ranger sa cave.
—Et il avait si peu de sang-froid, continua
Colline, qu'il voulait nous laisser nos quittances sans argent.
—Vous les
donnerez à sa femme, ajouta le peintre en rendant les quittances; nous sommes
d'honnêtes gens, et nous ne voulons pas profiter de son état.
—Ô mon Dieu!
Qu'est-ce que va dire madame? fit la servante en entraînant le propriétaire, qui
ne pouvait plus se tenir sur ses jambes.
—Enfin! s'écria Marcel.
—Il
reviendra demain, dit Rodolphe; il a vu de l'argent.
—Quand il reviendra, fit
l'artiste, je le menacerai d'instruire son épouse de ses relations avec la jeune
Phémie, et il nous donnera du temps.
Quand le propriétaire fut dehors, les
quatre amis se remirent à boire et à fumer. Seul, Marcel avait conservé un
sentiment de lucidité dans son ivresse. D'instant en instant, au moindre bruit
des pas qu'il entendait dans l'escalier, il courait ouvrir la porte. Mais ceux
qui montaient s'arrêtaient toujours aux étages inférieurs; alors l'artiste
venait lentement se rasseoir au coin de son feu. Minuit sonna, et Musette
n'était point venue.
—Au fait, pensa Marcel, peut-être n'était-elle point
chez elle quand on lui a porté ma lettre. Elle la trouvera ce soir en rentrant,
et elle viendra demain, il y aura encore du feu. Il est impossible qu'elle ne
vienne pas. Allons, à demain. Et il s'endormit au coin de l'âtre.
Au moment
même où Marcel s'endormait, rêvant d'elle, Mademoiselle Musette sortait de chez
son amie, Madame Sidonie, chez qui elle était restée jusque-là. Musette n'était
point seule, un jeune homme l'accompagnait, une voiture attendait à la porte,
ils y montèrent tous deux; la voiture partit au galop.
La partie de
lansquenet continuait chez Madame Sidonie.
—Où donc est Musette? s'écria tout
à coup quelqu'un.
—Où donc est le petit Séraphin? dit une autre
personne.
Madame Sidonie se mit à rire.
—Ils viennent de se sauver
ensemble, dit-elle. Ah! C'est une curieuse histoire. Quelle singulière créature
que cette Musette! Figurez-vous...
Et elle raconta à la société comment
Musette, après s'être fâchée presque avec le vicomte Maurice, après s'être mise
en chemin pour aller chez Marcel, était montée un instant par hasard chez elle,
et comment elle y avait rencontré le jeune Séraphin.
—Ah! Je me doutais bien
de quelque chose, dit Sidonie en interrompant son récit: je les ai observés
toute la soirée: il n'est pas maladroit, ce petit bonhomme. Bref,
continua-t-elle, ils sont partis sans dire gare, et bien fin qui les
attraperait.
C'est égal, c'est bien drôle, quand on pense que Musette est
folle de son Marcel.
—Si elle en est folle, à quoi bon le Séraphin, un enfant
presque? Il n'a jamais eu de maîtresse, dit un jeune homme.
—Elle veut lui
apprendre à lire, fit le journaliste, qui était fort bête quand il avait
perdu.
—C'est égal, reprit Sidonie, puisqu'elle aime Marcel, pourquoi
Séraphin? Voilà qui me passe.
—Hélas! Oui, pourquoi?
Pendant
cinq jours, et sans sortir de chez eux, les bohèmes menaient la plus joyeuse vie
du monde. Ils restaient à table depuis le matin jusqu'au soir. Un admirable
désordre régnait dans la chambre, que remplissait une atmosphère pantagruélique.
Sur un banc presque entier de coquilles d'huîtres était couchée une armée de
bouteilles de divers formats. La table était chargée de débris de toute nature,
et une forêt brûlait dans la cheminée.
Le sixième jour, Colline, qui était
l'ordonnateur des cérémonies, rédigea, comme il le faisait tous les matins, le
menu du déjeuner, du dîner, du goûter et du souper, et le soumit à
l'appréciation de ses amis, qui le revêtirent chacun de leur paraphe, en signe
d'acquiescement.
Mais lorsque Colline ouvrit le tiroir qui servait de caisse,
afin de prendre l'argent nécessaire à la consommation du jour, il recula de deux
pas, et devint blême comme le spectre de Banquo.
—Qu'y a-t-il? demandèrent
nonchalamment les autres.
—Il y a, qu'il n'y a plus que trente sous, dit le
philosophe.
—Diable! Diable! firent les autres, ça va causer des remaniements
dans notre menu. Enfin, trente sous bien employés!... C'est égal, nous aurons
difficilement des truffes.
Quelques instants après, la table était servie. On
y voyait trois plats dressés avec beaucoup de symétrie:
Un plat de
harengs;
Un plat de pommes de terre;
Un plat de fromage.
Dans la
cheminée fumaient deux petits tisons gros comme le poing.
Au dehors la neige
tombait toujours.
Les quatre bohèmes se mirent à table et déployèrent
gravement leurs serviettes.
—C'est singulier, disait Marcel, ce hareng a un
goût de faisan.
—Ça tient à la manière dont je l'ai arrangé, répliqua
Colline; le hareng a été méconnu.
En ce moment, une joyeuse chanson montait
l'escalier, et s'en vint frapper à la porte. Marcel, qui n'avait pu s'empêcher
de tressaillir, courut ouvrir.
Musette lui sauta au cou, et le tint embrassé
pendant cinq minutes. Marcel la sentit trembler dans ses bras.
—Qu'as-tu? lui
demanda-t-il.
—J'ai froid, dit machinalement Musette en s'approchant de la
cheminée.
—Ah! dit Marcel, nous avions fait si bon feu!
—Oui, dit Musette
en regardant sur la table les débris du festin qui servait depuis cinq jours; je
viens trop tard.
—Pourquoi? fit Marcel.
—Pourquoi? dit Musette... en
rougissant un peu. Et elle s'assit sur les genoux de Marcel; elle tremblait
toujours et ses mains étaient violettes.
—Tu n'étais donc pas libre? Lui
demanda Marcel bas à l'oreille.
—Moi! Pas libre! s'écria la belle fille. Ah!
Marcel! je serais assise au milieu des étoiles, dans le paradis du bon Dieu, et
tu me ferais un signe, que je descendrais auprès de toi. Moi! Pas libre!... Elle
se remit à trembler.
—Il y a cinq chaises ici, dit Rodolphe, c'est un nombre
impair, sans compter que la cinquième est d'une forme ridicule. Et brisant la
chaise contre le mur, il en jeta les morceaux dans la cheminée. Le feu
ressuscita soudain en flamme claire et joyeuse; puis, faisant un signe à Colline
et à Schaunard, le poëte les emmena avec lui.
—Où allez-vous? demanda
Marcel.
—Nous allons acheter du tabac, répondirent-ils.
—À la Havane,
ajouta Schaunard en faisant un signe d'intelligence à Marcel, qui le remercia du
regard.
—Pourquoi n'es-tu pas venue plus tôt? demanda-t-il de nouveau à
Musette lorsqu'ils furent seuls.
—C'est vrai, je suis un peu en
retard...
—Cinq jours pour traverser le pont Neuf! Tu as donc pris par les
Pyrénées? dit Marcel.
Musette baissa la tête et demeura silencieuse.
—Ah!
Méchante fille! reprit mélancoliquement l'artiste en frappant légèrement avec la
main sur le corsage de sa maîtresse. Qu'est-ce que tu as donc là-dessous?
—Tu
le sais bien, repartit vivement celle-ci.
—Mais qu'as-tu fait depuis que je
t'ai écrit?
—Ne m'interroge pas! reprit vivement Musette en l'embrassant à
plusieurs reprises; ne me demande rien! Laisse-moi me chauffer à côté de toi
pendant qu'il fait froid. Tu vois, j'avais mis ma plus belle robe pour venir...
Ce pauvre Maurice, il ne comprenait rien quand je suis partie pour venir ici;
mais c'était plus fort que moi... Je me suis mise en route... C'est bon, le feu,
ajouta-t-elle en approchant ses petites mains de la flamme. Je resterai avec toi
jusqu'à demain. Veux-tu?
—Il fera bien froid ici, dit Marcel, et nous n'avons
pas de quoi dîner. Tu es venue trop tard, répéta-t-il.
—Ah! Bah! dit Musette,
ça ressemblera mieux à autrefois.
Rodolphe, Colline et Schaunard
restèrent vingt-quatre heures à aller chercher leur tabac. Quand ils revinrent à
la maison, Marcel était seul.
Après six jours d'absence, le vicomte Maurice
vit arriver Musette.
Il ne lui fit aucun reproche, et lui demanda seulement
pourquoi elle paraissait triste.
—Je me suis querellée avec Marcel, dit-elle,
nous nous sommes mal quittés.
—Et pourtant, dit Maurice, qui sait? Vous
retournerez encore auprès de lui.
—Que voulez-vous? fit Musette, j'ai besoin
de temps en temps d'aller respirer l'air de cette vie-là. Mon existence folle
est comme une chanson; chacun de mes amours est un couplet; mais Marcel en est
le refrain.
XX
MIMI A DES PLUMES
I
«Eh! Non, non, non,
vous n'êtes plus Lisette. Eh! Non, non, non, vous n'êtes plus Mimi.
«Vous
êtes aujourd'hui Madame la Vicomtesse; après-demain peut-être serez-vous Madame
la Duchesse, car vous avez posé le pied sur l'escalier des grandeurs; la porte
de vos rêves s'est enfin ouverte à deux battants devant vos pas, et voici que
vous venez d'y entrer victorieuse et triomphante. J'étais bien sûr que vous
finiriez ainsi une nuit ou l'autre. Il fallait que ce fût, d'ailleurs; vos mains
blanches étaient faites pour la paresse, et appelaient depuis longtemps l'anneau
d'une alliance aristocratique. Enfin vous avez un blason! Mais nous préférons
encore celui que la jeunesse donnait à votre beauté, qui, par vos yeux bleus et
votre visage pâle, semblait écarteler d'azur sur champ de lis. Noble ou vilaine,
allez, vous êtes toujours charmante; et je vous ai bien reconnue quand vous
passiez l'autre soir dans la rue, pied rapide et finement chaussé, aidant d'une
main gantée le vent à soulever les volants de votre robe nouvelle, un peu pour
ne point la salir, beaucoup pour laisser voir vos jupons brodés et vos bas
transparents. Vous aviez un chapeau d'un style merveilleux, et vous paraissiez
même plongée dans une profonde perplexité à propos du voile en riche dentelle
qui flottait sur ce riche chapeau. Embarras bien grave, en effet! Car il
s'agissait de savoir lequel valait le mieux et était le plus profitable à votre
coquetterie, de porter ce voile baissé ou relevé. En le portant baissé, vous
risquiez de n'être pas reconnue par ceux de vos amis que vous auriez pu
rencontrer, et qui, certes, auraient passé dix fois près de vous sans se douter
que cette opulente enveloppe cachait Mademoiselle Mimi. D'un autre côté, en
portant ce voile relevé, c'était lui qui risquait de ne pas être vu, et alors, à
quoi bon l'avoir? Vous avez spirituellement tranché la difficulté, en baissant
et en relevant tour à tour de dix pas en dix pas, ce merveilleux tissu, tramé
sans doute dans ces contrées d'arachnides qu'on appelle les Flandres, et qui, à
lui tout seul, a coûté plus cher que toute votre ancienne garde-robe... Ah!
Mimi!... pardon... Ah! Madame la vicomtesse! J'avais bien raison, vous le voyez,
quand je vous disais: patience, ne désespérez pas; l'avenir est gros de
cachemires, d'écrins brillants, de petits soupers, etc. Vous ne vouliez pas me
croire, incrédule! Eh bien, mes prédictions se sont pourtant réalisées, et je
vaux bien, je l'espère, votre Oracle des Dames, un petit sorcier in-dix-huit que
vous aviez acheté cinq sous à un bouquiniste du pont neuf, et que vous fatiguiez
par d'éternelles interrogations. Encore une fois, n'avais-je pas raison dans mes
prophéties, et me croiriez-vous maintenant si je vous disais que vous n'en
resterez pas là? Si je vous disais qu'en prêtant l'oreille j'entends déjà
sourdre, dans les profondeurs de votre avenir, le piétinement et les
hennissements des chevaux attelés à un coupé bleu, conduit par un cocher poudré
qui abaisse le marchepied devant vous en disant: «Où va Madame?» me
croiriez-vous encore si je vous disais aussi que plus tard... ah! Le plus tard
possible, mon Dieu! Atteignant le but d'une ambition que vous avez longtemps
caressée, vous tiendrez une table d'hôte à Belleville ou aux Batignolles, et
vous serez courtisée par de vieux militaires et des Céladons à la réforme, qui
viendront faire chez vous des lansquenets et des baccarats clandestins? Mais
avant d'arriver à cette époque où le soleil de votre jeunesse aura déjà décliné,
croyez-moi, chère enfant, vous userez encore bien des aunes de soie et de
velours; bien des patrimoines sans doute se fondront aux creusets de vos
fantaisies; vous fanerez bien des fleurs sur votre front, bien des fleurs sous
vos pieds; bien des fois vous changerez de blason. On verra tour à tour briller
sur votre tête le tortil des baronnes, la couronne des comtesses et le diadème
emperlé des marquises; vous prendrez pour devise:Inconstance, et vous saurez,
selon le caprice ou la nécessité, satisfaire, chacun à son tour ou même à la
fois, tous ces nombreux adorateurs qui s'en viendront faire la queue dans
l'antichambre de votre cœur comme on fait la queue à la porte d'un théâtre où
l'on joue une pièce en vogue. Allez donc, allez devant vous, l'esprit allégé de
souvenirs, remplacés par des ambitions; allez, la route est belle, et nous la
souhaitons longtemps douce à vos pieds: mais nous souhaitons surtout que toutes
ces somptuosités, ces belles toilettes ne deviennent pas trop tôt le linceul où
s'ensevelira votre gaieté.»
Ainsi parlait le peintre Marcel à la jeune
Mademoiselle Mimi, qu'il venait de rencontrer trois ou quatre jours après son
second divorce avec le poëte Rodolphe. Bien qu'il se fût efforcé de mettre une
sourdine aux railleries qui parsemaient son horoscope, Mademoiselle Mimi ne fut
point dupe des belles paroles de Marcel, et comprit parfaitement que, peu
respectueux pour son titre nouveau, il s'était moqué d'elle à outrance.
—Vous
êtes méchant avec moi, Marcel, dit Mademoiselle Mimi, c'est mal: j'ai toujours
été très-bonne fille avec vous quand j'étais la maîtresse de Rodolphe; mais si
je l'ai quitté, après tout, c'est sa faute. C'est lui qui m'a renvoyée presque
sans délai; et encore, comment m'a-t-il traitée pendant les derniers jours que
j'ai passés avec lui? J'ai été bien malheureuse, allez! Vous ne savez pas, vous,
quel homme c'était que Rodolphe: un caractère pétri de colère et de jalousie,
qui me tuait par petits morceaux. Il m'aimait, je le sais bien, mais son amour
était dangereux comme une arme à feu; et quelle existence que celle que j'ai
menée pendant quinze mois! Ah! Voyez-vous, Marcel, je ne veux pas me faire
meilleure que je ne suis, mais j'ai bien souffert avec Rodolphe, vous le savez
d'ailleurs aussi. Ce n'est point la misère qui me l'a fait quitter, non, je vous
l'assure, j'y étais habituée d'abord; et puis, je vous le répète, c'est lui qui
m'a renvoyée. Il a marché à deux pieds sur mon amour-propre; il m'a dit que je
n'avais pas de cœur si je restais avec lui; il m'a dit qu'il ne m'aimait plus,
qu'il fallait que je fisse un autre amant; il a même été jusqu'à me désigner un
jeune homme qui me faisait la cour, et il a, par ses défis, servi de trait
d'union entre moi et ce jeune homme. J'ai été avec lui autant par dépit que par
nécessité, car je ne l'aimais pas; vous savez bien cela, vous, je n'aime pas les
si jeunes gens, ils sont ennuyeux et sentimentals comme des harmonicas. Enfin,
ce qui est fait est fait, et je ne le regrette pas, et je ferais encore de même
si c'était à refaire. Maintenant qu'il ne m'a plus avec lui et qu'il me sait
heureuse avec un autre, Rodolphe est furieux et très-malheureux; je sais
quelqu'un qui l'a rencontré ces jours-ci; il avait les yeux rouges. Cela ne
m'étonne pas, j'étais bien sûre qu'il en arriverait ainsi et qu'il courrait
après moi; mais vous pouvez lui dire qu'il perdra son temps, et que cette
fois-ci c'est tout à fait sérieux et pour de bon. Y a-t-il longtemps que vous
l'avez vu, Marcel, et est-ce vrai qu'il est bien changé? demanda Mimi avec un
autre accent.
—Bien changé, en effet, répondit Marcel. Assez changé.
—Il
se désole, cela est certain; mais que voulez-vous que j'y fasse? Tant pis pour
lui! Il l'a voulu; il fallait que cela eût une fin, à la fin. Consolez-le...
vous.
—Oh! Oh! dit tranquillement Marcel, le plus gros de la besogne est
fait. Ne vous inquiétez pas, Mimi.
—Vous ne dites pas la vérité, mon cher,
reprit Mimi avec une petite moue ironique: Rodolphe ne se consolera pas si vite
que cela; si vous saviez dans quel état je l'ai vu, la veille de mon départ!
C'était le vendredi; je n'avais pas voulu rester la nuit chez mon nouvel amant,
parce que je suis superstitieuse et que le vendredi est un mauvais
jour.
—Vous aviez tort, Mimi: en amour, le vendredi est un bon jour; les
anciens disaient: Dies Veneris.
—Je ne sais pas le latin, dit Mademoiselle
Mimi en continuant. Je m'en revenais donc de chez Paul; j'ai trouvé Rodolphe qui
m'attendait en faisant sentinelle dans la rue. Il était tard, plus de minuit, et
j'avais faim, car j'avais mal dîné. Je priai Rodolphe d'aller chercher quelque
chose pour souper. Il revint une demi-heure après; il avait beaucoup couru pour
rapporter pas grand'chose de bon: du pain, du vin, des sardines, du fromage et
un gâteau aux pommes. Je m'étais couchée pendant son absence; il dressa le
couvert près du lit; je n'avais pas l'air de le regarder, mais je le voyais
bien: il était pâle comme la mort, il avait le frisson, et tournait dans la
chambre comme un homme qui ne sait pas ce qu'il veut faire. Dans un coin, il
aperçut plusieurs paquets de mes hardes qui étaient à terre. Cette vue parut lui
faire du mal et il mit le paravent devant ces paquets pour ne plus les voir.
Quand tout fut préparé, nous commençâmes à manger; il essaya de me faire boire;
mais je n'avais plus ni faim ni soif, et j'avais le cœur tout serré. Il faisait
froid, car nous n'avions pas de quoi faire du feu; on entendait le vent qui
soufflait dans la cheminée. C'était bien triste. Rodolphe me regardait, il avait
les yeux fixes; il mit sa main dans la mienne, et je sentis sa main trembler,
elle était à la fois brûlante et glacée.
—C'est le souper des funérailles de
nos amours, me dit-il tout bas. Je ne répondis rien, mais je n'eus pas le
courage de retirer ma main de la sienne.
—J'ai sommeil, lui dis-je à la fin;
il est tard, dormons. Rodolphe me regarda: j'avais mis une de ses cravates sur
ma tête pour me garantir du froid; il ôta cette cravate sans
parler.
—Pourquoi ôtes-tu cela? lui demandai-je, j'ai froid.
—Oh! Mimi, me
dit-il alors, je t'en prie, cela ne te coûtera guère, remets, pour cette nuit,
ton petit bonnet rayé.
C'était un bonnet de nuit en indienne rayée, blanc et
brun. Rodolphe aimait beaucoup à me voir ce bonnet, cela lui rappelait quelques
belles nuits, car c'était ainsi que nous comptions nos beaux jours. En pensant
que c'était la dernière fois que j'allais dormir auprès de lui, je n'osai pas
refuser de satisfaire son caprice; je me relevai, et j'allai prendre mon bonnet
rayé qui était au fond d'un de mes paquets: par mégarde, j'oubliai de replacer
le paravent; Rodolphe s'en aperçut, et cacha les paquets, comme il avait déjà
fait.
—Bonsoir, me dit-il.—Bonsoir, lui répondis-je. Je croyais qu'il allait
m'embrasser, et je ne l'aurais pas empêché, mais il prit seulement ma main,
qu'il porta à ses lèvres. Vous savez, Marcel, combien il était fort pour
m'embrasser les mains. J'entendis claquer ses dents, et je sentis son corps
froid comme un marbre. Il serrait toujours ma main, et il avait placé sa tête
sur mon épaule, qui ne tarda pas à être toute mouillée. Rodolphe était dans un
état affreux. Il mordait les draps du lit, pour ne pas crier; mais j'entendais
bien des sanglots sourds, et je sentais toujours ses larmes couler sur mes
épaules, qu'elles brûlaient d'abord, et qu'elles glaçaient ensuite. En ce
moment-là, j'eus besoin de tout mon courage; et il m'en a fallu, allez. Je
n'avais qu'un mot à dire, je n'avais qu'à retourner la tête: ma bouche aurait
rencontré celle de Rodolphe, et nous nous serions raccommodés encore une fois.
Ah! un instant, j'ai vraiment cru qu'il allait mourir entre mes bras, ou que
tout au moins il allait devenir fou, comme il faillit le devenir une fois, vous
rappelez-vous? J'allais céder, je le sentais; j'allais revenir la première,
j'allais l'enlacer dans mes bras, car il faudrait vraiment n'avoir point d'âme
pour rester insensible devant de pareilles douleurs. Mais je me souvins des
paroles qu'il m'avait dites la veille: «Tu n'as point de cœur si tu restes avec
moi, car je ne t'aime plus.» Ah! en me rappelant ces duretés, j'aurais vu
Rodolphe près d'expirer et il n'aurait fallu qu'un baiser de moi, que j'aurais
détourné ma lèvre, et que je l'aurais laissé mourir. À la fin, vaincue par la
fatigue, je m'endormis à moitié. J'entendais toujours Rodolphe sangloter, et, je
vous le jure, Marcel, ce sanglot dura toute la nuit; et quand le jour revint et
que je regardai dans ce lit, où j'avais dormi pour la dernière fois, cet amant
que j'allais quitter pour aller dans les bras d'un autre, j'ai été
épouvantablement effrayée en voyant des ravages que cette douleur faisait sur la
figure de Rodolphe.
Il se leva, comme moi, sans rien dire, et faillit tomber
dans la chambre aux premiers pas qu'il fit, tant il était faible et abattu.
Cependant il s'habilla très-vite, et me demanda seulement où en étaient mes
affaires et quand je partais. Je lui répondis que je n'en savais rien. Il s'en
alla sans me dire à revoir, sans me serrer la main. Voilà comment nous nous
sommes quittés. Quel coup il a dû recevoir dans le cœur lorsqu'il ne m'a plus
trouvée en rentrant, hein?
—J'étais là lorsque Rodolphe est rentré, dit
Marcel à Mimi essoufflée d'avoir parlé aussi longtemps. Comme il prenait sa clef
chez la maîtresse d'hôtel, celle-ci lui a dit:
—La petite est partie.
—Ah!
répondit Rodolphe, cela ne m'étonne pas; je m'y attendais. Et il monta dans sa
chambre, où je le suivis, craignant aussi quelque crise; mais il n'en fut
rien.
—Comme il est trop tard pour aller louer une autre chambre ce soir, ce
sera pour demain matin, me dit-il, nous nous en irons ensemble. Allons
dîner.
Je croyais qu'il voulait se griser, mais je me trompais. Nous avons
fait un dîner très-sobre dans un restaurant où vous alliez quelquefois manger
avec lui. J'avais demandé du vin de Beaune pour étourdir un peu
Rodolphe.
—C'était le vin favori de Mimi, me dit-il; nous en avons bu souvent
ensemble, à cette table où nous sommes. Je me souviens qu'un jour elle me
disait, en tendant son verre déjà plusieurs fois vidé: «Verse encore, cela me
met du baume dans le cœur.» C'était un mot assez médiocre, trouves-tu pas? Digne
tout au plus de la maîtresse d'un vaudevilliste. Ah! Elle buvait bien, Mimi. Le
voyant disposé à s'enfoncer dans les sentiers du ressouvenir, je lui parlai
d'autre chose, et il ne fut plus question de vous. Il passa la soirée entière
avec moi, et parut aussi calme que la Méditerranée. Ce qui m'étonnait le plus,
c'est que ce calme n'avait rien d'affecté. C'était de l'indifférence sincère. À
minuit nous rentrâmes.
—Tu parais surpris de ma tranquillité dans la
situation où je me trouve, me dit-il; laisse-moi te faire une comparaison, mon
cher, et, si elle est vulgaire, elle a du moins le mérite d'être juste. Mon cœur
est comme une fontaine dont on a laissé le robinet ouvert toute la nuit; le
matin, il ne reste pas une seule goutte d'eau. En vérité, de même est mon cœur:
j'ai pleuré cette nuit tout ce qui me restait de larmes. Cela est singulier;
mais je me croyais plus riche de douleurs, et, pour une nuit de souffrances, me
voilà ruiné, complétement à sec, ma parole d'honneur! C'est comme je le dis; et
dans ce même lit où j'ai failli rendre l'âme la nuit dernière, près d'une femme
qui n'a pas plus remué qu'une pierre, alors que cette femme appuie maintenant sa
tête sur l'oreiller d'un autre, je vais dormir comme un portefaix qui a fait une
excellente journée.
—Comédie, pensai-je en moi-même; je ne serai pas plus tôt
parti, qu'il battera les murailles avec sa tête. Cependant je laissai Rodolphe
seul, et je remontai chez moi, mais je ne me couchai pas. À trois heures du
matin, je crus entendre du bruit dans la chambre de Rodolphe; j'y descendis en
toute hâte, croyant le trouver au milieu de quelque fièvre désespérée...
—Eh
bien? dit Mimi.
—Eh bien, ma chère, Rodolphe dormait, le lit n'était pas
défait, et tout prouvait que son sommeil avait été calme, et qu'il n'avait pas
tardé à s'y abandonner.
—C'est possible, dit Mimi: il était si fatigué de la
nuit précédente... mais le lendemain?...
—Le lendemain, Rodolphe est venu
m'éveiller de bonne heure, et nous avons été louer des chambres dans un autre
hôtel, où nous sommes emménagés le soir même.
—Et, demanda Mimi, qu'a-t-il
fait en quittant la chambre que nous occupions? qu'a-t-il dit en abandonnant
cette chambre où il m'a tant aimée?
—Il a fait ses paquets tranquillement,
répondit Marcel; et comme il avait trouvé dans un tiroir une paire de gants en
filet que vous avez oubliée, ainsi que deux ou trois lettres également à
vous...
—Je sais bien, fit Mimi avec un accent qui semblait vouloir dire: je
les ai oubliés exprès pour qu'il lui restât quelque souvenir de moi. Qu'en
a-t-il fait? ajouta-t-elle.
—Je crois me rappeler, dit Marcel, qu'il a jeté
les lettres dans la cheminée et les gants par la fenêtre; mais sans geste de
théâtre, sans pose, fort naturellement, comme on peut le faire lorsqu'on se
débarrasse d'une chose inutile.
—Mon cher Monsieur Marcel, je vous assure
qu'au fond de mon cœur je souhaite que cette indifférence dure. Mais encore une
fois, là, bien sincèrement, je ne crois pas à une guérison si rapide, et, malgré
tout ce que vous me dites, je suis convaincue que mon pauvre poëte a le cœur
brisé.
—Cela se peut, répondit Marcel en quittant Mimi; mais cependant, ou je
me trompe fort, les morceaux sont encore bons.
Pendant ce colloque sur la
voie publique, M. le vicomte Paul attendait sa nouvelle maîtresse, qui se trouva
fort en retard, et qui fut parfaitement désagréable avec M. le vicomte. Il se
coucha à ses genoux et lui roucoula sa romance favorite, à savoir: qu'elle était
charmante, pâle comme la lune, douce comme un mouton; mais qu'il l'aimait
surtout à cause des beautés de son âme.
—Ah! pensait Mimi en déroulant les
ondes de ses cheveux bruns sur la neige de ses épaules, mon amant Rodolphe
n'était pas si exclusif.
II
Ainsi que Marcel l'avait annoncé,
Rodolphe paraissait être radicalement guéri de son amour pour Mademoiselle Mimi,
et trois ou quatre jours après sa séparation d'avec elle, on vit reparaître le
poëte complétement métamorphosé. Il était mis avec une élégance qui devait le
rendre méconnaissable pour son miroir même. Rien en lui, du reste, ne semblait
faire craindre qu'il fût dans l'intention de se précipiter dans les abîmes du
néant, comme Mademoiselle Mimi en faisait courir le bruit avec toutes sortes
d'hypocrisies condoléantes. Rodolphe était en effet parfaitement calme; il
écoutait, sans que les plis de son visage se dérangeassent, les récits qui lui
étaient faits sur la nouvelle et somptueuse existence de sa maîtresse, qui se
plaisait à le faire renseigner sur son compte par une jeune femme qui était
restée sa confidente, et qui avait occasion de voir Rodolphe presque tous les
soirs.
—Mimi est très-heureuse avec le vicomte Paul, disait-on au poëte, elle
en paraît follement amourachée; une seule chose l'inquiète, elle craint que vous
ne veniez troubler sa tranquillité par des poursuites qui, du reste, seraient
dangereuses pour vous, car le vicomte adore sa maîtresse et il a deux ans de
salle d'armes.
—Oh! Oh! répondait Rodolphe, qu'elle dorme donc bien
tranquille, je n'ai aucunement envie d'aller répandre du vinaigre dans les
douceurs de sa lune de miel. Quant à son jeune amant, il peut parfaitement
laisser sa dague au clou, comme Gastibelza, l'homme à la carabine. Je n'en veux
aucunement aux jours d'un gentilhomme qui a encore le bonheur d'être en nourrice
chez les illusions.
Et comme on ne manquait pas de rapporter à Mimi
l'attitude avec laquelle son ancien amant recevait tous ces détails de son côté,
elle n'oubliait pas de répondre en haussant les épaules:
—C'est bon, c'est
bon, on verra dans quelques jours ce que tout cela deviendra.
Cependant, et
plus que toute autre personne, Rodolphe était lui-même fort étonné de cette
soudaine indifférence, qui, sans passer par les transitions ordinaires de la
tristesse et de la mélancolie, succédait aux orageuses tempêtes qui l'agitaient
encore quelques jours auparavant. L'oubli, si lent à venir, surtout pour les
désolés d'amour, l'oubli qu'ils appellent à grands cris, et qu'à grands cris ils
repoussent quand ils le sentent approcher d'eux; cet impitoyable consolateur
avait subitement, tout à coup, et sans qu'il eût pu s'en défendre, envahi le
cœur de Rodolphe, et le nom de la femme tant aimée pouvait désormais y tomber
sans réveiller aucun écho. Chose étrange, Rodolphe, dont la mémoire avait assez
de puissance pour rappeler à son esprit les choses qui s'étaient accomplies aux
jours les plus reculés de son passé, et les êtres qui avaient figuré ou exercé
une influence dans son existence la plus lointaine; Rodolphe, quelques efforts
qu'il fit, ne pouvait pas se rappeler distinctement, après quatre jours de
séparation, les traits de cette maîtresse qui avait failli briser son existence
entre ses mains si frêles. Les yeux aux lueurs desquels il s'était si souvent
endormi, il n'en retrouvait plus la douceur. Cette voix même, dont les colères
et dont les tendres caresses lui donnaient le délire, il ne s'en rappelait point
les sons. Un poëte de ses amis, qui ne l'avait pas vu depuis son divorce, le
rencontra un soir; Rodolphe paraissait affairé et soucieux, il marchait à grands
pas dans la rue, en faisant tournoyer sa canne.
—Tiens, dit le poëte en lui
tendant la main, vous voilà! et il examina curieusement Rodolphe.
Voyant
qu'il avait la mine allongée, il crut devoir prendre un ton
condoléant.
—Allons, du courage, mon cher, je sais que cela est rude, mais
enfin il aurait toujours fallu en venir là; vaut mieux que ce soit maintenant
que plus tard; dans trois mois vous serez complétement guéri.
—Qu'est-ce que
vous me chantez? dit Rodolphe, je ne suis pas malade, mon cher.
—Eh! mon
Dieu, dit l'autre, ne faites point le vaillant, parbleu! Je sais l'histoire, et
je ne la saurais pas que je la lirais sur votre figure.
—Prenez garde, vous
me faites un quiproquo, dit Rodolphe. Je suis très-ennuyé ce soir, c'est vrai;
mais quant au motif de cet ennui, vous n'avez pas absolument mis le doigt
dessus.
—Bon, pourquoi vous défendre? Cela est tout naturel; on ne rompt pas
comme cela tranquillement une liaison qui dure depuis près de deux ans.
—Ils
me disent tous la même chose, fit Rodolphe impatienté. Eh bien, sur l'honneur,
vous vous trompez, vous et les autres. Je suis profondément triste, et j'en ai
l'air, c'est possible; mais voici pourquoi: c'est que j'attendais aujourd'hui
mon tailleur qui devait m'apporter un habit neuf, et il n'est point venu; voilà,
voilà pourquoi je suis ennuyé.
—Mauvais, mauvais, dit l'autre en
riant.
—Point mauvais; bon, au contraire, très-bon, excellent même. Suivez
mon raisonnement, et vous allez voir.
—Voyons, dit le poëte, je vous écoute;
prouvez-moi un peu comment on peut raisonnablement avoir l'air si attristé,
parce qu'un tailleur vous manque de parole. Allez, allez, je vous
attends.
—Eh! dit Rodolphe, vous savez bien que les petites causes produisent
les plus grands effets. Je devais, ce soir, faire une visite très-importante, et
je ne la puis faire à cause que je n'ai pas mon habit. Y êtes-vous?
—Point.
Il n'y a pas jusqu'ici motif suffisant à désolation. Vous êtes désolé... parce
que... enfin. Vous êtes très-bête de faire des poses avec moi. Voilà mon
opinion.
—Mon ami, dit Rodolphe, vous êtes bien obstiné; il y a toujours de
quoi être désolé lorsqu'on manque un bonheur ou tout au moins un plaisir, parce
que c'est presque toujours autant de perdu, et qu'on a souvent bien tort de
dire, à propos de l'un ou de l'autre, je te rattraperai une autre fois. Je me
résume; j'avais, ce soir, un rendez-vous avec une femme jeune; je devais la
rencontrer dans une maison d'où je l'aurais peut-être ramenée chez moi, si
ç'avait été plus court que d'aller chez elle, et même si ç'avait été le plus
long. Dans cette maison il y avait une soirée, dans une soirée on ne va qu'en
habit; je n'ai pas d'habit, mon tailleur devait m'en apporter un; il ne me
l'apporte pas, je ne vais pas à la soirée, je ne rencontre pas la jeune femme,
qui est peut-être rencontrée par un autre; je ne la ramène ni chez moi ni chez
elle, où elle est peut-être ramenée par un autre. Donc, comme je vous disais, je
manque un bonheur ou un plaisir; donc je suis désolé, donc j'en ai l'air, et
c'est tout naturel.
—Soit, dit l'ami; donc un pied dehors d'un enfer, vous
remettez l'autre pied dans un autre, vous; mais, mon bon ami, quand je vous ai
trouvé là, dans la rue, vous m'aviez tout l'air de faire le pied de grue.
—Je
le faisais aussi parfaitement.
—Mais, continua l'autre, nous sommes là dans
le quartier où habite votre ancienne maîtresse; qu'est-ce qui me prouve que vous
ne l'attendiez pas?
—Quoique séparé d'elle, des raisons particulières m'ont
obligé à rester dans ce quartier; mais, bien que voisins, nous sommes aussi
éloignés que si nous restions elle à un pôle et moi à l'autre. D'ailleurs, à
l'heure qu'il est, mon ancienne maîtresse est au coin de son feu et prend des
leçons de grammaire française avec M. le vicomte Paul, qui veut la ramener à la
vertu par le chemin de l'orthographe. Dieu! Comme il va la gâter! Enfin, ça le
regarde, maintenant qu'il est le rédacteur en chef de son bonheur. Vous voyez
donc bien que vos réflexions sont absurdes, et qu'au lieu d'être sur la trace
effacée de mon ancienne passion, je suis au contraire sur les traces de ma
nouvelle, qui est déjà ma voisine un peu, et qui le deviendra davantage; car je
consens à faire tout le chemin nécessaire, et, si elle veut faire le reste, nous
ne serons pas longtemps à nous entendre.
—Vraiment! dit le poëte, vous êtes
amoureux, déjà?
—Voilà comme je suis, répondit Rodolphe: mon cœur ressemble à
ces logements qu'on met en location, sitôt qu'un locataire les quitte. Quand un
amour s'en va de mon cœur, je mets écriteau pour appeler un autre amour.
L'endroit d'ailleurs est habitable et parfaitement réparé.
—Et quelle est
cette nouvelle idole? Où l'avez-vous connue, et quand?
—Voilà, dit Rodolphe,
procédons par ordre. Quand Mimi a été partie, je me suis figuré que je ne serais
plus jamais amoureux de ma vie, et je m'imaginai que mon cœur était mort de
fatigue, d'épuisement, de tout ce que vous voudrez. Il avait tant battu, si
longtemps, si vite, et trop vite, que la chose était croyable. Bref, je le crus
mort, bien mort, très-mort, et je songeais à l'enterrer, comme M. Marlborough. À
cette occasion, je donnai un petit dîner de funérailles où j'invitai
quelques-uns de mes amis. Les convives devaient prendre une mine lamentable, et
les bouteilles avaient un crêpe à leur goulot.
—Vous ne m'avez pas
invité!
—Pardon, mais j'ignorais l'adresse du nuage où vous demeurez!
—Un
des convives avait amené une femme, une jeune femme, délaissée aussi depuis peu
par un amant. On lui conta mon histoire, ce fut un de mes amis, un garçon qui
joue fort bien sur le violoncelle du sentiment. Il parla à cette jeune veuve des
qualités de mon cœur, ce pauvre défunt que nous allions enterrer, et l'invita à
boire à son repos éternel. Allons donc, dit-elle en élevant son verre, je bois à
sa santé, au contraire; et elle me lança un coup d'œil, un coup d'œil à
réveiller un mort, comme on dit, et c'était ou jamais l'occasion de dire ainsi,
car elle n'avait pas achevé son toast que je sentis mon cœur chanter aussitôt
l'O Filii de la résurrection. Qu'est-ce que vous auriez fait à ma
place?
—Belle question!... comment se nomme-t-elle?
—Je l'ignore encore,
je ne lui demanderai son nom qu'au moment où nous signerons notre contrat. Je
sais bien que je ne suis pas dans les délais légaux au point de vue de certaines
gens; mais voilà, je sollicite près de moi-même, et je m'accorde les dispenses.
Ce que je sais, c'est que ma future m'apportera en dot la gaieté, qui est la
santé de l'esprit, et la santé, qui est la gaieté du corps.
—Elle est
jolie?
—Très-jolie, de couleur surtout; on dirait qu'elle se débarbouille le
matin avec la palette de Watteau.
Elle est blonde, mon cher, et ses regards
vainqueurs
Allument l'incendie aux quatre coins des cœurs.
Témoin
le mien.
—Une blonde? vous m'étonnez.
—Oui, j'ai assez de l'ivoire et de
l'ébène, je passe au blond; et Rodolphe se mit à chanter en gambadant:
Et
nous chanterons à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l'adore, et qu'elle est
blonde
Comme les blés.
—Pauvre Mimi, dit l'ami, sitôt oubliée!
Ce
nom, jeté dans la gaieté de Rodolphe, donna subitement un autre tour à la
conversation. Rodolphe prit son ami par le bras, et lui raconta longuement les
causes de sa rupture avec Mademoiselle Mimi; les terreurs qui l'avaient assailli
lorsqu'elle était partie; comment il s'était désolé parce qu'il avait pensé
qu'avec elle elle emportait tout ce qui lui restait de jeunesse, de passion; et
comment, deux jours après, il avait reconnu qu'il s'était trompé, en sentant les
poudres de son cœur, inondées par tant de sanglots et de larmes, se réchauffer,
s'allumer et faire explosion sous le premier regard de jeunesse et de passion
que lui avait lancé la première femme qu'il avait rencontrée. Il lui raconta cet
envahissement subit et impérieux que l'oubli avait fait en lui, sans même qu'il
eût appelé au secours de sa douleur, et comment cette douleur était morte,
ensevelie dans cet oubli.
—Est-ce point un miracle que tout cela? disait-il
au poëte, qui, sachant par cœur et par expérience tous les douloureux chapitres
des amours brisés, lui répondit:
—Eh! Non, mon ami, il n'y a point de miracle
plus pour vous que pour les autres. Ce qui vous arrive m'est arrivé. Les femmes
que nous aimons, lorsqu'elles deviennent nos maîtresses, cessent pour nous
d'être ce qu'elles sont réellement. Nous ne les voyons pas seulement avec les
yeux de l'amant, nous les voyons aussi avec les yeux du poëte. Comme un peintre
jette sur un mannequin la pourpre impériale ou le voile étoilé d'une vierge
sacrée, nous avons toujours des magasins de manteaux rayonnants et de robes de
lin pur, que nous jetons sur les épaules de créatures inintelligentes, maussades
ou méchantes; et quand elles ont ainsi revêtu le costume sous lequel nos amantes
idéales passaient dans l'azur de nos rêveries, nous nous laissons prendre à ce
déguisement; nous incarnons notre rêve dans la première femme venue, à qui nous
parlons notre langue et qui ne nous comprend pas.
Cependant que cette
créature, aux pieds de laquelle nous vivons prosternés, s'arrache elle-même la
divine enveloppe, sous laquelle nous l'avions cachée, pour mieux nous faire voir
sa mauvaise nature et ses mauvais instincts; cependant qu'elle nous met la main
à la place de son cœur, où rien ne bat plus, où rien n'a jamais battu peut-être;
cependant qu'elle écarte son voile et nous montre ses yeux éteints, et sa bouche
pâle, et ses traits flétris, nous lui remettons son voile et nous nous écrions:
«Tu mens! Tu mens! Je t'aime et tu m'aimes aussi. Cette poitrine blanche est
l'enveloppe d'un cœur qui a toute sa juvénilité; je t'aime et tu m'aimes! Tu es
belle, tu es jeune! Au fond de tous tes vices, il y a de l'amour. Je t'aime et
tu m'aimes!»
Puis à la fin, oh! Bien à la fin toujours, lorsque, après avoir
eu beau nous mettre de triples bandeaux sur les yeux, nous nous apercevons que
nous sommes nous-mêmes la dupe de nos erreurs, nous chassons la misérable qui la
veille a été notre idole; nous lui reprenons les voiles d'or de notre poésie,
que nous allons le lendemain jeter de nouveau sur les épaules d'une inconnue,
qui passe sur-le-champ à l'état d'idole auréolée: et voilà comme nous sommes
tous, de monstrueux égoïstes, d'ailleurs, qui aimons l'amour pour l'amour; vous
me comprenez, n'est-ce pas? Et nous buvons cette divine liqueur dans le premier
vase venu.
Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse?
—C'est
aussi vrai que deux et deux font quatre, ce que vous dites-là, dit Rodolphe au
poëte.
—Oui, répondit celui-ci, c'est vrai et triste comme la moitié et demie
des vérités. Bonsoir.
Deux jours après, Mademoiselle Mimi apprit que Rodolphe
avait une nouvelle maîtresse. Elle ne s'informa que d'une chose, savoir: s'il
lui embrassait aussi souvent les mains qu'à elle.
—Aussi souvent, répondit
Marcel. De plus, il lui embrasse les cheveux les uns après les autres, et ils
doivent rester ensemble jusqu'à ce qu'il ait fini.
—Ah! répondit Mimi en
passant ses mains dans sa chevelure, c'est bien heureux qu'il n'ait pas imaginé
de m'en faire autant, nous serions restés ensemble toute la vie. Est-ce que vous
croyez que c'est bien vrai qu'il ne m'aime plus du tout, vous?
—Peuh!... Et
vous, l'aimez-vous encore?
—Moi, je ne l'ai jamais aimé de ma vie.
—Si,
Mimi, si, vous l'avez aimé, à ces heures où le cœur des femmes change de place.
Vous l'avez aimé, et ne vous en défendez pas, car c'est votre
justification.
—Ah! bah! dit Mimi, voilà qu'il en aime une autre,
maintenant.
—C'est vrai, fit Marcel, mais n'empêche. Plus tard, votre
souvenir sera pour lui pareil à ces fleurs qu'on place encore toutes fraîches et
toutes parfumées entre les feuillets d'un livre et que, bien longtemps après, on
retrouve mortes, décolorées et flétries, mais ayant conservé toujours comme un
vague parfum de leur fraîcheur première.
Un soir qu'elle fredonnait à voix
basse autour de lui, M. le vicomte Paul dit à Mimi:
—Que chantez-vous là, ma
chère?
—L'oraison funèbre de nos amours que mon amant Rodolphe a composée
dernièrement. Et elle se mit à chanter:
Je n'ai plus le sou, ma chère, et le
Code,
Dans un cas pareil, ordonne l'oubli;
Et sans pleurs, ainsi
qu'une ancienne mode,
Tu vas m'oublier, n'est-ce pas, Mimi?
C'est
égal, vois-tu, nous aurons, ma chère,
Sans compter les nuits, passé
d'heureux jours.
Ils n'ont pas duré longtemps; mais qu'y faire?
Ce
sont les plus beaux qui sont les plus courts.
XXI
ROMÉO ET
JULIETTE
Mis comme une gravure de son journal l'Écharpe d'Iris, ganté, verni,
rasé, frisé, la moustache en crocs, le stick en main, le monocle à l'œil,
épanoui, rajeuni, tout à fait joli: tel on eût pu voir, un soir du mois de
novembre, notre ami le poëte Rodolphe, qui, arrêté sur le boulevard, attendait
une voiture pour se faire reconduire chez lui.
Rodolphe attendant une
voiture? Quel cataclysme était donc tout à coup survenu dans sa vie
privée?
—À cette même heure où le poëte, transformé, tortillait sa moustache,
mâchait entre ses dents un énorme régalia, et charmait le regard des belles, un
sien ami passait aussi sur le même boulevard. C'était le philosophe Gustave
Colline. Rodolphe l'aperçut venir et le reconnut bien vite; et de ceux qui
l'auraient vu une seule fois, qui donc aurait pu ne pas le reconnaître? Colline
était chargé, comme toujours, d'une douzaine de bouquins. Vêtu de cet immortel
paletot noisette dont la solidité fait croire qu'il a été construit par les
romains, et coiffé de ce fameux chapeau à grands rebords, dôme en castor sous
lequel s'agitait l'essaim des rêves hyperphysiques, et qui a été surnommé
l'armet de Mambrin de la philosophie moderne, Gustave Colline marchait à pas
lents, et ruminait tout bas la préface d'un ouvrage qui était depuis trois mois
sous presse... dans son imagination.
Comme il s'avançait vers l'endroit où
Rodolphe était arrêté, Colline crut un instant le reconnaître; mais la suprême
élégance étalée par le poëte jeta le philosophe dans le doute et
l'incertitude.
—Rodolphe ganté, avec une canne, chimère! Utopie! Quelle
aberration! Rodolphe frisé! Lui qui a moins de cheveux que l'Occasion. Où donc
avais-je la tête? D'ailleurs, à l'heure qu'il est, mon malheureux ami est en
train de se lamenter, et compose des vers mélancoliques sur le départ de la
jeune Mademoiselle Mimi, qui l'a planté là, ai-je ouï dire. Ma foi, je la
regrette, moi, cette jeunesse; elle apportait une grande distinction dans la
manière de préparer le café, qui est le breuvage des esprits sérieux. Mais
j'aime à croire que Rodolphe se consolera, et qu'il prendra bientôt une nouvelle
cafetière.
Et Colline était si enchanté de son déplorable jeu de mots, qu'il
se serait volontiers crié bis... si la voix grave de la philosophie ne s'était
intérieurement réveillée en lui, et n'avait mis un énergique holà à cette
débauche d'esprit.
Cependant, comme il était arrêté près de Rodolphe, Colline
fut bien forcé de se rendre à l'évidence; c'était bien Rodolphe, frisé, ganté,
avec une canne; c'était impossible, mais c'était vrai.
—Eh! eh! parbleu, dit
Colline, je ne me trompe pas, c'est bien toi, j'en suis sûr.
—Et moi aussi,
répondit Rodolphe.
Et Colline se mit à considérer son ami, en donnant à son
visage l'expression employée par M. Lebrun, peintre du roi, pour exprimer la
surprise. Mais tout à coup il aperçut deux objets bizarres dont Rodolphe était
chargé: 1º une échelle de corde; 2º une cage dans laquelle voltigeait un oiseau
quelconque. À cette vue, la physionomie de Gustave Colline exprima un sentiment
que M. Lebrun, peintre du roi, a oublié dans son tableau des
passions.
—Allons, dit Rodolphe à son ami, je vois distinctement la curiosité
de ton esprit qui se met à la fenêtre de tes yeux; je vais te satisfaire;
seulement, quittons la voie publique, il fait un froid qui gèlerait tes
interrogations et mes réponses.
Et tous deux entrèrent dans un café.
Les
yeux de Colline ne quittaient point l'échelle de corde, non plus que la cage où
le petit oiseau, réchauffé par l'atmosphère du café, se mit à chanter dans une
langue inconnue à Colline, qui était cependant polyglotte.
—Enfin, dit le
philosophe en montrant l'échelle, qu'est-ce que c'est que ça?
—C'est un trait
d'union entre ma bonne amie et moi, répondit Rodolphe avec un accent de
mandoline.
—Et ça? dit Colline en indiquant l'oiseau.
—Ça, fit le poëte,
dont la voix devenait douce comme le chant de la brise, c'est une
horloge.
—Parle-moi donc sans paraboles, en vile prose, mais
correctement.
—Soit. As-tu lu Shakspeare?
—Si je l'ai lu! To be or not be.
C'était un grand philosophe... Oui, je l'ai lu.
—Te souviens-tu de Roméo et
Juliette?
—Si je m'en souviens! dit Colline. Et il se mit à réciter:
Non,
ce n'est pas le jour, ce n'est pas l'alouette,
Dont les chants ont frappé
ton oreille inquiète,
Non, c'est le rossignol...
Parbleu! Oui, je
m'en souviens. Mais après?
—Comment! dit Rodolphe en montrant l'échelle et
l'oiseau, tu ne comprends pas? Voilà le poëme: je suis amoureux, mon cher,
amoureux d'une femme qui s'appelle Juliette.
—Eh bien, après? continua
Colline impatienté.
—Voilà: ma nouvelle idole s'appelant Juliette, j'ai conçu
un plan, c'est de refaire avec elle le drame de Shakspeare. D'abord, je ne
m'appelle plus Rodolphe, je me nomme Roméo Montaigu, et tu m'obligeras de ne pas
m'appeler autrement. Au surplus, pour que tout le monde le sache, j'ai fait
graver des nouvelles cartes de visite. Mais ce n'est pas tout, je vais profiter
de ce que nous ne sommes pas dans le carnaval pour m'habiller en pourpoint de
velours et porter une épée.
—Pour tuer Tybald? dit Colline.
—Absolument,
continua Rodolphe. Enfin, cette échelle que tu vois doit me servir pour entrer
chez ma maîtresse, qui se trouve précisément posséder un balcon.
—Mais
l'oiseau, l'oiseau? dit l'obstiné Colline.
—Eh! parbleu, cet oiseau, qui est
un pigeon, doit jouer le rôle du rossignol, et indiquer, chaque matin, le moment
précis où, prêt à quitter ses bras adorés, ma maîtresse m'embrassera par le cou
et me dira de sa voix douce, absolument comme dans la scène du balcon: Non, ce
n'est pas le jour, ce n'est pas l'alouette... c'est-à-dire non, il n'est pas
encore onze heures, il y a de la boue dans la rue, ne t'en va pas, nous sommes
si bien ici. Afin de compléter l'imitation, je tâcherai de me procurer une
nourrice, pour la mettre aux ordres de ma bien-aimée; et j'espère que l'almanach
sera assez bon pour m'octroyer de temps en temps un petit clair de lune, alors
que j'escaladerai le balcon de ma Juliette. Que dis-tu de mon projet,
philosophe?
—C'est joli comme tout, fit Colline; mais pourrais-tu m'expliquer
aussi le mystère de cette superbe enveloppe qui te rend méconnaissable... Tu es
donc devenu riche?
Rodolphe ne répondit pas, mais il fit signe à un garçon de
café et lui jeta négligemment un louis en disant:
—Payez-vous!
Puis il
frappa sur son gousset, qui se mit à chanter.
—Tu as donc un clocher dans tes
poches, que ça sonne tant que ça?
—Quelques louis seulement.
—Des louis en
or? dit Colline d'une voix étranglée par l'étonnement; montre un peu comment
c'est fait. Sur quoi les deux amis se séparent, Colline pour aller raconter les
mœurs opulentes et les nouvelles amours de Rodolphe; celui-ci pour rentrer chez
lui.
Ceci se passait dans la semaine qui avait suivi la seconde rupture des
amours de Rodolphe avec Mademoiselle Mimi. Accompagné de son ami Marcel, le
poëte, quand il eut rompu avec sa maîtresse, éprouva le besoin de changer d'air
et de milieu, et quitta le noir hôtel garni, dont le propriétaire le vit partir
sans trop de regrets ainsi que Marcel. Tous deux, comme nous l'avons déjà dit,
allèrent chercher gîte ailleurs, et arrêtèrent deux chambres dans la même maison
et sur le même carré. La chambre choisie par Rodolphe était incomparablement
plus confortable qu'aucune de celles qu'il eût habitées jusque-là. On y
remarquait des meubles presque sérieux; surtout un canapé en étoffe rouge devant
imiter le velours, laquelle étoffe n'observait aucunement le proverbe: «Fais ce
que dois.»
Il y avait aussi, sur la cheminée, deux vases en porcelaine avec
des fleurs, au milieu une pendule en albâtre avec des agréments affreux.
Rodolphe mit les vases dans une armoire; et comme le propriétaire était venu
pour monter la pendule arrêtée, le poëte le pria de n'en rien faire.
—Je
consens à laisser la pendule sur la cheminée, dit-il, mais seulement comme objet
d'art; elle marque minuit, c'est une belle heure, qu'elle s'y tienne! Le jour où
elle marquera minuit cinq minutes, je déménage... Une pendule! disait Rodolphe,
qui n'avait jamais pu se soumettre à l'impérieuse tyrannie du cadran, mais c'est
un ennemi intime qui vous compte implacablement votre existence heure par heure,
minute par minute, et vous dit à chaque instant: voici une partie de ta vie qui
s'en va. Ah! Je ne pourrais pas dormir tranquille dans une chambre où se
trouverait un de ces instruments de torture, dans le voisinage desquels la
nonchalance et la rêverie sont impossibles... Une pendule dont les aiguilles
s'allongent jusqu'à votre lit et viennent vous piquer le matin quand vous êtes
encore plongé dans les molles douceurs du premier réveil... Une pendule dont la
voix vous crie: ding, ding, ding! C'est l'heure des affaires, quitte ton rêve
charmant, échappe aux caresses de tes visions (et quelquefois à celles des
réalités). Mets ton chapeau, tes bottes, il fait froid, il pleut, va-t'en à tes
affaires, c'est l'heure, ding, ding... C'est déjà bien assez d'avoir
l'almanach... Que ma pendule reste donc paralysée, sinon...
Et tout en
monologuant ainsi, il examinait sa nouvelle demeure et se sentait agité par
cette secrète inquiétude qu'on éprouve presque toujours en entrant dans un
nouveau logement.
—Je l'ai remarqué, pensait-il, les lieux que nous habitons
exercent une influence mystérieuse sur nos pensées, et par conséquent sur nos
actions. Cette chambre est froide et silencieuse comme un tombeau. Si jamais la
gaieté chante ici, c'est qu'on l'amènera du dehors; et encore elle n'y restera
pas longtemps, car les éclats de rire mourraient sans échos sous ce plafond bas,
froid et blanc comme un ciel de neige. Hélas! quelle sera ma vie entre ces
quatre murs?
Cependant, peu de jours après, cette chambre si
triste était pleine de clartés et résonnait de joyeuses clameurs; on y pendait
la crémaillère, et de nombreux flacons expliquaient l'humeur gaie des convives.
Rodolphe lui-même s'était laissé gagner par la bonne humeur contagieuse de ses
convives. Isolé dans un coin avec une jeune femme venue là par hasard et dont il
s'était emparé, le poëte madrigalisait avec elle de la parole et des mains. Vers
la fin de la fête, il avait obtenu un rendez-vous pour le lendemain.
—Allons,
se dit-il lorsqu'il fut seul, la soirée n'a pas été trop mauvaise, et ce n'est
pas mal inaugurer mon séjour ici.
Le lendemain, à l'heure convenue, arriva
Mademoiselle Juliette. La soirée se passa seulement en explications. Juliette
avait appris la récente rupture de Rodolphe avec cette fille aux yeux bleus
qu'il avait tant aimée; elle savait qu'après l'avoir quittée déjà une fois,
Rodolphe l'avait reprise, et elle craignait d'être la victime d'un nouveau
revenez-y de l'amour.
—C'est que, voyez-vous, ajouta-t-elle avec un joli
geste de mutinerie, je n'ai point du tout envie de jouer un rôle ridicule. Je
vous préviens que je suis très-méchante; une foismaîtresse ici, et elle souligna
par un regard l'intention qu'elle donnait au mot, j'y reste et ne cède point ma
place.
Rodolphe appela toute son éloquence à la rescousse pour la convaincre
que ses craintes n'étaient point fondées, et la jeune femme ayant de son côté
bon désir d'être convaincue, ils finirent par s'entendre. Seulement, ils ne
s'entendirent plus quand sonna minuit; car Rodolphe voulait que Juliette restât,
et celle-ci prétendit s'en aller.
—Non, lui dit-elle comme il insistait.
Pourquoi tant se presser? Nous arriverons bien toujours où nous devons arriver,
à moins que vous ne vous arrêtiez en route; je reviendrai demain.
Et elle
revint ainsi tous les soirs pendant une semaine, pour s'en retourner de même
quand sonnait minuit.
Ces lenteurs n'ennuyaient point trop Rodolphe. En amour
ou même en caprice, il était de cette école de voyageurs qui n'ont jamais
grand'hâte d'arriver, et qui, à la route droite menant au but directement,
préfèrent les sentiers perdus qui allongent le voyage et le rendent pittoresque.
Cette petite préface sentimentale eut pour résultat d'entraîner d'abord Rodolphe
plus loin qu'il ne voulait aller. Et c'était sans doute pour l'amener à ce point
où le caprice, mûri par la résistance qu'on lui oppose, commence à ressembler à
de l'amour, que Mademoiselle Juliette avait employé ce stratagème.
—À chaque
nouvelle visite qu'elle faisait à Rodolphe, Juliette remarquait un ton de
sincérité plus prononcé dans ce qu'il lui disait. Il éprouvait, lorsqu'elle
était un peu en retard, de ces impatiences symptomatiques qui enchantaient la
jeune fille; et il lui écrivait même des lettres dont le langage avait de quoi
lui faire espérer qu'elle deviendrait prochainement samaîtresse
légitime.
Comme Marcel, qui était son confident, avait une fois surpris une
des épîtres de Rodolphe, il lui dit en riant:
—Est-ce du style, ou bien
penses-tu réellement ce que tu dis là?
—Vraiment oui, je le pense, répondit
Rodolphe, et j'en suis bien un peu étonné; mais cela est ainsi. J'étais, il y a
huit jours, dans une situation d'esprit très-triste. Cette solitude et ce
silence, qui avaient succédé si brutalement aux tempêtes de mon ancien ménage,
m'épouvantaient horriblement; mais Juliette est arrivée presque subitement. J'ai
entendu résonner à mon oreille les fanfares d'une gaieté de vingt ans. J'ai eu
devant moi un frais visage, des yeux pleins de sourire, une bouche pleine de
baisers, et je me suis tout doucement laissé entraîner à suivre cette pente du
caprice qui m'aura peut-être amené à l'amour. J'aime à aimer.
Cependant
Rodolphe ne tarda pas à s'apercevoir qu'il ne tenait plus guère qu'à lui
d'amener une conclusion à ce petit roman; et c'est alors qu'il avait imaginé de
copier dans Shakspeare la mise en scène des amours de Roméo et Juliette. Sa
future maîtresse avait trouvé l'idée amusante et consentit à se mettre de moitié
dans la plaisanterie.
C'était le soir même où ce rendez-vous était fixé que
Rodolphe rencontra le philosophe Colline, comme il venait d'acheter cette
échelle de soie en corde qui devait lui servir à escalader le balcon de
Juliette. Le marchand d'oiseaux auquel il s'était adressé n'ayant point de
rossignol, Rodolphe y substitua un pigeon, qui, lui assura-t-on, chantait tous
les matins, au lever de l'aube.
Rentré chez lui, le poëte fit cette réflexion
qu'une ascension sur une échelle de corde n'était point chose facile, et qu'il
était bon de faire une petite répétition de la scène du balcon, s'il ne voulait
pas, outre les chances d'une chute, courir le risque de se montrer ridicule et
maladroit aux yeux de celle qui allait l'attendre. Ayant attaché son échelle à
deux clous, solidement enfoncés dans le plafond, Rodolphe employa les deux
heures qui lui restaient à faire de la gymnastique; et, après un nombre infini
de tentatives, il parvint tant bien que mal à pouvoir franchir une dizaine
d'échelons.
—Allons, c'est bien, se dit-il, je suis maintenant sûr de mon
affaire, et d'ailleurs, si je restais en chemin l'amour me donnerait des
ailes.
Et, chargé de son échelle et de sa cage à pigeon, il se rendit chez
Juliette qui habitait dans son voisinage. Sa chambre était située au fond d'un
petit jardin et possédait bien, en effet, une espèce de balcon. Mais cette
chambre était au rez-de-chaussée, et ce balcon pouvait s'enjamber le plus
facilement du monde.
Aussi Rodolphe fut-il tout atterré lorsqu'il s'aperçut
de cette disposition locale qui mettait à néant son poétique projet
d'escalade.
—C'est égal, dit-il à Juliette, nous pourrons toujours exécuter
l'épisode du balcon. Voilà un oiseau qui nous éveillera demain par sa voix
mélodieuse, et nous avertira du moment précis où nous devrons nous séparer l'un
de l'autre avec désespoir. Et Rodolphe accrocha la cage dans un angle de la
chambre.
Le lendemain, à cinq heures du matin, le pigeon fut parfaitement
exact, et remplit la chambre d'un roucoulement prolongé qui aurait réveillé les
deux amants s'ils avaient dormi.
—Eh bien, dit Juliette, voilà le moment
d'aller sur le balcon et de nous faire des adieux désespérés; qu'en
penses-tu?
—Le pigeon avance, dit Rodolphe; nous sommes en novembre, le
soleil ne se lève qu'à midi.
—C'est égal, dit Juliette, je me lève,
moi.
—Tiens! Pourquoi faire?
—J'ai l'estomac creux, et je ne te cacherai
pas que je mangerais bien un peu.
—C'est extraordinaire l'accord qui règne
dans nos sympathies, j'ai également une faim atroce, dit Rodolphe en se levant
aussi et en s'habillant en toute hâte.
Juliette avait déjà allumé du feu, et
cherchait dans son buffet si elle ne trouverait rien; Rodolphe l'aidait dans ses
recherches.
—Tiens, dit-il, des oignons!
—Et du lard, dit Juliette.
—Et
du beurre.
—Et du pain.
—Hélas! C'était tout!
Pendant ces recherches,
le pigeon optimiste et insoucieux chantait sur son perchoir.
Roméo regarda
Juliette, Juliette regarda Roméo; tous deux regardèrent le pigeon.
Ils ne
s'en dirent pas davantage. Le sort du pigeon-pendule était fixé; il en aurait
appelé en cassation que c'eût été peines perdues, la faim est une si cruelle
conseillère.
Rodolphe avait allumé du charbon, et faisait revenir du lard
dans le beurre frémissant; il avait l'air grave et solennel.
Juliette
épluchait des oignons dans une attitude mélancolique.
Le pigeon chantait
toujours, c'était sa Romance du saule.
À ces lamentations se joignit la
chanson du beurre dans la casserole.
Cinq minutes après, le beurre chantait
encore; mais, pareil aux templiers, le pigeon ne chantait plus.
Roméo et
Juliette avaient accommodé leur pendule à la crapaudine.
—Il avait une jolie
voix, disait Juliette et se mettant à table.
—Il était bien tendre, fit Roméo
en découpant son réveille-matin parfaitement rissolé.
Et les deux amants se
regardèrent et se surprirent ayant chacun une larme dans les
yeux.
...Hypocrites, c'étaient les oignons qui les faisaient
pleurer!
XXII
ÉPILOGUE DES AMOURS DE RODOLPHE ET DE
MADEMOISELLE MIMI
I
Pendant les premiers jours de sa rupture définitive
avec Mademoiselle Mimi, qui l'avait quitté, comme on se rappelle, pour monter
dans les carrosses du vicomte Paul, le poëte Rodolphe avait cherché à s'étourdir
en prenant une autre maîtresse.
Celle-là même qui était blonde, et pour
laquelle nous l'avons vu s'habiller en Roméo dans un jour de folie et de
paradoxe. Mais cette liaison, qui n'était chez lui qu'une affaire de dépit, et
chez l'autre qu'une affaire de caprice, ne pouvait pas avoir une longue durée.
Cette jeune fille n'était, après tout, qu'une folle personne, vocalisant dans la
perfection le solfége de la rouerie; spirituelle assez pour remarquer l'esprit
des autres et s'en servir à l'occasion, et n'ayant de cœur que pour y avoir mal,
quand elle avait trop mangé. Avec tout cela, un amour-propre effréné et une
coquetterie féroce qui l'eût poussé à préférer une jambe cassée à son amant
plutôt qu'un volant de moins à sa robe ou un ruban fané à son chapeau. Beauté
contestable, créature ordinaire, dotée nativement de tous les mauvais instincts,
et cependant séductrice par certains côtés et à certaines heures. Elle ne tarda
pas à s'apercevoir que Rodolphe l'avait prise uniquement pour l'aider à lui
faire oublier l'absente, qu'elle lui faisait regretter au contraire, car jamais
son ancienne amie n'avait été si bruyante et si vivante dans son cœur.
Un
jour, Juliette, la nouvelle maîtresse de Rodolphe, causait de son amant le poëte
avec un élève en médecine qui lui faisait la cour; l'étudiant lui
répondit:
—Ma chère enfant, ce garçon-là se sert de vous comme on se sert du
nitrate pour cautériser les plaies, il veut se cautériser le cœur; aussi vous
avez bien tort de vous faire du mauvais sang et de lui être fidèle.
—Ah! ah!
s'écria la jeune fille en éclatant de rire, est-ce que vous croyez bonnement que
je me gêne? Et le soir même elle donna à l'étudiant la preuve du
contraire.
Grâce à l'indiscrétion d'un de ces amis officieux qui ne sauraient
garder inédite la nouvelle susceptible de vous causer un chagrin, Rodolphe eut
vent de l'affaire et s'en fit un prétexte pour rompre avec sa maîtresse par
intérim.
Il s'enferma alors dans une solitude absolue, où toutes les
chauves-souris de l'ennui ne tardèrent pas à venir faire leur nid, et il appela
le travail à son secours, mais ce fut en vain. Chaque soir, après avoir sué
autant de gouttes d'eau qu'il avait usé de gouttes d'encre, il écrivait une
vingtaine de lignes dans lesquelles une vieille idée plus fatiguée que le juif
errant, et mal vêtue de haillons empruntés aux friperies littéraires, dansait
lourdement sur la corde roide du paradoxe. En relisant ces lignes, Rodolphe
demeurait consterné comme un homme qui voit pousser des orties dans la
plate-bande où il a cru semer des roses. Il déchirait alors la page où il venait
d'égrener ces chapelets de niaiseries, et la foulait aux pieds avec
rage.
—Allons, disait-il en se frappant la poitrine à l'endroit du cœur, la
corde est cassée, résignons-nous. Et comme depuis longtemps une semblable
déception succédait à toutes ses tentatives de travail, il fut pris d'une de ces
langueurs découragées qui font trébucher les orgueils les plus robustes et
abrutissent les intelligences les plus lucides. Rien n'est plus terrible, en
effet, que ces luttes solitaires qui s'engagent quelquefois entre l'artiste
obstiné et l'art rebelle, rien n'est plus émouvant que ces emportements
alternées d'invocations tour à tour suppliantes et impératives adressées à la
muse dédaigneuse ou fugitive.
Les plus violentes angoisses humaines, les plus
profondes blessures faites au vif du cœur ne causent pas une souffrance qui
approche de celle qu'on éprouve dans ces heures d'impatience et de doute si
fréquentes pour tous ceux qui se livrent au périlleux métier de
l'imagination.
—À ces violentes crises succédaient de pénibles abattements;
Rodolphe restait alors pendant des heures entières comme pétrifié dans une
immobilité hébétée. Les coudes appuyés sur sa table, les yeux fixement arrêtés
sur l'espace lumineux que le rayon de sa lampe décrivait au milieu de cette
feuille de papier, «champ de bataille» où son esprit était vaincu
quotidiennement et où sa plume s'était fourbue à poursuivre l'insaisissable
idée, il voyait défiler lentement, pareils aux figures des chambres magiques
dont on amuse les enfants, de fantastiques tableaux qui déroulaient devant lui
le panorama de son passé. C'étaient d'abord les jours laborieux où chaque heure
du cadran sonnait l'accomplissement d'un devoir, les nuits studieuses passées en
tête-à-tête avec la muse qui venait parer de ses féeries sa pauvreté solitaire
et patiente. Et il se rappelait alors avec envie l'orgueilleuse béatitude qui
l'enivrait jadis lorsqu'il avait achevé la tâche imposée par sa volonté. «Oh!
Rien ne vous vaut, s'écriait-il, rien ne vous égale, voluptueuses fatigues du
labeur, qui faites trouver si doux les matelas du far niente. Ni les
satisfactions de l'amour-propre, ni celles que procure la fortune, ni les
fiévreuses pamoisons étouffées sous les rideaux lourds des alcôves mystérieuses,
rien ne vaut et n'égale cette joie honnête et calme, ce légitime contentement de
soi-même que le travail donne aux laborieux comme un premier salaire.» Et les
yeux toujours fixés sur ces visions qui continuaient à lui retracer les scènes
des époques disparues, il remontait les six étages de toutes les mansardes où
son existence aventureuse avait campé, et où la muse, son seul amour d'alors,
fidèle et persévérante amie, l'avait suivi toujours, faisant bon ménage avec la
misère, et n'interrompant jamais sa chanson d'espérance. Mais voici qu'au milieu
de cette existence régulière et tranquille apparaissait brusquement la figure
d'une femme; et en la voyant entrer dans cette demeure où elle avait été
jusque-là reine unique et maîtresse, la muse du poëte se levait tristement et
livrait la place à la nouvelle venue en qui elle avait deviné une rivale,
Rodolphe hésitait un instant entre la muse à qui son regard semblait dire reste,
tandis qu'un geste attractif adressé à l'étrangère lui disait viens. Et comment
la repousser, cette créature charmante qui venait à lui, armée de toutes les
séductions d'une beauté dans son aube? Bouche mignonne et lèvre rose, parlant un
langage naïf et hardi, plein de promesses câlines; comment refuser sa main à
cette petite main blanche aux veines bleues, qui s'étendait vers lui toute
pleine de caresses? Comment dire va-t'en à ces dix-huit ans fleuris dont la
présence embaumait déjà la maison d'un parfum de jeunesse et de gaieté? Et puis,
de sa douce voix tendrement émue, elle chantait si bien la cavatine de la
tentation! Par ses yeux vifs et brillants, elle disait si bien: je suis l'amour;
par ses lèvres où fleurissait le baiser: je suis le plaisir; par toute sa
personne enfin: je suis le bonheur, que Rodolphe s'y laissait prendre. Et
d'ailleurs cette jeune femme, après tout, n'était-ce pas la poésie vivante et
réelle, ne lui avait-il pas dû ses plus fraîches inspirations? Ne l'avait-elle
pas souvent initié à des enthousiasmes qui l'emportaient si haut dans l'éther de
la rêverie, qu'il perdait de vue les choses de la terre? S'il avait beaucoup
souffert à cause d'elle, cette souffrance n'était-elle point l'expiation des
joies immenses qu'elle lui avait données? N'était-ce point la vengeance
ordinaire de la destinée humaine, qui interdit le bonheur absolu comme une
impiété? Si la loi chrétienne pardonne à ceux qui ont beaucoup aimé, c'est aussi
parce qu'ils auront beaucoup souffert, et l'amour terrestre ne devient une
passion divine qu'à la condition de se purifier dans les larmes. De même qu'on
s'enivre à respirer l'odeur des roses fanées, de même Rodolphe s'enivrait encore
en revivant par le souvenir de cette vie d'autrefois, où chaque jour amenait une
élégie nouvelle, un drame terrible, une comédie grotesque. Il repassait par
toutes les phases de son étrange amour pour la chère absente, depuis leur lune
de miel jusqu'aux orages domestiques qui avaient déterminé leur dernière
rupture; il se rappelait le répertoire de toutes les ruses de son ancienne
maîtresse, il redisait tous ses mots. Il la voyait tourner autour de lui dans
leur petit ménage, fredonnant sa chanson de Ma mie Annette, et accueillant avec
la même gaieté insoucieuse les bons et les mauvais jours. Et en fin de compte il
arrivait à se dire que la raison avait toujours eu tort en amour. En effet,
qu'avait-il gagné à cette rupture? Au temps où il vivait avec Mimi, celle-ci le
trompait, il était vrai; mais s'il le savait, c'était sa faute, après tout, et
parce qu'il se donnait un mal infini pour l'apprendre, parce qu'il passait son
temps à l'affût des preuves, et que lui-même aiguisait les poignards qu'il
s'enfonçait dans le cœur. D'ailleurs, Mimi n'était-elle pas assez adroite pour
lui démontrer au besoin que c'était lui qui se trompait? Et puis, avec qui lui
était-elle infidèle? C'était le plus souvent avec un châle, avec un chapeau,
avec des choses et non avec des hommes. Cette tranquillité, ce calme qu'il avait
espérés en se séparant de sa maîtresse, les avait-il retrouvés après son départ?
Hélas! Non. Il n'y avait de moins qu'elle dans la maison. Autrefois sa douleur
pouvait s'épancher, il pouvait s'emporter en injures, en représentations, il
pouvait montrer tout ce qu'il souffrait, et exciter la pitié de celle qui
causait ses souffrances. Et maintenant sa douleur était solitaire, sa jalousie
était devenue de la rage; car autrefois il pouvait du moins, quand il avait des
soupçons, empêcher Mimi de sortir, la garder près de lui, dans sa possession; et
maintenant, il la rencontrait dans la rue, au bras de son amant nouveau, et il
fallait qu'il se détournât pour la laisser passer, heureuse sans doute, et
allant au plaisir.
Cette misérable vie dura trois ou quatre mois. Peu à peu
le calme lui revint. Marcel, qui avait fait un long voyage pour se distraire de
Musette, revint à Paris et se logea encore avec Rodolphe. Ils se consolaient
l'un par l'autre.
Un jour, un dimanche, en traversant le Luxembourg, Rodolphe
rencontra Mimi, en grande toilette. Elle allait au bal. Elle lui fit un signe de
tête, auquel il répondit par un salut. Cette rencontre lui donna un grand coup
dans le cœur, mais cette émotion fut moins douloureuse que de coutume. Il se
promena encore quelque temps dans le jardin du Luxembourg, et revint chez lui.
Quand Marcel rentra le soir, il le trouva au travail.
—Ah! Bah! fit Marcel en
se penchant sur son épaule, tu travailles... des vers?
—Oui, répondit
Rodolphe avec joie. Je crois que la petite bête n'est pas tout à fait morte.
Depuis quatre heures que je suis là, j'ai retrouvé la verve des anciens jours.
J'ai rencontré Mimi.
—Bah! fit Marcel avec inquiétude. Et où en
êtes-vous?
—A pas peur, dit Rodolphe, nous n'avons fait que nous saluer. Ça
n'a pas été plus loin que ça.
—Bien vrai? dit Marcel.
—Bien vrai. C'est
fini entre nous, je le sens; mais si je me remets à travailler, je lui
pardonne.
—Si c'est tant fini que ça, ajouta Marcel qui venait de lire les
vers de Rodolphe, pourquoi lui fais-tu des vers?
—Hélas! reprit le poëte, je
prends ma poésie où je la trouve.
Pendant huit jours il travailla à ce petit
poëme. Quand il eut fini, il vint le lire à Marcel, qui s'en déclara satisfait,
et qui encouragea Rodolphe à utiliser autrement la veine qui lui était
revenue.
—Car, lui observa-t-il, ce n'était pas la peine de quitter Mimi, si
tu dois toujours vivre avec son ombre. Après ça, dit-il en souriant, au lieu de
prêcher les autres, je ferais mieux de me prêcher moi-même, car j'ai encore de
la Musette plein le cœur. Enfin! Nous ne serons peut-être pas toujours des
jeunes gens affolés de créatures du diable.
—Hélas! Répliqua Rodolphe, il
n'est pas besoin de dire à la jeunesse: va-t'en.
—C'est vrai, dit Marcel,
mais il y a des jours où je voudrais être un honnête vieillard, membre de
l'institut, décoré de plusieurs ordres, et revenu des musettes de ce monde. Le
diable m'emporte si j'y retournerais! Et toi, ajouta l'artiste en riant,
aimerais-tu avoir soixante ans?
—Aujourd'hui, répondit Rodolphe, j'aimerais
mieux avoir soixante francs.
Peu de jours après, Mademoiselle Mimi, étant
entrée dans un café avec le jeune vicomte Paul, ouvrit une Revue où se
trouvaient imprimés les vers que Rodolphe avait faits pour elle.
—Bon!
s'écria-t-elle en riant d'abord, voilà encore mon amant Rodolphe qui dit du mal
de moi dans les journaux.
Mais quand elle eut achevé la pièce de vers, elle
resta silencieuse et toute rêveuse. Le vicomte Paul, devinant qu'elle songeait à
Rodolphe, essaya de l'en distraire.
—Je t'achèterai des pendants d'oreilles,
lui dit-il.
—Ah! dit Mimi, vous avez de l'argent, vous!
—Et un chapeau de
paille d'Italie, continua le vicomte Paul.
—Non, dit Mimi, si vous voulez me
faire plaisir, achetez-moi ça.
Et elle lui montrait la livraison où elle
venait de lire la poésie de Rodolphe.
—Ah! pour cela, non, fit le vicomte
piqué.
—C'est bien, répondit Mimi froidement. Je l'achèterai moi-même, avec
de l'argent que je gagnerai moi-même. Au fait, j'aime mieux que ce ne soit pas
avec le vôtre.
Et pendant deux jours Mimi retourna dans son ancien atelier de
fleuriste, où elle gagna de quoi acheter la livraison. Elle apprit par cœur la
poésie de Rodolphe; et, pour faire enrager le vicomte Paul, elle la répétait
toute la journée à ses amis. Voici quels étaient ces vers:
Alors que je
voulais choisir une maîtresse
Et qu'un jour le hasard fit rencontrer nos
pas,
J'ai mis entre tes mains mon cœur et ma jeunesse
Et je t'ai
dit: fais-en tout ce que tu voudras.
Hélas! Ta volonté fut cruelle, ma
chère:
Dans tes mains ma jeunesse est restée en lambeaux,
Mon cœur
s'est en éclats brisé comme du verre,
Et ma chambre est le
cimetièr
Où sont enterrés les morceaux
De ce qui t'aima tant
naguère.
Entre nous maintenant, n—i, ni—, c'est fini,
Je ne suis
plus qu'un spectre et tu n'es qu'un fantôme,
Et sur notre amour mort et
bien enseveli,
Bous allons, si tu veux, chanter le dernier
psaume.
Pourtant ne prenons point un air écrit trop haut,
Nous
pourrions tous les deux n'avoir pas la voix sûre;
choisissons un mineur
grave et sans fioriture;
moi je ferai la basse et toi le
soprano.
Mi, ré, mi, do, ré, la.—Pas cet air, ma petite!
S'il
entendait cet air que tu chantais jadis,
Mon cœur, tout mort qu'il est,
tressaillirait bien vite,
Et ressusciterait à ce De Profundis.
Do,
mi, fa, sol, mi, do.—Celui-ci me rappelle
Une valse à deux temps qui me
fit bien du mal
Le fifre au rire aigu raillait le violoncelle
Qui
pleurait sous l'archet ses notes de cristal.
Sol, do, do, si, si,
la.—Point cet air, je t'en prie,
Nous l'avons, l'an dernier, ensemble
répété
Avec des allemands qui chantaient leur patrie
Dans les bois
de Meudon, par une nuit d'été.
Eh bien! ne chantons pas, restons-en là,
ma chère;
Et pour n'y plus penser, pour n'y plus revenir,
Sur nos
amours défunts, sans haine et sans colère
Jetons en souriant un dernier
souvenir.
Nous étions bien heureux dans ta petite chambre
Quand
ruisselait la pluie et que soufflait le vent;
Assis dans le fauteuil,
près de l'âtre, en décembre
Aux lueurs de tes yeux j'ai rêvé bien
souvent.
La houille pétillait; en chauffant sur les cendres,
La
bouilloire chantait son refrain régulier,
Et faisait un orchestre au bal
des salamandres
Qui voltigeaient dans le foyer.
Feuilletant un
roman, paresseuse et frileuse,
Tandis que tu fermais tes yeux
ensommeillés,
Moi je rajeunissais ma jeunesse amoureuse,
Mes
lèvres sur tes mains et mon cœur à tes pieds.
Aussi, quand on entrait, la
porte ouverte à peine,
On sentait le parfum d'amour et de
gaîté
Dont notre chambre était du matin au soir pleine,
Car le
bonheur aimait notre hospitalité.
Puis l'hiver s'en alla; par la fenêtre
ouverte,
Le printemps un matin vint nous donner l'éveil,
Et ce
jour-là tous deux dans la campagne verte
Nous allâmes courir au-devant du
soleil.
C'était le vendredi de la Sainte Semaine,
Et, contre
l'ordinaire, il faisait un beau temps,
Du val à la colline, et du bois à
la plaine,
D'un pied leste et joyeux, nous courûmes
longtemps.
Fatigués cependant par ce pèlerinage,
Dans un lieu qui
formait un divan naturel
Et d'où l'on pouvait voir au loin le
paysage,
Nous nous sommes assis en regardant le ciel.
Les mains
pressant les mains, épaule contre épaule,
Et sans savoir pourquoi, l'un
et l'autre oppressés,
Notre bouche s'ouvrit sans dire une
parole,
Et nous nous sommes embrassés.
Près de nous l'hyacinthe
avec la violette
Mariaient leur parfum qui montait dans l'air
pur;
Et nous vîmes tous deux, en relevant la tête,
Dieu qui nous
souriait à son balcon d'azur.
Aimez-vous, disait-il; c'est pour rendre
plus douce
La route où vous marchez que j'ai fait sous vos
pas
Dérouler en tapis le velours de la mousse.
Embrassez-vous
encor,—je ne regarde pas.
Aimez-vous, aimez-vous: dans le vent qui
murmure,
Dans les limpides eaux, dans les bois reverdis,
Dans
l'astre, dans la fleur, dans la chanson des nids,
C'est pour vous que
j'ai fait renaître ma nature.
Aimez-vous, aimez-vous; et de mon soleil
d'or,
De mon printemps nouveau qui réjouit la terre,
Si vous êtes
contents, au lieu d'une prière
Pour me remercier—embrassez-vous
encor.
Un mois après ce jour, quand fleurirent les roses
Dans le
petit jardin que nous avions planté,
Quand je t'aimais le mieux, sans
m'en dire les causes
Brusquement ton amour de moi s'est écarté.
Où
s'en est-il allé? Partout un peu, je pense;
Car, faisant triompher l'une
et l'autre couleur,
Ton amour inconstant flotte sans préférence
Du
brun valet de pique au blond valet de cœur.
Te voilà maintenant heureuse:
ton caprice
Règne sur une cour de galants jouvenceaux,
Et tu ne
peux marcher sans qu'à tes pieds fleurisse
Un parterre émaillé d'odorants
madrigaux.
Dans les jardins de bal, quand tu fais ton
entrée,
Autour de toi se forme un cercle langoureux;
Et le
frémissement de ta robe moirée,
Pâme en chœur laudatif ta meute
d'amoureux.
Élégamment chaussé d'une souple bottine
Qui serait
trop étroite au pied de Cendrillon,
Ton pied est si petit qu'à peine on
le devine
Quand la valse t'emporte en son gai tourbillon.
Dans les
bains onctueux d'une huile de paresse,
Tes mains, brunes jadis, ont
retrouvé depuis
La pâleur de l'ivoire ou du lis que caresse
Le
rayon argenté dont s'éclairent les nuits.
Autour de ton bras blanc une
perle choisie
Constelle un bracelet ciselé par Froment,
Et sur tes
reins cambrés un grand châle d'Asie
En cascade de plis ondule
artistement.
La dentelle de Flandre et le point d'Angleterre,
La
guipure gothique à la mate blancheur,
Chef-d'œuvre arachnéen d'un âge
séculaire,
De ta riche toilette achève la splendeur.
Pour moi, je
t'aimais mieux dans tes robes de toile
Printanière, indienne ou modeste
organdi,
Atours frais et coquets, simple chapeau sans
voile,
Brodequins gris ou noirs, et col blanc tout uni.
Car ce
luxe nouveau qui te rend si jolie
Ne me rappelle pas mes amours
disparus,
Et tu n'es que plus morte et mieux ensevelie
Dans ce
linceul de soie où ton cœur ne bat plus.
Lorsque je composai ce morceau
funéraire
Qui n'est qu'un long regret de mon bonheur
passé,
J'étais vêtu de noir comme un parfait notaire,
Moins les
besicles d'or et le jabot plissé.
Un crêpe enveloppait le manche de ma
plume,
Et des filets de deuil encadraient le papier
Sur lequel
j'écrivais ces strophes, où j'exhume
Le dernier souvenir de mon amour
dernier.
Arrivé cependant à la fin d'un poëme
Où je jette mon cœur
dans le fond d'un grand trou,
—Gaîté de croque-mort qui s'enterre
lui-même,
Voilà que je me mets à rire comme un fou.
Mais cette
gaîté-là n'est qu'une raillerie:
Ma plume en écrivant a tremblé dans ma
main,
Et quand je souriais, comme une chaude pluie,
Mes larmes
effaçaient les mots sur le vélin.
II
C'était le 24 décembre,
et ce soir-là le quartier latin avait une physionomie particulière. Dès quatre
heures du soir, les bureaux du mont-de-piété, les boutiques des fripiers et
celles des bouquinistes avaient été encombrées par une foule bruyante qui s'en
vint dans la soirée prendre d'assaut les boutiques des charcutiers, des
rôtisseurs et des épiciers. Les garçons de comptoir, eussent-ils eu cent sous
comme Briarée, n'auraient pu suffire à servir les chalands qui s'arrachaient les
provisions. On faisait la queue chez les boulangers comme aux jours de disette.
Les marchands de vins écoulaient les produits de trois vendanges, et un
statisticien habile aurait eu peine à nombrer le chiffre des jambonneaux et des
saucissons qui se débitèrent chez le célèbre Borel de la rue dauphine. Dans
cette seule soirée, le père Cretaine, dit Petit-Pain, épuisa dix-huit éditions
de ses gâteaux au beurre. Pendant toute la nuit, des clameurs bruyantes
s'échappaient des maisons garnies dont les fenêtres flamboyaient, et une
atmosphère de kermesse emplissait le quartier.
On célébrait l'antique
solennité du réveillon.
Ce soir-là, sur les dix heures, Marcel et Rodolphe
rentraient chez eux assez tristement. En remontant la rue dauphine, ils
aperçurent une grande affluence dans la boutique d'un charcutier marchand de
comestibles, et ils s'arrêtèrent un instant aux carreaux, tantalisés par le
spectacle des odorantes productions gastronomiques; les deux bohèmes
ressemblaient, dans leur contemplation, à ce personnage d'un roman espagnol, qui
faisait maigrir les jambons rien qu'en les regardant.
—Ceci s'appelle une
dinde truffée, disait Marcel en indiquant une magnifique volaille laissant voir,
à travers son épiderme rosé et transparent, les tubercules périgourdins dont
elle était farcie. J'ai vu des gens impies manger de cela sans se mettre à
genoux devant, ajouta le peintre en jetant sur la dinde des regards capables de
la faire rôtir.
—Et que penses-tu de ce modeste gigot de pré-salé? ajouta
Rodolphe. Comme c'est beau de couleur, on le dirait fraîchement décroché de
cette boutique de charcutier qu'on voit dans un tableau de Jordaëns. Ce gigot
est le mets favori des dieux, et de Madame Chandelier, ma marraine.
—Vois un
peu ces poissons, reprit Marcel en montrant des truites, ce sont les plus
habiles nageurs de la race aquatique. Ces petites bêtes, qui ont l'air de
n'avoir aucune prétention, pourraient pourtant s'amasser des rentes en faisant
des tours de force; figure-toi que ça remonte le courant d'un torrent à pic
aussi facilement que nous accepterions une invitation à souper ou deux. J'ai
failli en manger.
—Et là-bas, ces gros fruits dorés à cône, dont le feuillage
ressemble à une panoplie de sabres sauvages, on appelle sa des ananas, c'est la
pomme de reinette des tropiques.
—Ça m'est égal, répondit Marcel, en fait de
fruits je préfère ce morceau de bœuf, ce jambon ou ce simple jambonneau cuirassé
d'une gelée transparente comme de l'ambre.
—Tu as raison, reprit Rodolphe; le
jambon est l'ami de l'homme, quand il en a. Cependant je ne repousserais pas ce
faisan.
—Je le crois bien, c'est le plat des têtes couronnées.
Et comme en
continuant leur chemin ils rencontrèrent de joyeuses processions qui rentraient
pour fêter Momus, Bacchus, Comus et toutes les gourmandes divinités en us, ils
se demandèrent l'un l'autre quel était le seigneur Gamache dont on célébrait les
noces avec une si grande profusion de victuailles.
Marcel fut le premier qui
se rappela la date et la fête du jour.
—C'est aujourd'hui réveillon,
dit-il.
—Te souviens-tu de celui que nous avons fait l'an dernier? fit
Rodolphe.
—Oui, répondit Marcel, chez Momus. C'est Barbemuche qui l'a payé.
Je n'aurais jamais supposé qu'une femme aussi délicate que Phémie pût contenir
autant de saucisson.
—Quel malheur que Momus nous ait retiré nos entrées, dit
Rodolphe.
—Hélas! dit Marcel, les calendriers se suivent et ne se ressemblent
pas.
—Est-ce que tu ne ferais pas bien réveillon? demanda Rodolphe.
—Avec
qui et avec quoi? Répliqua le peintre.
—Avec moi, donc.
—Et de
l'or?
—Attends un peu, dit Rodolphe, je vais entrer dans ce café où je
connais des gens qui jouent gros jeu. J'emprunterai quelques sesterces à un
favorisé de la chance, et je rapporterai de quoi arroser une sardine ou un pied
de cochon.
—Va donc, fit Marcel, j'ai une faim caniche! je t'attends
là.
Rodolphe monta au café, où il connaissait du monde. Un monsieur, qui
venait de gagner trois cents francs en dix tours de bouillotte, se fit un
véritable plaisir de prêter au poëte une pièce de quarante sous, qu'il lui
offrit enveloppée dans cette mauvaise humeur que donne la fièvre du jeu. Dans un
autre instant et ailleurs qu'autour d'un tapis vert, il aurait peut-être prêté
quarante francs.
—Eh bien? demanda Marcel en voyant redescendre
Rodolphe.
—Voici la recette, dit le poëte en montrant l'argent.—Une croûte et
une goutte, fit Marcel.
Avec cette somme modique, ils trouvèrent cependant le
moyen d'avoir du pain, du vin, de la charcuterie, du tabac, de la lumière et du
feu.
Ils rentrèrent dans l'hôtel garni où ils habitaient chacun une chambre
séparée. Le logement de Marcel, qui lui servait d'atelier, étant le plus grand,
fut choisi pour la salle du festin, et les amis y firent en commun les apprêts
de leur Balthasar intime.
Mais à cette petite table où ils s'étaient assis,
auprès de ce feu où les bûches humides d'un mauvais bois flotté se consumaient
sans flamme et sans chaleur, vint s'asseoir et s'attabler, convive mélancolique,
le fantôme du passé disparu.
Ils restèrent, pendant une heure au moins,
silencieux et pensifs, tous deux sans doute préoccupés de la même idée et
s'efforçant de la dissimuler. Ce fut Marcel le premier qui rompit le
silence.
—Voyons, dit-il à Rodolphe, ce n'est pas là ce que nous nous étions
promis.
—Que veux-tu dire? fit Rodolphe.
—Eh! mon Dieu! Répliqua Marcel,
vas-tu pas feindre avec moi maintenant! Tu songes à ce qu'il faut oublier, et
moi aussi, parbleu... Je ne le nie pas.
—Eh bien, alors...
—Eh bien, il
faut que ce soit la dernière fois. Au diable les souvenirs qui font trouver le
vin mauvais et nous rendent tristes quand tout le monde s'amuse! s'écria Marcel
en faisant allusion aux cris joyeux qui s'échappaient des chambres voisines de
la leur. Allons, pensons à autre chose, et que ce soit la dernière
fois.
—C'est ce que nous disons toujours, et pourtant... fit Rodolphe en
retournant à sa rêverie.
—Et pourtant nous y revenons sans cesse, reprit
Marcel. Cela tient à ce que, au lieu de chercher franchement l'oubli, nous
faisons des choses les plus futiles des prétextes pour rappeler le souvenir;
cela tient surtout à ce que nous nous obstinons à vivre dans le même milieu où
ont vécu les créatures qui ont fait si longtemps notre tourment. Nous sommes les
esclaves d'une habitude, moins que d'une passion. C'est cette captivité qu'il
faut rompre, ou nous nous épuiserons dans un esclavage ridicule et honteux. Eh
bien, le passé est passé, il faut briser les liens qui nous y rattachent encore;
l'heure est venue d'aller en avant sans plus regarder en arrière; nous avons
fait notre temps de jeunesse, d'insouciance et de paradoxe. Tout cela est
très-beau, on en ferait un joli roman; mais cette comédie des folies amoureuses,
ce gaspillage des jours perdus avec la prodigalité des gens qui croient avoir
l'éternité à dépenser, tout cela doit avoir un dénoûment. Sous peine de
justifier le mépris qu'on ferait de nous, et de nous mépriser nous-mêmes, il ne
nous est pas possible de continuer à vivre encore longtemps en marge de la
société, en marge de la vie presque. Car enfin, est-ce une existence que celle
que nous menons? Et cette indépendance, cette liberté de mœurs dont nous nous
vantons si fort, ne sont-ce pas là des avantages bien médiocres? La vraie
liberté, c'est de pouvoir se passer d'autrui et d'exister par soi-même; en
sommes-nous là? Non! Le premier gredin venu, dont nous ne voudrions pas porter
le nom pendant cinq minutes, se venge de nos railleries et devient notre
seigneur et maître le jour où nous lui empruntons cent sous, qu'il nous prête
après nous avoir fait dépenser pour cent écus de ruses ou d'humilité. Pour mon
compte, j'en ai assez. La poésie n'existe pas seulement dans le désordre de
l'existence, dans les bonheurs improvisés, dans des amours qui durent
l'existence d'une chandelle, dans des rébellions plus ou moins excentriques
contre les préjugés qui seront éternellement les souverains du monde: on
renverse plus facilement une dynastie qu'un usage, fût-il même ridicule.
Il
ne suffit point de mettre un paletot d'été dans le mois de décembre pour avoir
du talent; on peut être un poëte ou un artiste véritable en se tenant les pieds
chauds et en faisant ses trois repas. Quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, si
l'on veut arriver à quelque chose, il faut toujours prendre la route du lieu
commun. Ce discours t'étonne peut-être, ami Rodolphe, tu vas dire que je brise
mes idoles, tu vas m'appeler corrompu, et cependant ce que je te dis est
l'expression de ma pensée sincère. À mon insu, il s'est opéré en moi une lente
et salutaire métamorphose: la raison est entrée dans mon esprit, avec
effraction, si tu veux, et malgré moi peut-être; mais elle est entrée enfin, et
m'a prouvé que j'étais dans une mauvaise voie et qu'il y aurait à la fois
ridicule et danger à y persévérer. En effet, qu'arrivera-t-il si nous continuons
l'un et l'autre ce monotone et inutile vagabondage? Nous arriverons au bord de
nos trente ans, inconnus, isolés, dégoûtés de tout et de nous-mêmes, pleins
d'envie envers tous ceux que nous verrons arriver à un but, quel qu'il soit,
obligés pour vivre de recourir aux moyens honteux du parasitisme, et n'imagine
pas que ce soit là un tableau de fantaisie que j'invoque exprès pour
t'épouvanter. Je ne vois pas systématiquement l'avenir en noir, mais je ne le
vois pas en rose non plus; je vois juste. Jusqu'à présent, l'existence que nous
avons menée nous était imposée; nous avions l'excuse de la
nécessité.
Aujourd'hui nous ne serions plus excusables; et si nous ne
rentrons pas dans la vie commune, ce sera volontairement, car les obstacles
contre lesquels nous avons eu à lutter n'existent plus.
—Ah çà! dit Rodolphe,
où veux-tu en venir? à quel propos et à quoi bon cette mercuriale?
—Tu me
comprends parfaitement, répondit Marcel avec le même accent sérieux; tout à
l'heure, ainsi que moi, je t'ai vu envahi par des souvenirs qui te faisaient
regretter le temps passé: tu pensais à Mimi comme moi je pensais à Musette; tu
aurais voulu, comme moi, avoir ta maîtresse à tes côtés. Eh bien, je dis que
nous ne devons plus ni l'un ni l'autre songer à ces créatures; que nous n'avons
pas été créés et mis au monde uniquement pour sacrifier notre existence à ces
Manons vulgaires, et que le chevalier Desgrieux qui est si beau, si vrai et si
poétique, ne se sauve du ridicule que par sa jeunesse et par les illusions qu'il
avait su conserver. À vingt ans, il peut suivre sa maîtresse aux îles sans
cesser d'être intéressant; mais à vingt-cinq ans il aurait mis Manon à la porte,
et il aurait eu raison. Nous avons beau dire, nous sommes vieux, vois-tu, mon
cher; nous avons vécu trop et trop vite; notre cœur est fêlé et ne rend plus que
des sons faux; on n'est pas impunément pendant trois ans amoureux d'une Musette
ou d'une Mimi. Pour moi, c'est bien fini; et, comme je veux divorcer
complétement avec son souvenir, je vais actuellement jeter au feu quelques
petits objets qu'elle a laissés chez moi dans ses diverses stations, et qui me
forcent à songer à elle quand je le retrouve.
Et Marcel, qui s'était levé,
alla prendre dans le tiroir d'une commode un petit carton dans lequel se
trouvaient les souvenirs de Musette, un bouquet fané, une ceinture, un bout de
ruban et quelques lettres.
—Allons, dit-il au poëte, imite-moi, ami
Rodolphe.
—Eh bien, soit! s'écria celui-ci en faisant un effort, tu as
raison. Moi aussi, je veux en finir avec cette fille aux mains pâles.
Et
s'étant levé brusquement, il alla chercher un petit paquet contenant des
souvenirs de Mimi, à peu près de la même nature que ceux dont Marcel faisait
silencieusement l'inventaire.
—Ça tombe bien, murmura le peintre. Ces biblots
vont vous servir à rallumer le feu qui s'éteint.
—En effet, ajouta Rodolphe,
il fait ici une température capable de faire éclore des ours blancs.
—Allons,
dit Marcel, brûlons en duo. Tiens, voilà la prose de Musette qui flambe comme un
feu de punch; elle aimait joliment ça, le punch. Allons, ami Rodolphe,
attention!
Et, pendant quelques minutes, ils jetèrent alternativement dans le
foyer, qui flambait clair et bruyant, le reliquaire de leur tendresse
passée.
—Pauvre Musette, disait tout bas Marcel en regardant la dernière
chose qui lui restait dans les mains. C'était un petit bouquet fané, composé de
fleurs des champs.
—Pauvre Musette, elle était bien jolie pourtant, et elle
m'aimait bien, n'est-ce pas, petit bouquet, son cœur te l'a dit le jour où tes
fleurs étaient à sa ceinture? Pauvre petit bouquet, tu as l'air de me demander
grâce; eh bien, oui, mais à une condition, c'est que tu ne me parleras plus
d'elle, jamais! jamais!
Et, profitant d'un moment où il croyait n'être pas
aperçu par Rodolphe, il glissa le bouquet dans sa poitrine.
—Tant pis, c'est
plus fort que moi. Je triche, pensa le peintre.
Et comme il jetait un regard
furtif sur Rodolphe, il vit le poëte qui, arrivé à la fin de son auto-da-fé,
mettait sournoisement dans sa poche, après l'avoir baisé avec tendresse, un
petit bonnet de nuit qui avait appartenu à Mimi.
—Allons, murmura Marcel, il
est aussi lâche que moi.
Au moment même où Rodolphe allait rentrer dans sa
chambre pour se coucher, on frappa deux petits coups à la porte de
Marcel.
—Qui diable peut venir à cette heure? dit le peintre en allant
ouvrir.
Un cri d'étonnement lui échappa quand il eut ouvert sa
porte.
C'était Mimi.
Comme la chambre était très-obscure, Rodolphe ne
reconnut pas d'abord sa maîtresse; et, distinguant seulement une femme, il pensa
que c'était une des conquêtes de passage de son ami, et par discrétion il se
disposa à se retirer.
—Je vous dérange, dit Mimi, qui était restée sur le
seuil de la porte.
—À cette voix, Rodolphe tomba sur sa chaise comme
foudroyé.
—Bonsoir, lui dit Mimi en s'approchant de lui et en lui serrant la
main, qu'il se laissa prendre machinalement.
—Qui diable vous amène ici,
demanda Marcel, et à cette heure?
—J'ai bien froid, reprit Mimi en
frissonnant; j'ai vu de la lumière chez vous en passant dans la rue, et,
quoiqu'il soit bien tard, je suis montée. Et elle tremblait toujours; sa voix
avait des sonorités cristallines qui entraient dans le cœur de Rodolphe comme un
glas funèbre et l'emplissaient d'une lugubre épouvante et la regarda plus
attentivement à la dérobée. Ce n'était plus Mimi, c'était son spectre. Marcel la
fit asseoir au coin de la cheminée. Mimi sourit en voyant la belle flamme qui
dansait joyeusement dans le foyer.
—C'est bien bon, dit-elle en approchant de
l'âtre ses pauvres mains violettes. À propos, Monsieur Marcel, vous ne savez pas
pourquoi je suis venue chez vous?
—Ma foi non, répondit celui-ci.
—Eh
bien, reprit Mimi, je venais tout simplement vous demander si vous ne pouviez
pas me faire avoir une chambre dans votre maison. On vient de me renvoyer de mon
hôtel garni, parce que je dois deux quinzaines, et je ne sais pas où
aller.
—Diable! fit Marcel en hochant la tête, nous ne sommes pas en bonne
odeur chez notre hôtelier, et notre recommandation serait déplorable, ma pauvre
enfant.
—Comment donc faire alors? dit Mimi, c'est que je ne sais pas où
aller.
—Ah çà! demanda Marcel, vous n'êtes donc plus vicomtesse?
—Ah! mon
Dieu, non, plus du tout.
—Mais depuis quand?
—Depuis deux mois
déjà.
—Vous avez donc fait des misères au jeune vicomte?
—Non, dit-elle en
jetant un regard à la dérobée sur Rodolphe, qui s'était mis dans l'angle le plus
obscur de la chambre, le vicomte m'a fait une scène à cause des vers qu'on a
composés sur moi. Nous nous sommes disputés, et je l'ai envoyé promener; c'est
un fier cancre, allez.
—Cependant, dit Marcel, il vous avait joliment bien
nippée, à ce que j'ai vu le jour où je vous ai rencontrée.
—Eh bien! fit
Mimi, figurez-vous qu'il m'a tout repris quand je suis partie, et j'ai appris
qu'il avait mis mes effets en loterie dans une mauvaise table d'hôte, où il
m'emmenait dîner. Il est pourtant riche ce garçon, et avec toute sa fortune il
est avare comme une bûche économique, et bête comme une oie; il ne voulait pas
que je boive du vin pur, et me faisait faire maigre les vendredis. Croiriez-vous
qu'il voulait que je misse des bas de laine noire, sous le prétexte que c'était
moins salissant que les blancs! On n'a pas idée de sa; enfin, il m'a joliment
ennuyée, allez. Je puis bien dire que j'ai fait mon purgatoire avec lui.
—Et
sait-il quelle est votre position? demanda Marcel.
—Je ne l'ai pas revu ni ne
veux pas le voir, répliqua Mimi, il me donne le mal de mer quand je pense à lui;
j'aimerais mieux mourir de faim que de lui demander un sou.
—Mais, continua
Marcel, depuis que vous l'avez quitté, vous n'êtes pas restée seule.
—Ah!
s'écria Mimi avec vivacité, je vous assure que si, Monsieur Marcel: j'ai
travaillé pour vivre; seulement, comme l'état de fleuriste n'allait pas
très-bien, j'en ai pris un autre: je pose pour les peintres. Si vous avez de
l'ouvrage à me donner... ajouta-t-elle gaiement.
Et, ayant remarqué un
mouvement échappé à Rodolphe qu'elle ne quittait pas des yeux tout en parlant à
son ami, Mimi reprit:
—Ah! mais, je ne pose que pour la tête et pour les
mains. J'ai beaucoup d'ouvrage, et on me doit de l'argent dans deux ou trois
endroits; j'en recevrai dans deux jours, c'est d'ici là seulement que je
voudrais trouver où loger. Quand j'aurai de l'argent, je retournerai dans mon
hôtel. Tiens, dit-elle en regardant la table, où se trouvaient encore les
préparatifs du modeste festin auquel les deux amis avaient à peine touché, vous
allez souper?
—Non, dit Marcel, nous n'avons pas faim.
—Vous êtes bien
heureux, dit naïvement Mimi.
—À cette parole, Rodolphe sentit son cœur qui se
serrait horriblement; il fit à Marcel un signe que celui-ci comprit.
—Au
fait, dit l'artiste, puisque vous voilà, Mimi, vous partagerez la fortune du
pot. Nous nous étions proposé de faire réveillon avec Rodolphe, et puis... ma
foi, nous avons pensé à autre chose.
—Alors, j'arrive bien, dit Mimi, en
jetant sur la table où était la nourriture un regard presque affamé. Je n'ai pas
dîné, mon cher, glissa-t-elle tout bas à l'artiste, de façon à ne pas être
entendue de Rodolphe qui mordait son mouchoir pour ne pas éclater en
sanglots.
—Approche-toi donc, Rodolphe, dit Marcel à son ami nous allons
souper tous les trois.
—Non, dit le poëte en restant dans son
coin.
—Est-ce que ça vous fâche, Rodolphe, que je sois venue ici? Lui demanda
Mimi avec douceur; où voulez-vous que j'aille?
—Non, Mimi, répondit Rodolphe,
seulement j'ai du chagrin à vous revoir ainsi.
—C'est ma faute, Rodolphe, je
ne me plains pas; ce qui est passé est passé, n'y songez pas plus que moi.
Est-ce que vous ne pourriez plus être mon ami, parce que vous avez été autre
chose? Si, tout de même, n'est-ce pas? Eh bien, alors, ne me faites pas mauvaise
mine, et venez vous mettre à table avec nous.
Elle se leva pour aller le
prendre par la main, mais elle était si faible, qu'elle ne put faire un pas et
retomba sur la chaise.
—La chaleur m'a engourdie, dit-elle, je ne peux pas me
tenir.
—Allons, dit Marcel à Rodolphe, viens nous faire compagnie.
Le
poëte s'approcha de la table et se mit à manger avec eux. Mimi était
très-gaie.
Quand le frugal souper fut terminé, Marcel dit à Mimi:
—Ma
chère enfant, il ne nous est pas possible de vous faire donner une chambre dans
la maison.
—Il faut donc que je m'en aille, dit-elle en essayant de se
lever.
—Mais non! Mais non! s'écria Marcel, j'ai un autre moyen d'arranger
l'affaire; vous allez rester dans ma chambre, et moi j'irai loger avec
Rodolphe.
—Ça va bien vous gêner, fit Mimi, mais ça ne durera pas longtemps,
deux jours.
—Comme ça, ça ne nous gêne pas du tout, répondit Marcel; ainsi,
c'est entendu, vous êtes ici chez vous, et nous, nous allons nous coucher chez
Rodolphe. Bonsoir, Mimi dormez bien.
—Merci, dit-elle en tendant la main à
Marcel et à Rodolphe qui s'éloignaient.
—Voulez-vous vous enfermer? Lui
demanda Marcel quand il fut près de la porte.
—Pourquoi? fit Mimi en
regardant Rodolphe, je n'ai pas peur!
Quand les deux amis furent seuls dans
la chambre voisine qui était sur le même carré, Marcel dit brusquement à
Rodolphe:
—Eh bien, qu'est-ce que tu vas faire, maintenant?
—Mais,
balbutia Rodolphe, je ne sais pas.
—Allons, voyons, ne lanterne pas, va
rejoindre Mimi; si tu y retournes, je te prédis que demain vous serez remis
ensemble.
—Si c'était Musette qui fût revenue, qu'est-ce que tu ferais, toi?
demanda Rodolphe à son ami.
—Si c'était Musette qui fût dans la chambre
voisine répondit Marcel, eh bien, franchement, je crois qu'il y a un quart
d'heure que je ne serais plus dans celle-ci.
—Eh bien, moi, dit Rodolphe, je
serai plus courageux que toi, je reste.
—Nous le verrons parbleu bien, dit
Marcel qui s'était déjà mis au lit; est-ce que tu vas te coucher?
—Certes,
oui, répondit Rodolphe.
Mais, au milieu de la nuit, Marcel s'étant réveillé,
il s'aperçut que Rodolphe l'avait quitté.
Le matin, il alla frapper
discrètement à la porte de la chambre où était Mimi.
—Entrez, lui dit-elle;
et en le voyant elle lui fit signe de parler bas pour ne pas réveiller Rodolphe
qui dormait. Il était assis dans un fauteuil qu'il avait approché du lit, sa
tête posée sur l'oreiller à côté de celle de Mimi.
—C'est comme ça que vous
avez passé la nuit? demanda Marcel très-étonné.
—Oui, répondit la jeune
femme.
Rodolphe se réveilla subitement, et, après avoir embrassé Mimi, il
tendit la main à Marcel, qui paraissait très-intrigué.
—Je vais aller
chercher de l'argent pour déjeuner, dit-il au peintre, tu tiendras compagnie à
Mimi.
—Eh bien! demanda Marcel à la jeune femme quand ils furent seuls, que
s'est-il passé cette nuit?
—Des choses bien tristes, dit Mimi, Rodolphe
m'aime toujours.
—Je le sais bien.
—Oui, vous avez voulu l'éloigner de
moi, je ne vous en veux pas, Marcel, vous aviez raison; je lui ai fait du mal à
ce pauvre garçon.
—Et vous, demanda Marcel, est-ce que vous l'aimez
encore?
—Ah! Si je l'aime, dit-elle en joignant les mains, c'est ce qui fait
mon tourment. Je suis bien changée, allez, mon pauvre ami, et il a fallu peu de
temps pour cela.
—Eh bien! Puisqu'il vous aime, que vous l'aimez, et que vous
ne pouvez pas vous passer l'un de l'autre, remettez-vous ensemble, et tâchez
donc d'y rester une bonne fois.
—C'est impossible, fit Mimi.
—Pourquoi?
demanda Marcel. Certainement il serait plus raisonnable que vous vous
quittassiez; mais pour ne plus vous revoir, il faudrait que vous fussiez à mille
lieues l'un de l'autre.
—Avant peu, je serai plus loin que ça.
—Hein, que
voulez-vous dire?
—N'en parlez pas à Rodolphe, cela lui ferait trop de
chagrin, je vais m'en aller pour toujours.
—Mais où?
—Tenez, mon pauvre
Marcel, dit Mimi en sanglotant, regardez. Et relevant un peu le drap de son lit,
elle montra à l'artiste ses épaules, son cou et ses bras.
—Ah! mon Dieu!
s'écria douloureusement Marcel, pauvre fille!
—N'est-ce pas, mon ami, que je
ne me trompe pas et que je vais mourir bientôt?
—Mais, comment êtes-vous
devenue ainsi en si peu de temps?
—Ah! répliqua Mimi, avec la vie que je mène
depuis deux mois, ce n'est pas étonnant: toutes les nuits passées à pleurer, les
jours à poser dans les ateliers sans feu, la mauvaise nourriture, le chagrin que
j'avais; et puis, vous ne savez pas tout: j'ai voulu m'empoisonner avec de l'eau
de javelle; on m'a sauvée, mais pas pour longtemps, vous voyez. Avec ça que je
n'ai jamais été bien portante; enfin, c'est ma faute: si j'étais restée
tranquille avec Rodolphe, je n'en serais pas là. Pauvre ami, voilà encore que je
lui retombe sur les bras, mais ça ne sera pas pour longtemps, la dernière robe
qu'il me donnera sera toute blanche, mon pauvre Marcel, et on m'enterrera avec.
Ah! si vous saviez comme je souffre de savoir que je vais mourir! Rodolphe sait
que je suis malade; il est resté plus d'une heure sans parler, hier, quand il a
vu mes bras et mes épaules si maigres; il ne reconnaissait plus sa Mimi,
hélas!... Mon miroir même ne me reconnaît plus. Ah! c'est égal, j'ai été jolie,
et il m'a bien aimée. Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle en cachant sa figure dans les
mains de Marcel, mon pauvre ami, je vais vous quitter et Rodolphe aussi. Ah! mon
Dieu! et les sanglots étranglèrent sa voix.
—Allons, Mimi, dit Marcel, ne
vous désolez pas, vous vous guérirez; il faut seulement beaucoup de soins et de
tranquillité.
—Ah! Non, fit Mimi, c'est bien fini, je le sens. Je n'ai plus
de forces; et quand je suis venue ici hier au soir, j'ai mis plus d'une heure à
monter l'escalier. Si j'avais trouvé une femme, c'est moi qui serais joliment
descendue par la fenêtre. Cependant il était libre, puisque nous n'étions plus
ensemble; mais, voyez-vous, Marcel, j'étais bien sûre qu'il m'aimait encore.
C'est pour ça, dit-elle en fondant en larmes, c'est pour ça que je ne voudrais
pas mourir tout de suite: mais c'est fini, tout à fait. Tenez, Marcel, faut
qu'il soit bien bon ce pauvre ami, pour m'avoir reçue après tout le mal que je
lui ai fait. Ah! Le bon Dieu n'est pas juste, puisqu'il ne me laisse pas
seulement le temps de faire oublier à Rodolphe le chagrin que je lui ai causé.
Il ne se doute pas de l'état où je suis. Je n'ai pas voulu qu'il se couchât à
côté de moi, voyez-vous, car il me semble que j'ai déjà les vers de la terre
après mon corps. Nous avons passé la nuit à pleurer et à parler d'autrefois. Ah!
comme c'est triste, mon ami, de voir derrière soi le bonheur auprès duquel on
est passé jadis sans le voir! J'ai du feu dans la poitrine; et quand je remue
mes membres, il me semble qu'ils vont se briser. Tenez, dit-elle à Marcel,
passez-moi donc ma robe. Je vais faire les cartes pour savoir si Rodolphe
apportera de l'argent. Je voudrais faire un bon déjeuner avec vous! Comme
autrefois, ça ne me ferait pas de mal; Dieu ne peut pas me rendre plus malade
que je ne le suis. Voyez, dit-elle à Marcel en montrant le jeu de cartes qu'elle
venait de couper, voilà du pique. C'est la couleur de la mort. Et voilà du
trèfle, ajouta-t-elle plus gaiement. Oui, nous aurons de l'argent.
Marcel ne
savait que dire devant le délire lucide de cette créature qui avait, comme elle
le disait, les vers du tombeau après elle!
Au bout d'une heure Rodolphe
rentra. Il était accompagné de Schaunard et de Gustave Colline. Le musicien
était en paletot d'été. Il avait vendu ses habits de drap pour prêter de
l'argent à Rodolphe, en apprenant que Mimi était malade. Colline, de son côté,
avait été vendre des livres. On aurait voulu lui acheter un bras ou une jambe,
qu'il y aurait consenti plutôt que de se défaire de ces chers bouquins. Mais
Schaunard lui avait fait observer qu'on ne pourrait rien faire de son bras ou de
sa jambe.
Mimi s'efforça de reprendre sa gaieté pour accueillir ses anciens
amis.
—Je ne suis plus méchante, leur dit-elle, et Rodolphe m'a pardonné.
S'il veut me garder avec lui, je mettrai des sabots et une marmotte, ça m'est
bien égal. Décidément la soie n'est pas bonne pour ma santé, ajouta-t-elle avec
un affreux sourire. Sur les observations de Marcel, Rodolphe avait envoyé
chercher un de ses amis, qui venait d'être reçu médecin. C'était le même qui
avait jadis soigné la petite Francine. Quand il arriva, on le laissa seul avec
Mimi.
Rodolphe, prévenu d'avance par Marcel, savait déjà le danger que
courait sa maîtresse. Lorsque le médecin eut consulté Mimi, il dit à
Rodolphe:
—Vous ne pouvez pas la garder. À moins d'un miracle elle est
perdue. Il faut l'envoyer à l'hôpital. Je vais vous donner une lettre pour la
pitié; j'y connais un interne, on prendra bien soin d'elle. Si elle atteint le
printemps, peut-être la tirerons-nous de là; mais si elle reste ici, dans huit
jours elle ne sera plus.
—Je n'oserai jamais lui proposer cela, dit
Rodolphe.
—Je le lui ai dit, moi, répondit le médecin, et elle y consent.
Demain je vous enverrai le bulletin d'admission à la pitié.
—Mon ami, dit
Mimi à Rodolphe, le médecin a raison, vous ne pourriez pas me soigner ici. À
l'hospice on me guérira peut-être; il faut m'y conduire. Ah! Vois-tu, j'ai tant
envie de vivre à présent, que je consentirais à finir mes jours une main dans le
feu, et l'autre dans la tienne. D'ailleurs tu viendras me voir. Il ne faudra pas
te faire de chagrin; je serai bien soignée, ce jeune homme me l'a dit. On donne
du poulet, à l'hôpital, et on fait du feu. Pendant que je me soignerai, tu
travailleras pour gagner de l'argent, et quand je serai guérie, je reviendrai
demeurer avec toi. J'ai beaucoup d'espérance maintenant. Je redeviendrai jolie
comme autrefois. J'ai déjà été malade dans le temps, quand je ne te connaissais
pas; on m'a sauvée. Pourtant je n'étais pas heureuse dans ce temps-là, j'aurais
bien dû mourir. Maintenant que je t'ai retrouvé et que nous pouvons être
heureux, on me sauvera encore, car je me défendrai joliment contre la maladie.
Je boirai toute les mauvaises choses qu'on me donnera, et si la mort me prend,
ce sera de force. Donne-moi le miroir, il me semble que j'ai des couleurs. Oui,
dit-elle en se regardant dans la glace, voilà déjà mon bon teint qui me revient;
et mes mains, vois, dit-elle, elles sont toujours bien gentilles; embrasse-les
encore une fois, ça ne sera pas la dernière, va, mon pauvre ami, dit-elle en
serrant Rodolphe par le cou et en lui noyant le visage dans ses cheveux
déroulés.
Avant de partir à l'hôpital, elle voulut que ses amis les bohèmes
restassent pour passer la soirée avec elle. Faites-moi rire, dit-elle, la gaieté
c'est ma santé. C'est ce bonnet de nuit de vicomte qui m'a rendue malade. Il
voulait m'apprendre l'orthographe, figurez-vous; qu'est-ce que vous voulez que
j'en fasse? Et ses amis donc, quelle société! Une vraie basse-cour, dont le
vicomte était le paon. Il marquait son linge lui-même. S'il se marie jamais, je
suis sûre que c'est lui qui fera les enfants.
Rien de plus navrant que la
gaieté quasi posthume de cette malheureuse fille. Tous les bohèmes faisaient de
pénibles efforts pour dissimuler leurs larmes et maintenir la conversation sur
le ton de plaisanterie où l'avait montée la pauvre enfant, pour laquelle la
destinée filait si vite le lin du dernier vêtement.
Le lendemain au matin,
Rodolphe reçut le bulletin de l'hôpital. Mimi ne pouvait pas se tenir sur ses
jambes; il fallut qu'on la descendit à la voiture. Pendant le trajet, elle
souffrit horriblement des cahots du fiacre. Au milieu de ces souffrances, la
dernière chose qui meurt chez les femmes, la coquetterie, survivait encore; deux
ou trois fois elle fit arrêter la voiture devant les magasins de nouveautés,
pour regarder les étalages.
En entrant dans la salle indiquée par son
bulletin, Mimi ressentit un grand coup au cœur; quelque chose lui dit
intérieurement que c'était entre ces murs lépreux et désolés que s'achèverait sa
vie. Elle employa tout ce qu'elle avait de volonté pour dissimuler l'impression
lugubre qui l'avait glacée.
Quand elle fut couchée dans le lit, elle embrassa
Rodolphe une dernière fois et lui dit adieu, en lui recommandant de venir la
voir le dimanche suivant, qui était jour d'entrée.
—Ça sent bien mauvais ici,
lui dit-elle, apporte-moi des fleurs, des violettes, il y en a encore.
—Oui,
dit Rodolphe, adieu, à dimanche. Et il tira sur elle les rideaux du lit. En
entendant sur le parquet les pas de son amant qui s'en allait, Mimi fut prise
soudainement d'un accès de fièvre presque délirante. Elle ouvrit brusquement les
rideaux, et, se penchant à demi hors du lit, elle s'écria d'une voix entrecoupée
de larmes:
—Rodolphe, r'emmène-moi! Je veux m'en aller! La religieuse
accourut à son cri et tâcha de la calmer.
—Oh! dit Mimi, je vais mourir
ici.
Le dimanche matin, qui était le jour où il devait aller voir Mimi,
Rodolphe se rappela qu'il lui avait promis des violettes. Par une superstition
poétique et amoureuse, il alla à pied, par un temps horrible, chercher les
fleurs que lui avait demandées son amie, dans ces bois d'Aulnay et de Fontenay,
où tant de fois il avait été avec elle. Cette nature si gaie, si joyeuse, sous
le soleil des beaux jours de juin et d'août, il la trouva morne et glacée.
Pendant deux heures il battit les buissons couverts de neige, souleva les
massifs et les bruyères avec un petit bâton, et finit par réunir quelques brins
de paillettes, justement dans une partie de bois qui avoisine l'étang du
Plessis, et dont ils faisaient tous les deux leur retraite favorite quand ils
venaient à la campagne.
En traversant le village de Châtillon pour retourner
à Paris, Rodolphe rencontra sur la place de l'église le cortége d'un baptême,
dans lequel il reconnut un de ses amis qui était parrain avec une artiste de
l'opéra.
—Que diable faites-vous par ici? demanda l'ami, très-surpris de voir
Rodolphe dans ce pays.
Le poëte lui conta ce qui lui arrivait.
Le jeune
homme, qui avait connu Mimi, fut très-attristé par ce récit, et, fouillant dans
sa poche, il tira un sac de bonbons du baptême, et le remit à
Rodolphe.
—Cette pauvre Mimi, vous lui donnerez ça de ma part, et vous lui
direz que j'irai la voir.
—Venez donc vite, si vous voulez arriver à temps,
lui dit Rodolphe en le quittant.
Quand Rodolphe arriva à l'hôpital, Mimi, qui
ne pouvait pas bouger, lui sauta au cou d'un regard.
—Ah! Voilà mes fleurs,
s'écria-t-elle avec le sourire du désir satisfait.
Rodolphe lui conta son
pèlerinage dans cette campagne qui avait été le paradis de leurs
amours.
—Chères fleurs, dit la pauvre fille en baisant les violettes. Les
bonbons la rendirent très-heureuse aussi. On ne m'a donc pas tout à fait
oubliée! Vous êtes bons, vous autres jeunes gens. Ah! Je les aime bien, tous tes
amis, va! dit-elle à Rodolphe.
Cette entrevue fut presque gaie. Schaunard et
Colline avaient rejoint Rodolphe. Il fallut que les infirmiers vinssent les
faire sortir, car ils avaient dépassé l'heure de la visite.
—Adieu, dit Mimi;
à jeudi, sans faute, et venez de bonne heure.
Le lendemain, en rentrant chez
lui le soir, Rodolphe reçut une lettre d'un élève en médecine, interne à
l'hôpital, et à qui il avait recommandé sa malade. La lettre ne contenait que
deux mots:
«Mon ami, j'ai une bien mauvaise nouvelle à vous apprendre: le
numéro 8 est mort. Ce matin, en passant dans la salle, j'ai trouvé le lit
vide.»
Rodolphe tomba sur une chaise et ne versa pas une larme. Quand Marcel
rentra le soir, il trouva son ami dans la même attitude abrutie; d'un geste, le
poëte lui montra la lettre.
—Pauvre fille! dit Marcel.
—C'est étrange, fit
Rodolphe, je ne sens rien là.
Est-ce que mon amour était mort en apprenant
que Mimi devait mourir?
—Qui sait! murmura le peintre.
La mort de Mimi
causa un grand deuil dans le cénacle de la Bohème.
Huit jours après, Rodolphe
rencontra dans la rue l'interne qui lui avait annoncé la mort de sa
maîtresse.
—Ah! Mon cher Rodolphe, dit celui-ci en courant au devant du
poëte, pardonnez-moi le mal que je vous ai fait avec mon étourderie.
—Que
voulez-vous dire? fit Rodolphe étonné.
—Comment, répliqua l'interne, vous ne
savez pas, vous ne l'avez pas revue!
—Qui? s'écria Rodolphe.
—Elle,
Mimi.
—Quoi, dit le poëte qui devint tout pâle.
—Je m'étais trompé. Quand
je vous ai écrit cette affreuse nouvelle, j'avais été victime d'une erreur; et
voici comment. J'étais resté absent de l'hôpital pendant deux jours. Quand j'y
suis revenu, en suivant la visite, j'ai trouvé le lit de votre femme vide. J'ai
demandé à la sœur où était la malade; elle m'a répondu qu'elle était morte dans
la nuit. Voici ce qui était arrivé. Pendant mon absence, Mimi avait été changée
de salle et de lit. Au numéro 8 qu'elle avait quitté, on avait mis une autre
femme qui mourut le même jour. C'est ce qui vous explique l'erreur dans laquelle
je suis tombé. Le lendemain du jour où je vous ai écrit, j'ai retrouvé Mimi dans
une salle voisine. Votre absence l'avait mise dans un état horrible; elle m'a
donné une lettre pour vous. Je l'ai portée à votre hôtel à l'instant
même.
—Ah! mon Dieu! s'écria Rodolphe, depuis que j'ai cru que Mimi était
morte, je ne suis pas rentré chez moi. J'ai couché à droite et à gauche chez mes
amis. Mimi est vivante! Ô mon Dieu! Que doit-elle penser de mon absence! Pauvre
fille! pauvre fille! comment est-elle? quand l'avez-vous vue?
—Avant-hier
matin, elle n'allait ni mieux ni plus mal; elle est très-inquiète et vous croit
malade.
—Conduisez-moi sur-le-champ à la pitié, dit Rodolphe, que je la
voie.
—Attendez-moi un instant, dit l'interne quand ils furent à la porte de
l'hôpital, je vais demander au directeur une permission pour vous faire
entrer.
Rodolphe attendit un quart d'heure sous le vestibule. Quand l'interne
revint vers lui, il lui prit la main et ne lui dit que ces mots:
—Mon ami,
supposez que la lettre que je vous ai écrite il y a huit jours, était
vraie.
—Quoi! dit Rodolphe en s'appuyant sur une borne, Mimi...
—Ce matin,
à quatre heures.
—Menez-moi à l'amphithéâtre, dit Rodolphe, que je la
voie.
—Elle n'y est plus, dit l'interne. En montrant au poëte un grand
fourgon qui se trouvait dans la cour, arrêté devant un pavillon, au-dessus
duquel on lisait: Amphithéâtre, il ajouta: Elle est là.
C'était, en effet, la
voiture dans laquelle on transporte dans la fosse commune les cadavres qui n'ont
pas été réclamés.
—Adieu, dit Rodolphe à l'interne.
—Voulez-vous que je
vous accompagne? Proposa celui-ci.
—Non, fit Rodolphe en s'en allant. J'ai
besoin d'être seul.
XXIII
LA JEUNESSE N'A QU'UN TEMPS
Un an
après la mort de Mimi, Rodolphe et Marcel, qui ne s'étaient pas quittés,
inauguraient par une fête leur entrée dans le monde officiel. Marcel, qui avait
enfin pénétré au salon, y avait exposé deux tableaux, dont l'un avait été acheté
par un riche anglais qui jadis avait été l'amant de Musette. Du produit de cette
vente et de celui d'une commande du gouvernement, Marcel avait en partie liquidé
les dettes de son passé. Il s'était meublé un logement convenable, et avait un
atelier sérieux.
Presque en même temps Schaunard et Rodolphe arrivaient
devant le public, qui fait la renommée et la fortune, l'un avec un album de
mélodies qui fut chanté dans tous les concerts, et qui commença sa réputation;
l'autre avec un livre qui occupa la critique pendant un mois. Quant à
Barbemuche, il avait depuis longtemps renoncé à la Bohème, Gustave Colline avait
hérité et fait un mariage avantageux, il donnait des soirées à musique et à
gâteaux.
Un soir Rodolphe, assis dans son fauteuil, les pieds sur son tapis,
vit entrer Marcel tout effaré.
—Tu ne sais pas ce qui vient de m'arriver?
dit-il.
—Non, répondit le poëte. Je sais que j'ai été chez toi, que tu y
étais parfaitement, et qu'on n'a pas voulu m'ouvrir.
—Je t'ai entendu, en
effet. Devine un peu avec qui j'étais.
—Que sais-je, moi.
—Avec Musette,
qui est tombée chez moi, hier soir, en débardeur.
—Musette! Tu as retrouvé
Musette? fit Rodolphe avec un accent de regret.
—Ne t'inquiète pas, il n'y a
pas eu de reprise d'hostilités; Musette est venue chez moi passer sa dernière
nuit de bohème.
—Comment?
—Elle se marie.
—Ah bah! s'écria Rodolphe.
Contre qui, seigneur?
—Contre un maître de poste qui était le tuteur de son
dernier amant, un drôle de corps, à ce qu'il paraît. Musette lui a dit: «Mon
cher monsieur, avant de vous donner définitivement ma main et d'entrer à la
mairie, je veux huit jours de liberté. J'ai mes affaires à arranger, et je veux
boire mon dernier verre de champagne, danser mon dernier quadrille, et embrasser
mon amant, Marcel, qui est un monsieur comme tout le monde, à ce qu'il paraît.
Et pendant huit jours, la chère créature m'a cherché. C'est comme ça qu'elle est
tombée chez moi hier soir, juste au moment où je pensais à elle. Ah! Mon ami,
nous avons passé une triste nuit en somme, ce n'était plus ça du tout, mais du
tout. Nous avions l'air d'une mauvaise copie d'un chef-d'œuvre. J'ai même fait à
propos de cette dernière séparation une petite complainte que je vais te
larmoyer, si tu permets; et Marcel se mit à fredonner les couplets
suivants:»
Hier, en voyant une hirondelle
Qui nous ramenait le
printemps,
Je me suis rappelé la belle
Qui m'aima quand elle eut
le temps
—Et pendant toute la journée,
Pensif, je suis resté
devant
Le vieil almanach de l'année
Où nous nous sommes aimés
tant.
—Non, ma jeunesse n'est pas morte,
Il n'est pas mort ton
souvenir;
Et si tu frappais à ma porte,
Mon cœur, Musette, irait
t'ouvrir.
Puisqu'à ton nom toujours il tremble,—
Muse de
l'infidélité,—
Reviens encor manger ensemble
Le pain béni de la
gaîté.
—Les meubles de notre chambrette,
Ces vieux amis de notre
amour,
Déjà prennent un air de fête
Au seul espoir de ton
retour.
Viens, tu reconnaîtras, ma chère,
Tous ceux qu'en deuil
mit ton départ.
Le petit lit-et le grand verre
Où tu buvais
souvent ma part.
Tu remettras la robe blanche
Dont tu te parais
autrefois,
Et comme autrefois, le dimanche,
Nous irons courir dans
les bois.
Assis le soir sous la tonnelle,
Nous boirons encor ce
vin clair
Où ta chanson mouillait son aile
Avant de s'envoler dans
l'air.
Musette qui s'est souvenue,
Le carnaval étant
fini,
Un beau matin est revenue,
Oiseau volage, à l'ancien
nid;
Mais en embrassant l'infidèle,
Mon cœur n'a plus senti
d'émoi,
Et Musette, qui n'est plus elle,
disait que je n'étais
plus moi.
Adieu, va-t'en, chère adorée,
Bien morte avec l'amour
dernier;
Notre jeunesse est enterrée
Au fond du vieux
calendrier.
Ce n'est plus qu'en fouillant la cendre
Des beaux
jours qu'il a contenus,
Qu'un souvenir pourra nous rendre
La clef
des paradis perdus.
—Eh bien, dit Marcel, quand il eut achevé, tu es
rassuré maintenant; mon amour pour Musette est bien trépassé, puisque les
vers-s'y mettent, ajouta-t-il ironiquement, en montrant le manuscrit de sa
chanson.
—Pauvre ami, dit Rodolphe, ton esprit se bat en duel avec ton cœur,
prends garde qu'il ne le tue!
—C'est déjà fait, répondit le peintre; nous
sommes finis, mon vieux, nous sommes morts et enterrés. La jeunesse n'a qu'un
temps! Où dînes-tu ce soir?
—Si tu veux, dit Rodolphe, nous irons dîner à
douze sous dans notre ancien restaurant de la rue du four, là où il y a des
assiettes en faïence de village, et où nous avions si faim quand nous avions
fini de manger.
—Ma foi, non, répliqua Marcel. Je veux bien consentir à
regarder le passé, mais ce sera au travers d'une bouteille de vrai vin, et assis
dans un bon fauteuil. Qu'est-ce que tu veux? Je suis un corrompu. Je n'aime plus
que ce qui est bon!
Wednesday, March 19, 2014
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